Interview de Vincent Hugeux par Olivier Flumian

Pendant plusieurs décennies le nom de la Libye fut immanquablement lié à celui de son dirigeant, Muammar Kadhafi. Adossé à ses immenses ressources pétrolières, le dirigeant libyen multipliait les interventions multiformes sur la scène internationale : tentative de fusion avec certains de ses voisins arabes, soutien à divers mouvements terroristes sur tous les continents, financements de nombreux projets en Afrique, etc. Ses relations avec l’Occident furent fluctuantes mais souvent tendues puisque le pays connut un embargo pendant une dizaine d’années avant de rentrer en grâce.

Le régime libyen s’effondrait pourtant au cours de l’année 2011 après que Kadhafi eut dirigé son pays pendant 42 ans.

Pour mieux comprendre cette histoire tumultueuse, Pressenza interroge Vincent Hugeux, journaliste indépendant, grand reporter au service International du magazine L’Express de 1990 à 2020, spécialiste de l’Afrique et auteur d’une biographie du dirigeant libyen dont la version Poche est parue en mars dernier aux éditions Tempus/Perrin.

Voir aussi :

La Libye de Kadhafi de l’apogée à la chute 1969-2011 – Partie I

La Libye de Kadhafi 1969 – 2011 : de l’apogée à la chute – Partie II

– Entre 1973 et 1987, Kadhafi s’est régulièrement confronté politiquement et militairement avec la France au Tchad. Quels étaient ses relations avec ce qu’il est convenu d’appeler la « Françafrique  » ?

Sous Pompidou, héritier de la « politique arabe » voulu par Charles de Gaulle, les relations bilatérales étaient comme on l’a vu cordiales, d’autant que Kadhafi, désireux de diversifier ses sources d’approvisionnement en équipements militaires, était un « bon client », friand notamment de Mirage F1 de la maison Dassault et de missiles made in France. Le climat vire à l’orage au temps de Giscard. Avant même que la tragédie du DC10 d’UTA ne l’empoisonne, l’enjeu du septentrion tchadien constituait une aigre pomme de discorde. Paris juge intolérables les prétentions territoriales du Guide, fondées à l’entendre sur une forme de continuité tribale entre le sud de son pays et la bande d’Aouzou, de même que le soutien massif qu’il fournit à telle ou telle rébellion hostile aux autorités de N’Djamena. Autre facteur de crispation, le prosélytisme anti-impérialiste de la Jamahiriya, dont l’écho inquiète les piliers du « pré carré » francophone, tels l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny ou le Sénégalais Léopold Sedar Senghor. Aux yeux de Kadhafi, ces leaders ne sont que les valets du néocolonialisme à la française. De même, comme je le raconte dans un essai paru au printemps chez Perrin -« Tyrans d’Afrique, Les mystères du despotisme postcolonial »-, il ne fait aucun doute que le flirt appuyé entre la Libye et « l’Empire centrafricain » aura précipité l’éviction par la France de Sa Majesté Impériale Bokassa 1er. François Mitterrand, lui, tente de convaincre Kadhafi, auprès duquel il dépêche à plusieurs reprises son ami Roland Dumas, de renoncer à son dessein. Il ira jusqu’à le rencontrer en Crète. Mais ce tête-à-tête controversé n’aboutit à rien. En 1986, l’enkystement du litige tchadien conduit l’homme de Jarnac à ordonner le déploiement du dispositif Épervier. Déjà, quatre ans plus tôt, Paris avait activement contribué à l’accession au pouvoir du rebelle tchadien Hissène Habré, perçu comme le plus résolu à contenir les visée hégémoniques de Tripoli. Quitte à fermer ensuite les yeux sur les abjectes exactions de son appareil policier.

– Accusé de soutenir le terrorisme, la Libye a été sous embargo onusien entre 1992 et 2003. Quel effet cela a-t-il eu sur l’économie et la population ?

L’histoire contemporaine nous enseigne que, sauf exception, l’arme de l’embargo tend à accabler les populations civiles sans nécessairement ébranler le régime ciblé. Comme tous les despotes ainsi visés, Kadhafi tentera d’en amoindrir l’impact en flattant la fibre patriotique des siens et en intensifiant ses diatribes anti-américaines. Mais nul ne conteste que l’embargo, en tarissant le flux de devises garanti par les exportations pétrolières, aura fragilisé la Jamahiriya. Dès lors, Kadhafi doit transiger, renoncer à sa chimère -la fusion du socialisme et de l’islam en un système politique inédit- et, par exemple, réhabiliter le commerce privé, longtemps proscrit.

– Après la levée des sanctions onusiennes en 2003, le pays et son dirigeant ont vite retrouvé une place sur la scène internationale. Comment expliquer ce redressement ?

D’abord par les besoins en énergie du monde industrialisé. La Libye recèle des réserves colossales d’un or noir de haute qualité, mais aussi des gisements gaziers d’envergure. Le retour de la Jamahiriya dans le très cacophonique « concert des nations » avait entre autres pour vocation d’élargir l’offre mondiale de brut, donc de contribuer à une baisse significative et durable des cours. Autre clé, le renoncement explicite et solennel de Tripoli à toute activité de nature terroriste. Sur ce registre, le Guide libyen donne des gages, comme évoqué antérieurement. Dans le combat engagé à l’échelle planétaire contre le fléau djihadiste, il passe pour un allié précieux. La levée des sanctions onusiennes était d’ailleurs subordonnée à ce changement de cap et à la conclusion des accords d’indemnisation déjà mentionnés. Dans le dossier de l’attentat de Lockerbie, Kadhafi consentira également à livrer deux des agents de ses services ; lesquels seront traduits devant un tribunal écossais ad hoc, délocalisé aux Pays-Bas, et condamnés. N’oublions pas, enfin, le potentiel d’investissements phénoménal que fournissent les pétrodollars libyens. Via des fonds étroitement contrôlés par le pouvoir, la Jamahiriya entre dans le capital de prestigieuses sociétés européennes, à commencer par Ferrari en Italie.

– Le 15 février 2011 des manifestations éclataient dans la ville de Benghazi et se transformaient vite en soulèvement. Quel était l’origine de ce soulèvement ?

Muammar Kadhafi était persuadé que son pays échapperait au grand vent des « printemps arabes ». Quiconque lit ou visionne les nombreuses interviews accordées à l’époque découvre un Guide, déconnecté, « shooté » au déni. Pour lui, il est inconcevable que cette insurrection gagne la Libye. « Mon peuple m’aime », martèle-t-il en boucle. Funeste erreur de jugement. La jeunesse libyenne suit de près ce qui se joue dans les pays voisins, à commencer par la Tunisie et l’Égypte. C’est à Benghazi, la métropole portuaire de l’Est, que jaillit l’étincelle. Le 15 février 2011, les garde-chiourmes de la Direction de la sécurité intérieure -la police politique- interpellent le jeune avocat Fathi Terbil, connu pour ses engagements sur le front des droits de l’Homme, saccagent son logement et malmènent sa mère. Aussitôt, les familles des victimes d’un épouvantable carnage perpétré en 1996 à la prison d’Abou Slim, que défend Me Terbil, se regroupent devant le siège de la police et le tribunal. Des avocats, des magistrats, des étudiants se joignent à elles. Le surlendemain, un rassemblement protestataire sera maté dans le sang.

– Bien que depuis 2003 le régime fut en bons termes avec les pays occidentaux ( Italie, Grande-Bretagne, France, États-Unis ), ces derniers se retournaient contre lui et appuyaient l’opposition.  Pourquoi les pays occidentaux l’ont-ils subitement abandonné ?

Le motif invoqué alors -prévenir un « bain de sang » à Benghazi- n’explique pas tout. Plusieurs facteurs éclairent ce « lâchage ». Surpris par la vigueur de la vague protestataire dans le monde arabe, les pays européens que vous citez souhaitaient se démarquer d’un régime honni et faire oublier l’empressement mis hier à normaliser les relations avec la Jamahiriya. Empressement intéressé bien entendu. Ce constat vaut singulièrement pour la France de Nicolas Sarkozy. Le successeur de Jacques Chirac traînera comme un boulet sa « romance » avec le Guide bientôt déchu. Qu’on se souvienne de son escale théâtrale à Tripoli, en juillet 2007, soit quelques semaines après son investiture. Lui et son épouse d’alors, Cécilia, avaient raflé les lauriers de la libération de cinq infirmières bulgares et d’un médecin palestiniens injustement accusés d’avoir inoculé le virus du Sida à plusieurs centaines d’enfants soignés à l’hôpital pédiatrique de Benghazi. Qu’on se souvienne aussi du calamiteux « match retour » : l’interminable visite à Paris, en décembre de la même année, d’un Kadhafi dont les caprices et les foucades avaient mis la Sarkozie sur les charbons ardents. L’occasion, au passage, de signer des contrats mirifiques dont quasiment aucun ne sera honoré. Le Guide libyen ayant de nouveau revêtu le costume du paria universel, il faut en finir. Muammar ou comment s’en débarrasser… Sarkozy et les siens ont-ils aussi voulu effacer ainsi toute trace d’un financement libyen de la campagne électorale de 2007 ? Un faisceau troublant d’indices concordants le suggère. Même s’il manque toujours à ce stade une preuve irréfutable de l’implication personnelle de l’ancien maire de Neuilly-sur-Seine. Une certitude : c’est avec une hâte imprudente et un rien suspecte que Paris reconnaît, sous l’impulsion de Bernard-Henri Lévy, le Conseil national de transition instauré à Benghazi, berceau du soulèvement.

– Alors que le pays plongeait dans la guerre civile et que les forces loyalistes semblaient l’emporter, une résolution votée le 17 mars par les Nations unies autorisait la création d’une zone d’exclusion aérienne pour protéger les populations civiles, résolution vite outrepassée par l’OTAN. N’y avait-il pas d’autre issue au renversement violent de Kadhafi ?

Mieux vaut se garder de céder aux sirènes du révisionnisme instantané et de l’anachronisme. Il est tentant, mais stérile à mon sens, de juger hier à la lumière des éléments d’analyse accessibles aujourd’hui. Plusieurs médiations, anéanties par le déclenchement de l’offensive de l’alliance anti-Kadhafi et les raids aériens franco-américano-britanniques, avaient été entreprises. Notamment celle de l’Union africaine, confiée au Sud-Africain Jacob Zuma. Le chef de l’État sénégalais de l’époque, Abdoulaye Wade, avait lui aussi tenté de convaincre son « frère » Muammar de s’effacer. En vain. Dans ma biographie, je dévoile le verbatim d’un long échange téléphonique entre les deux hommes. Le scénario alternatif se heurte à cette imparable évidence : jamais l’ex-disciple de Nasser n’aurait accepté de finir sa vie dans un exil jugé infamant, si doré eut-il été. On n’évince pas en douceur un tyran qui a adossé son pouvoir quatre décennies durant à la coercition et à la brutalité. Le chaos dans lequel végète le pays depuis la chute de la maison Kadhafi ne devrait pas nous inciter à minorer les crimes du régime et de celui qui l’incarnait. De mon point de vue, la faute inexpiable de la coalition occidentale, Nicolas Sarkozy en tête, réside moins dans le fait d’avoir détrôné un autocrate en perdition, que de n’avoir ni pensé ni préparé l’après-Kadhafi. Au risque d’ouvrir l’abîme dans lequel le pays, paradis des milices rivales et du mercenariat, théâtre de la proxy war -guerre par procuration- que se livrent notamment la Turquie et la Russie, se débat aujourd’hui.