Par Alberto Tena 

On pourrait croire que les arguments féministes en faveur du revenu de base sont apparus ces dernières années, dans le feu de la dernière vague de mobilisation sociale. En réalité, enfouie sous une longue liste d’illustres penseurs masculins, il existe une longue histoire de la formulation des propositions de revenu de base qui est intimement liée à l’histoire des luttes féministes et des femmes.

Les droits des enfants, publié en 1797, est l’un des premiers textes modernes dont on peut dire qu’il décrit une idée de ce que nous appelons aujourd’hui un revenu de base universel. Là, par la bouche d’une paysanne, le militant radical enseignant et libraire Thomas Spence, veut nous convaincre de l’idée qu’il est souhaitable que les institutions collectives s’attachent à distribuer un revenu hebdomadaire universel. Le pamphlet relate une vive dispute entre une femme et un propriétaire terrien. La femme porte-parole revendique le droit de tout être humain à obtenir les fruits de la terre qu’elle habite, en suffisance pour nourrir les nouveau-nés qu’elle voit mourir de faim.  « Et puisque nous avons trouvé nos maris, pour leur plus grande honte, terriblement négligents et déficients dans la défense de leurs propres droits, ainsi que de ceux de leurs femmes et de leurs enfants, nous, les femmes, avons l’intention de nous mettre à notre compte, et nous verrons si l’un de nos maris ose y mettre un obstacle. Ils trouveront donc l’affaire beaucoup plus sérieusement et efficacement gérée entre nos mains qu’elle ne l’a été jusqu’à présent. » (Spence, 1797, 82)

Parmi toutes les entreprises qui doivent être gérées collectivement, il y a un revenu hebdomadaire pour toute la communauté. La terre, sans laquelle la reproduction de la vie est impossible, avait été donnée par Dieu de manière égale à toute la population, puis volée ensuite par les privatisations des grands propriétaires terriens. Le revenu de base était une façon de distribuer ses fruits comme un droit universel.

Bien que l’écrivain soit un homme, et la protagoniste une femme, cela a parfois été attribué uniquement à sa célèbre imagination littéraire, la vérité est que c’est entièrement imputable à son contexte. Les arguments que nous lisons dans ce pamphlet ne sont sûrement pas l’invention de Spence, mais la reproduction de nombreux discours circulant à son époque. Tout au long du 18e siècle, les femmes ont joué un rôle clé dans les célèbres « émeutes de la faim » qui ont eu lieu dans tout le Royaume-Uni. Dans le dernier quart du siècle, dans le contexte du long processus d’« enclosure des terres » et des débuts de la révolution industrielle, l’hiver rigoureux de 1794-1795 avait précipité une crise alimentaire qui couvait depuis un certain temps. Stimulée sans doute par l’atmosphère révolutionnaire de l’autre côté du détroit, une série d’émeutes éclate dans tout le pays en 1795, popularisées par les historiens marxistes Barbara Hammond et John Lawrence Hammond (1912) sous le nom de « révolte des ménagères ». Des révoltes, avec une présence fondamentale des femmes qui avaient réagi aux pénuries alimentaires en saisissant et en redistribuant les stocks disponibles de pain et de céréales.

Tout au long de la période de transition vers le capitalisme, du 16e au 19e siècle en Grande-Bretagne, les femmes, en tant que membres des communautés, ont toujours constitué une part importante de ce genre de révoltes. Seul le développement ultérieur du capitalisme industriel a déplacé le centre de gravité de la protestation de l’achat de nourriture sur le marché vers des demandes de meilleures conditions de travail dans les mines et les usines, ce qui a conduit au développement plus important d’un protagonisme exclusivement masculin. Jusqu’alors, des processus tels que l’enclosure des terres et l’imposition du marché libre ont eu des effets directs sur la vie des femmes également, et celles-ci ont joué un rôle important et parfois prépondérant dans les révoltes visant à garantir l’approvisionnement, la qualité et le coût adéquat des aliments.

Bien que ce que nous appelons aujourd’hui la division sexuelle du travail ait été prédominante, la valorisation sociale des deux sphères était encore beaucoup plus équilibrée. L’importance de l’économie domestique, y compris le rôle des femmes dans la formation de ce que nous appelons aujourd’hui « l’opinion publique » dans les relations sociales communautaires, signifiaient qu’elles étaient les mieux placées pour mobiliser, planifier et diriger les émeutes contre les prix élevés ou la distribution inéquitable. Le fait que la femme protagoniste dans Les droits des enfants propose parmi ses arguments ce que nous lisons aujourd’hui comme un revenu de base, n’est que le reflet de tout cela.

Un deuxième moment charnière dans l’histoire du Revenu de Base, également peu connu, est la publication au 20e siècle de Something to Look Forward To (1943) de Juliet Rhys-Williams. Rhys-Williams était une militante du parti libéral britannique et une figure de proue du mouvement pour la maternité et le bien-être des enfants. Dans les années 1930, elle avait travaillé sur plusieurs programmes expérimentaux d’aides alimentaires aux femmes enceintes dans les zones les plus pauvres du sud du Pays de Galles. La frustration suscitée par le fonctionnement de ces aides et par le système de prestations sous condition de ressources dans son ensemble, l’a amenée, au début des années 1940 à travailler sur une proposition de revenu universel garanti. Rhys-Williams estimait que les allocations de chômage offraient un revenu inadéquat aux chômeurs, tout en les empêchant de prendre un emploi à temps partiel ou occasionnel en leur retirant leur allocation.  La solution consistait à abandonner cette « drôle de convention » selon laquelle l’État seul devait fournir une aide matérielle aux chômeurs et aux personnes âgées, et à la « remplacer par le principe démocratique selon lequel l’État doit précisément les mêmes avantages à tous les citoyens et, par conséquent, verser les mêmes prestations aux travailleurs et aux personnes en bonne santé qu’aux oisifs et aux malades ». Rhys-Williams a non seulement forcé les fonctionnaires du Trésor à examiner la faisabilité d’une proposition de revenu de base par le biais d’un impôt négatif sur le revenu, mais elle est aussi devenue le principal point de référence pour les économistes travaillant sur la question pendant des décennies, comme James Meade ou Tony Atkinson.

Comme l’a récemment montré Alyssa Battistoni (2021), un autre moment clé de cette histoire est le lien entre l’idée du revenu de base et les mouvements de défense des droits sociaux aux États-Unis dans les années 1960 et 1970. L’une des organisations qui ont le plus clairement inscrit une proposition de revenu de base à leur ordre du jour est l’Organisation Nationale des Droits Sociaux (NWRO). Bien que la NWRO se considérait comme faisant partie des mouvements pour les droits des pauvres, plutôt que du mouvement féministe qui se développait simultanément, en réalité, la grande majorité de ses membres étaient des femmes afro-américaines pauvres, qui ne se sentaient généralement pas concernées par le mouvement féministe blanc de la classe moyenne. Malgré cela, leurs diagnostics du travail domestique, des structures familiales et des fondements de la liberté et de l’indépendance des femmes ont coïncidé avec les féministes socialistes et les féministes noires, et ont fait partie des campagnes pour une « rémunération du travail domestique » dans les années 1970. La NWRO a clairement souligné comment la division sexuelle du travail condamnait les femmes à un niveau de dépendance et de précarité beaucoup plus élevé, et a vu dans la proposition d’un revenu universel garanti une manière de reconnaître le travail non rémunéré des femmes.

Le modèle de liberté que ces femmes avaient à l’esprit n’était pas le surfeur de Malibu dont on parle tant quand on évoque le revenu de base, mais la mère afro-américaine soumise à la domination masculine au sein du foyer et disposant de peu d’options pour un travail décent au-dehors. Pour une partie du mouvement en faveur des droits sociaux, les propositions de revenu de base devaient fonctionner comme un « salaire pour les familles noires ». Selon eux, l’une des sources de la pauvreté des femmes était que l’économie d’après-guerre et son État-providence ne reconnaissaient pas le travail non rémunéré des femmes comme productif, ce qui signifiait qu’elles étaient pauvres même si elles travaillaient. Elles n’étaient ni des profiteuses ni des parasites, au contraire, elles accomplissaient un travail crucial qui n’était ni reconnu ni récompensé. Un revenu universellement garanti pourrait être utilisé pour financer ce travail. Si elles ont critiqué le paternalisme étatique, elles ne l’ont pas fait dans le but de saper complètement l’État, mais pour le pousser vers des formes plus universelles et inconditionnelles de prestations publiques.

Ces trois moments ne sont qu’un exemple de la raison pour laquelle un regard plus large sur l’histoire de l’idée du revenu de base doit passer par l’histoire des luttes des femmes. Bien que pour beaucoup l’idée du revenu de base soit une idée nouvelle, typique des contextes de désindustrialisation du centre de l’Europe dans les années 80, la vérité est qu’elle a un passé qui peut être retracé et raconté, et qui nous oblige à élargir le regard sur son sens politique. L’idée que nous devons garantir les revenus des personnes dans le cadre du droit à la vie et de la distribution équitable des richesses créée collectivement, fait également partie de la longue histoire des revendications et des luttes des femmes et des féministes.

 

Références

Spence, T. (1797) “Los derechos de los infantes” en Tena Camporesi, A. Los orígenes revolucionarios de la renta básica, pp. 67-98. Postmetrópolis editorial.

Hammond, J. L. ; Hammond, Barbara (1912). The Village Labourer 1760-1832. Longhman Green & Co.

Rhys-Williams, L. J. (1943). Something to look forward to: A suggestion for a new social contract. Macdonald.

Battistoni, A. (2021). “The Other Side of Abundance : Feminist and Ecological Arguments for Guaranteed Income in the United States, c. 1960–1980”. In Universal Basic Income in Historical Perspective (pp. 89-117). Palgrave Macmillan, Cham.

 

L’auteur

Alberto Tena est doctorant à l’UAM Cuajimalpa à Mexico, où il effectue des recherches sur l’histoire intellectuelle du revenu de base universel.

 

Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet

L’article original est accessible ici