Les appels à la désobéissance civile en faveur du climat provenant de la communauté scientifique se multiplient. Des actions, parfois spectaculaires, font la une des médias. Une alliance inédite des scientifiques et des mouvements citoyens et écologistes montre que quelque chose de nouveau se passe. Comment faire pour que cette convergence ne soit un feu de paille sans lendemain ? La « désobéissance civile » revendiquée peut-elle être autre chose qu’un happening spectaculaire et ponctuel qui, en réalité, n’exerce qu’une faible pression sur le pouvoir politique ? À ces questions, nous allons tenter de répondre après avoir fait un petit état des lieux.

Le 20 février 2020, dans le journal Le Monde, 1 000 scientifiques de toutes disciplines lancent un appel à la désobéissance civile pour dénoncer l’inaction des gouvernements face à l’urgence écologique et climatique. Dans leur appel, les scientifiques estiment intolérable l’inertie des pouvoirs publics, « incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique ». Ils estiment que l’objectif de limiter le réchauffement sous les +1,5° est « désormais hors d’atteinte ». S’appuyant sur les conclusions des études préparatoires au prochain rapport du GIEC (2020), ils considèrent alors qu’un « réchauffement global de plus de 5°C ne peut plus être exclu si l’emballement actuel des émissions de gaz à effet de serre se poursuit ». Ils estiment que « notre gouvernement se rend complice de cette situation en négligeant le principe de précaution et en ne reconnaissant pas qu’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies est tout simplement une impasse ». Ils demandent aux responsables politiques de transformer de façon radicale notre modèle économique. En conséquence, ils appellent à participer aux actions de désobéissance civile organisées par les mouvements écologistes qu’ils soient historiques (Amis de la Terre, ATTAC, Confédération paysanne, Greenpeace…) ou plus récents (ANV COP21, Extinction Rebellion, Youth for climate…).

De cet appel, est né le collectif Scientifiques en rébellion qui est en lien avec le collectif international Scientist Rebellion. Ces dernières semaines, ce collectif s’est signalé par un certain nombre de tribunes et d’actions qui ont remis au-devant de la scène la « désobéissance civile ». Le 27 septembre dernier, les chercheurs Julia Steinberger, Kévin Jean et Jérôme Santolini expliquent dans Le Monde pourquoi la désobéissance civile est légitime sur un plan éthique et pragmatique. S’appuyant sur un article de la revue The Lancet, du 6 décembre 2019, « Les professionnels de santé devraient-ils participer à la désobéissance civile en réponse à l’urgence sanitaire du changement climatique ? », ils s’inscrivent en faux contre « un argument fréquemment opposé », à savoir qu’ « un certain principe de neutralité requerrait que les scientifiques s’abstiennent d’intervenir dans le débat public, au risque de menacer leur intégrité ». Cette neutralité commode des scientifiques, en vérité, ne peut que cautionner un « certain statu quo », ce qui va à l’encontre de leurs préconisations pour lutter contre le dérèglement climatiques. Les scientifiques ont bien aujourd’hui un devoir d’engagement au nom précisément des valeurs que leurs travaux défendent. Ils estiment que « des personnes jouissant d’un statut social et professionnel favorisé, comme c’est le cas pour les scientifiques » ont un devoir de « s’engager en première ligne pour le bien commun », malgré les risques encourus.

Le 13 octobre dernier, le collectif des Scientifiques en rébellion, publient une tribune : « Pourquoi nous menons des actions de désobéissance civile en tant que scientifiques ? » Ce texte veut exposer publiquement les débats et les questions que génère l’action de désobéissance civile de la part de scientifiques qui ne souhaitent pas « se défaire » de la déontologie qui les caractérise quand il s’agit de légitimer ou d’avoir recours à la désobéissance civile. Malheureusement, selon nous, ce texte manque son objectif. Certes, il présente les débats en cours sur l’évolution probable du réchauffement climatique et ses conséquences et sur ce qu’il faudrait faire immédiatement et à court terme : ainsi, l’accord de Paris (+1,5 °), en toute hypothèse, ne sera vraisemblablement pas respecté. Ainsi, en l’état, la politique menée « nous maintient sur une trajectoire menaçant clairement l’habitabilité de la planète ». Ainsi, les scientifiques ne sont pas pour autant des prescripteurs de politique publique ; les mesures à prendre nécessitent des débats publics et démocratiques, sur le modèle d’« assemblées représentatives des citoyen.nes par tirage au sort ». Mais le texte n’aborde à aucun moment les « débats » qui seraient en cours sur la désobéissance civile, ce qui était pourtant annoncé en introduction de l’article. Il se contente de rappeler que « tant que d’une manière ou d’une autre, les États n’auront pas pris des mesures permettant d’éviter un cataclysme climatique, nos actions de désobéissance civile seront légitimes ». À aucun moment, le texte ne précise le contenu des actions envisagées, et encore moins les objectifs prévus, ni la stratégie mise en œuvre.

Le 14 et 15 octobre dernier, des scientifiques organisent dans plusieurs villes de France des actions d’information du public et de « désobéissance civile ». À Nice, une « conférence-occupation festive et populaire sur le thème « Urgence climatique, inaction politique » s’est déroulée devant la Maison des Grands Projets de la Ville de Nice. Une banderole « Climat, biodiversité : écoutons les scientifiques » a été déployée. À Toulouse, dix scientifiques, soutenus par les militants d’ANV-COP21, ont perturbé un événement co-organisé par Toulouse Métropole et le journal La Tribune sur le thème « Toulouse Zéro Carbone ». Les scientifiques ont pris la parole avant la tenue d’une table ronde à laquelle participaient entre autres TotalÉnergies et l’élu responsable du PCAET (Plan Climat Air Énergie Territorial) de la ville. À Paris s’est tenue une « conférence sauvage » intitulée « Inaction climatique : défaite de la science » au village des sciences de Sorbonne Université à l’occasion de la Fête de la science 2022. À Montpellier, une autre « conférence sauvage » a eu lieu place de la Comédie avec la participation d’une quarantaine de scientifiques et une vingtaine de militants d’ANV-COP21-Alternatiba.

Toutes ces actions auxquelles des scientifiques participent, ce qui est une véritable nouveauté parfaitement positive, visent à alerter, interpeller, informer, sensibiliser. Indéniablement, elles font partie de l’arsenal des méthodes non-violentes pour créer l’événement, attirer les médias, et tenter de sensibiliser le grand public et les décideurs. Elles sont de la même veine, mais beaucoup plus pertinentes que celles des militant.e.s de Just Stop Oil qui ont récemment aspergé de soupe un tableau de Van Gogh à Londres. Il s’agit de chercher à provoquer par une action spectaculaire et médiatique des prises de conscience salutaires. L’alliance entre scientifiques et militant.e.s pour le climat, là aussi une nouveauté, doit cependant nous interroger sur les objectifs et les méthodes d’action choisis. C’est ici que nous voulons commencer à discuter des termes choisis par les scientifiques pour qualifier leurs actions de « désobéissance civile ». Nous souhaitons, sans polémique, souligner les insuffisances de ce type d’actions au regard des enjeux parfaitement énoncés dans les différents appels de scientifiques. Notre propos sera enfin de mettre en évidence la nécessité de mener de véritables campagnes de désobéissance civile qui soient des leviers de pression sur les autorités politiques.

Nous avions déjà souligné sur notre blog dans un article datant du 31 octobre 2019 certains abus de langage provenant des milieux activistes écologistes pour le climat à propos de la notion de « désobéissance civile ». L’expression est aujourd’hui de plus en plus employée, et le fait que les scientifiques s’approprient le concept pour leurs actions nous invite à nouveau à apporter quelques clarifications pour mieux souligner la pertinence de la désobéissance civile.

La désobéissance civile fait partie de la panoplie des méthodes non-violentes, mais en réalité elle en constitue « l’arme lourde » dans le cadre d’une stratégie collective d’action, nous dirons une « campagne d’action », avec un ou des objectifs parfaitement identifiés. Elle est un levier, non pas seulement pour sensibiliser et alerter, mais pour créer un réel rapport de force avec le pouvoir responsable d’une injustice caractérisée. Qualifier de « désobéissance civile » des actions, certes non-violentes et illégales, mais ponctuelles et spectaculaires en vue de créer du buzz, est de toute évidence un abus de langage qui révèle une méconnaissance des fondements et de la pratique de la désobéissance civile. Une action illégale et non-violente n’est pas en soi une action de désobéissance civile quand bien même la loi est enfreinte (ce qui reste parfois à démontrer) dans un but noble. Les actions que nous voyons dans les médias sont des actions directes non-violentes. Il ne s’agit pas ici de critiquer la pertinence de ces actions, mais d’en préciser la catégorisation et également leurs insuffisances.

Dans tous les textes des scientifiques que nous avons lus et cités, l’argumentaire ne souffre aucune contestation quant à la gravité de la situation que nous vivons. C’est précisément cette gravité conjuguée à l’inaction des pouvoirs institués qui constitue une réelle menace pour notre avenir commun. Elle nécessite effectivement une mobilisation citoyenne de la société civile afin, non plus d’interpeller les gouvernements (cela a été fait et refait), mais à les contraindre à changer de cap. La désobéissance civile, parfaitement légitimée par les scientifiques, ne doit pas s’inscrire pas dans des actions de témoignage ou d’alerte qui visent à convaincre (ce temps est dépassé), mais dans des actions de contrainte sur la base d’un rapport de force que seule peut créer la pression de la désobéissance civile de masse.

L’insuffisance des actions actuelles, c’est qu’elles ne se situent pas au niveau des enjeux réels. Si l’objectif est d’obliger les gouvernements à mettre en œuvre une politique de transformation du système économique productiviste basé sur « la croissance » et qui est source d’injustice climatique notamment pour les classes les plus défavorisées, alors il est essentiel de penser une stratégie d’action qui mobilise le plus grand nombre possible afin d’organiser une pression qui devienne politiquement insupportable pour le pouvoir.

Un petit détour historique pour mieux comprendre. En 1930, Gandhi mène depuis des décennies un combat non-violent pour l’indépendance de l’Inde. Il cherche une action susceptible de mobiliser les masses dans les villages et les villes, une action de désobéissance civile. Il choisit un objectif « clair, précis, limité et possible »1, l’abrogation de la taxe sur le sel que devaient payer les Indiens lorsqu’ils ramassaient du sel dans l’océan. À ce moment-là, ses amis du Congrès se moquent de lui, car il y a loin entre la taxe sur le sel et l’objectif de l’indépendance de l’Inde. Gandhi invite ses compatriotes à ramasser eux-mêmes le sel de l’océan, à l’utiliser, à le vendre, en se passant de toute autorisation de l’occupant britannique. Des centaines de milliers de personnes suivent son exemple après que Gandhi lui-même, à l’issue d’une marche mémorable de plus de trois cent kilomètres (la fameuse « marche du sel), a ramassé une poignée de sel et la brandit devant les caméras. Des milliers de personnes sont arrêtées dans les jours et les semaines qui suivent, simplement pour avoir ramassé un peu de sel en toute illégalité. Les prisons sont pleines de plus de 60 000 personnes. Mais la désobéissance civile continue. Le pouvoir est défait. Il ne lui reste plus qu’à négocier et à vider les prisons. Le compromis obtenu est une victoire partielle, mais la dynamique de cette action de masse l’inscrit dans le processus inéluctable de l’indépendance de l’Inde qui adviendra en août 1947.

La leçon de cette action exemplaire : La force est issue du nombre. Le nombre provient du fait que l’action est simple, à la portée de tous, mais hautement subversive. La contrainte exercée sur le pouvoir est réelle. Soit il laisse faire, et la désobéissance civile devient incontrôlable malgré les prisons pleines, soit il négocie et l’avantage est aux citoyens mobilisés. La victoire appelle la victoire. La plus petite des victoires appelle d’autres victoires. Il s’agit donc de penser une stratégie à moyen et long terme (même si le temps du climat est compté) afin d’atteindre par une mobilisation progressive des objectifs de plus en plus élevés, de plus en plus contraignants pour l’État coupable d’inaction climatique.

Il faut souligner un autre aspect de la désobéissance civile, quasiment absent des débats d’aujourd’hui. L’action de non-coopération et de désobéissance doit se conjuguer avec une action constructive et positive, ce que Gandhi appelait le « programme constructif ». Il ne s’agit pas seulement de désobéir à une loi, un décret injuste, mais il s’agit de construire, dès le présent, une alternative qui montre la faisabilité du projet mis en avant. Dans le même temps où Gandhi organise le boycott des vêtements importés d’Angleterre, il organise dans chaque village la confection, par les Indiens eux-mêmes, de leurs propres vêtements. L’autonomie se construisait durant la lutte sans attendre le départ des Britanniques.

C’est pourquoi il est urgent aujourd’hui de dépasser le niveau des actions spectaculaires, ponctuelles et parfois sans lendemain. L’alliance des scientifiques et des mouvements citoyens pour le climat doit pouvoir permettre de penser une véritable campagne de désobéissance civile offrant la possibilité au plus grand nombre de citoyens d’entrer dans l’action. La campagne doit permettre à la majorité d’entre eux de soutenir cette action s’ils n’y participent pas (désobéir comporte toujours un risque qu’il ne faut pas sous-évaluer) et de ce fait, de constituer une force de pression irrésistible sur le pouvoir politique.

Il nous faut donc, par la discussion collective, dans les prochaines semaines, trouver le « sel » de la campagne à construire. C’est-à-dire le levier susceptible de mobiliser largement et de faire basculer le système afin d’instaurer les mesures d’urgence que la plupart des scientifiques ne cessent d’appeler de leurs vœux. En vain aujourd’hui. Le temps des actions « coups de poing » est révolu. Il est temps de mettre à niveau la mobilisation au regard des enjeux dramatiques qui sont largement connus de tous. La radicalité se mesurera non pas au nombre d’actions spectaculaires, mais à notre capacité à exercer un rapport de force (non-violent) qui contraigne le pouvoir à changer de cap, mais aussi très certainement à notre capacité à imposer dans les faits ce changement de cap.

1Terminologie de Jean-Marie Muller, Le dictionnaire de la non-violence, Ed. Du Relié, 2005.

L’article original est accessible ici