Au cours des cinq dernières années, l’industrie du cinéma indien a vu resurgir le héros mâle alpha.  Pourtant, le mouvement #MeToo né à Hollywood aurait pu faire évoluer les mentalités après son entrée en Inde dès 2018. Si, effectivement, certaines choses ont changé, est-ce suffisant ? Et dans quelle mesure ?

Indéniablement, l’industrie réalise de plus en plus de films à l’histoire centrée sur des femmes ou aux personnages féminins explorés en détail ; ces dernières ayant dépassé le statut d’accessoire au héros. Mais le problème est que le budget de ces films est minuscule comparé à celui des blockbusters. Ces films qui donnent la parole aux femmes ne sont pas uniquement diffusés sur les plateformes de vidéo à la demande sous prétexte qu’ils ne marcheront pas en salle, alors même qu’il existe des preuves du contraire.

Gangubai Kathiawadi, un film avec Alia Bhatt dans le premier rôle, a fait plus de 100 crores en salle (soit 1 milliard d’euros), ce qui prouve que les films féminins sont aussi viables et rentables que les autres.  Cependant, les films qui ont eu le plus de succès ces dernières années sont : La Légende de Baahubali  parties 1 et 2, RRR, Pushpa: The Rise, KGF, Bhool Bhulaiyaa 2, Suryavanshi, etc.

Le point commun entre ces films ? Les premiers rôles sont tous tenus par des hommes qui dépeignent une personnalité masculine hors du commun, et les femmes tiennent des seconds rôles sans aucune profondeur.

Une disparité qui ne se limite pas à l’écran, mais qui est tout aussi perceptible en coulisse. Les réalisateurs de ces films étant majoritairement des hommes, il n’est pas surprenant qu’ils créent des films destinés  aux hommes. L’ego masculin menacé est alors valorisé dans un monde de plus en plus féministe. Unique en son genre, le rapport O Womaniya! fait l’état des lieux de la participation des femmes dans tous les aspects de la réalisation (publié par Ormax Media, Film Companion et Amazon Prime Video Inde). Ce rapport publié pour la première fois en 2021 analyse 129 films réalisés en Inde dans différentes langues et régions du pays.

Un nouveau rapport ayant pour objet d’étude 150 films a été publié en 2022. Les conclusions de ce rapport sont ahurissantes.  Pour commencer, seulement 10 % des chefs de département sont des femmes, quel que soit le plateau de tournage.

Pour 150 films, on compte 750 chefs de département, dont seulement 75 femmes. De plus, pas un seul poste de chef de département des 34 films malayalam, kannada, marathi et penjabi n’a été occupé par une femme. Le problème ne se limite pas aux plateaux de tournage : on constate également un manque de représentation dans les postes de direction des agences de presse, avec seulement 10 % d’occupation féminine dans les 25 principales entreprises de divertissement et de médias du pays.

Sur les 150 films sélectionnés par le rapport O Womaniya!, seuls 55 % ont réussi le test de Bechdel. Le test de Bechdel est un test rudimentaire effectué pour évaluer la sensibilité au genre et l’égalité des genres d’un film. En essence, il examine si les personnages féminins partagent des scènes où les dialogues ne font aucune allusion aux hommes. Et force est de constater que, même au XXIe siècle, aucun film ne propose ce genre de scène en Inde.

Autre fait intéressant : les films sortis au cinéma ont obtenu de moins bons résultats au test de Bechdel que ceux diffusés sur les plateformes de vidéo à la demande.

En Inde, la sortie au cinéma reste un événement familial attendu avec impatience. Cela fait partie de la culture. Le cinéma a beaucoup de pouvoir et d’influence pour la société indienne. Le type de contenu diffusé au grand public est donc préoccupant. Chaque film doit être pensé selon ses répercussions sociétales. Et, compte tenu du niveau de vie précaire de la majorité de la population, il est évident que peu de personnes ont accès à un contenu international grâce aux plateformes de vidéo à la demande, et que le cinéma demeure le principal moyen de divertissement.

Les films ont également eu de mauvais résultats au Trailer Talk Time Test. Ce dernier analyse le pourcentage de temps de parole accordé aux personnages féminins dans la bande-annonce principale de chaque film, comparé aux personnages masculins. Le rapport indique que les femmes n’ont en moyenne que 25 % du temps de parole dans les bandes-annonces.

Aussi, la perception des films par le public n’est pas loin de ce qui se passe derrière la caméra. Le Geena Davis Institute on Gender and Media a publié une étude intitulée «Investigation on the impact of gender Representation in Indian Films» (étude de la représentation des genres et de ses effets dans les films indiens). Cette étude montre la volonté des médias de façonner la vie des femmes de façon significative. Les participants aux groupes de discussion s’accordent à dire que la manière dont les hommes et les femmes sont représentés au cinéma affecte la question du genre dans la société « Pour certains spectateurs, l’évolution de la représentation des femmes à l’écran les a aidés à se voir sous un nouveau jour. »

L’étude précise que « les participants adultes aux groupes de discussion ont constaté que les hommes avaient davantage tendance à jouer le rôle du héros que les femmes, et qu’ils étaient plus souvent représentés comme des professionnels ou en position de pouvoir. Ils ont également remarqué que les femmes jouaient principalement le second rôle. Des participants de tout âge ont affirmé aimer voir des personnages féminins effectuer une large variété d’actions, telles que s’occuper de leur famille, respecter leurs aînés, avoir une expérience professionnelle, venir en aide aux pauvres et aux démunis, et bien traiter les gens en général. »

Le rapport cite également une autre étude : « L’étude exclusive de J.Walter Thompson, “The Women’s Index”, qui met l’accent sur le pouvoir persuasif des films, non seulement en façonnant les aspirations professionnelles des femmes, mais aussi leurs décisions de vie. L’étude mondiale révèle que 58 % des femmes ont déclaré que voir des modèles féminins forts à l’écran les avait inspirées à être plus ambitieuses ou sûres d’elles. En outre, pour plus d’une femme sur dix en Inde, la seule influence des modèles féminins à l’écran leur a insufflé le courage de quitter une relation abusive. Pour un pays encore marqué par la violence contre les femmes, cette étude permet de souligner le pouvoir significatif et persuasif des films : ils ne font pas que vendre un produit, ils changent des vies. »

Et tout n’est pas perdu. L’heure est au changement avec, par exemple, l’augmentation du nombre d’actrices qui s’impliquent dans les processus de production et créent leurs propres compagnies. De grandes actrices comme Alia Bhatt, Deepika Padukone, Anushka Sharma, etc. ont ouvert leur propre maison de production. Enfin, plus les femmes accèdent aux postes de direction, plus on voit de femmes embauchées à tous les autres niveaux. Avec des femmes aux postes de décision, les plateaux et les lieux de travail sont plus sûrs et les opinions plus diverses. Mais les changements s’opèrent lentement. Il faut accélérer le processus. Cette résurgence de la masculinité toxique doit être immédiatement arrêtée.

Snigdha Jain