Par Carolina Bracco,  pour  LATFEM, journalisme féministe

Le pouvoir du féminisme en tant que sujet politique, dont la lutte pour le sens est aussi une lutte pour le pouvoir, devient évident lorsque certaines stratégies ont un impact sur des territoires que nous croyons distants et étrangers. Au Koweït, les luttes pour donner une visibilité aux violences sexistes et pour prendre la parole dans les médias sont puissantes et organisées, certaines de ses référentes prennent  « Ni Una Menos » (ndt : pas une de moins) comme un mouvement  venu provoquer des transformations dans le monde entier.

Nommer, énoncer, écrire, se retrouver dans l’étreinte de la parole est un processus personnel, collectif, qui transforme nos sociétés en Amérique latine et au Moyen-Orient. La construction d’un récit qui érode la légitimité de ceux qui se sont imposés à nos corps est une tâche qui requiert non seulement la construction d’une conscience féministe, mais aussi du courage et des outils d’autoprotection. L’un des plus grands défis que nous rencontrons dans les deux régions est que les féministes doivent lutter pour mettre le genre et la sexualité au centre du débat et que les secteurs conservateurs de droite mettent également ces questions au centre de leurs discussions afin de nous attaquer. Et cela, malgré les différences culturelles et linguistiques, se manifeste par des discours et des politiques similaires. Si l’avancée contre l’activisme et la pratique professionnelle d’une conscience féministe s’organise et se structure à un niveau transnational, il devient urgent d’apprendre à connaître, à dialoguer et à construire des ponts avec nos consœurs d’autres régions.

Le premier obstacle à cela, outre la barrière de la langue, est l’impératif colonial et ses stéréotypes racistes. De nombreux secteurs du féminisme latino-américain ont tendance à penser que la vie des femmes arabes est surdéterminée par la religion et la culture, et que leur situation inégale est donc le produit d’une sorte de passivité millénaire. C’est peut-être pour cela qu’ils hésitent à croire que dans cette région, il existe des féministes qui mènent les mêmes combats que nous. Et l’un d’eux est de gagner la parole pour dire ce qui ne veut pas être entendu, ce qui a été passé sous silence et qu’on a voulu embellir : nos mortes.

Ce qui n’est pas dit n’existe pas ?

L’un des points communs que nous avons trouvé dans les deux régions est l’augmentation des féminicides et la formulation de revendications autour des cas de témoins. En Argentine, la gravité de la violence sexiste structurelle s’est cristallisée dans le mouvement Ni Una Menos après les fémicides de Daiana García et Chiara Páez. Il est certain que beaucoup d’entre nous qui se sont manifestées le 3 juin 2015 étaient encore incapables de mesurer jusqu’à quel point la violence était présente dans nos vies. Nous avons senti qu’un fil invisible reliait notre expérience de femmes, de travestis, de transsexuels, de lesbiennes, aux fémicides : Ce jour-là, beaucoup d’entre nous l’ont vu pour la première fois. Nous avons pu lui donner un sens, mettre des mots sur tout ce que nous avions vécu jusque-là, nous reconnaître dans le féminisme et comprendre que c’était l’unique voie de libération.

Pendant longtemps, le féminisme a été un gros mot, et l’est encore dans certaines parties du Moyen-Orient, mais pas pour les raisons que nous imaginons.

Sous prétexte de libérer les femmes, des pays comme l’Afghanistan et l’Iraq ont été envahis, avec les destructions et l’augmentation sidérale de la violence de genre qui en ont résulté. C’est pourquoi, dans la région, on se méfie du mot « féminisme », considéré comme un cheval de Troie de l’impérialisme, et de l’attitude paternaliste et raciste que le féminisme occidental a toujours eue à l’égard des femmes musulmanes. De plus, la droite occidentale raciste est toujours avide de diffuser des critiques de la région et de l’Islam qui alimentent ses préjugés et ses politiques discriminatoires, de sorte que le combat des féministes – qu’elles se nomment ainsi ou non – est mené sur plusieurs fronts à la fois.

Bien que l’Argentine apparaisse comme le pays de la région ayant le plus progressé, notamment en termes de législation, comme la loi sur l’équité dans les médias, qui prévoit l’intégration de la dimension de genre et la formation de tous les travailleurs, même la législation n’est pas suffisante, ni la situation dans le reste de la région n’est homogène. Dans une série d’interviews réalisées par la Défense publique dans le cadre du 25e anniversaire de la Déclaration et de la Plate-forme d’action de Pékin (ONU) en septembre dernier, des journalistes et des leaders féministes de différents pays d’Amérique latine ont exprimé leur préoccupation face à la permanence des stéréotypes de genre, à la violence symbolique exercée par les médias et à la nécessité de faire progresser les politiques publiques dans une perspective de genre.

Au Moyen-Orient, la tradition antidémocratique rend l’accès aux médias publics difficile, non seulement pour les féministes mais aussi pour tout récit qui s’oppose au discours officiel, de sorte que la seule possibilité est de le faire à partir de médias indépendants. Au Liban, par exemple, on peut trouver des publications féministes telles que Kohl, sur le genre et la sexualité, qui rassemble des textes de militants, d’universitaires et de chercheurs de la région qui cherche à défier les préjugés orientalistes, et à promouvoir un savoir indépendant en libre accès. En Égypte, le très populaire Mada Masr*, a non seulement une perspective de genre dans sa ligne éditoriale mais aussi de nombreux contributeurs et articles d’intérêt sur le sujet, tout comme Daraj.**

*Mada Masr : media indépendant

** Daraj : site Libanais d’information alternatif

Ce sont là certains médias qui construisent une contre-narration en liaison avec les activismes féministes dans la région et ce sont eux qui ont commencé à remettre en question l’utilisation faite de certaines coutumes supposées, telles que la protection de l’honneur, qui justifient que les crimes contre les femmes non seulement restent impunis, mais soient également légitimés.

Maudit soit ton honneur

De même que, grâce à l’impulsion de « Ni Una Menos« , il serait aujourd’hui très difficile de trouver dans les médias locaux l’expression « crime passionnel » pour désigner un féminicide. Au Moyen-Orient, la lutte est engagée pour éradiquer une autre formule permettant d’enjoliver les violences de genre : les « crimes d’honneur ».

L’Intifada des femmes arabes de 2013, qui a émergé avec l’élan démocratisant du Printemps arabe pour créer des liens entre les femmes de la région, et exposer les violences quotidiennes qu’elles subissent dans leurs pays, peut être considérée comme un premier catalyseur des changements qui s’opèrent actuellement au sein des pays, et de la contestation du récit autour de l’honneur comme forme de contrôle de la sexualité féminine.

Mais qu’est-ce qu’un crime d’honneur ? Sarah Qadurah, réfugiée palestinienne au Liban, en parle dans l’une de ses vidéos : la vidéo est en langue arabe, avec des sous-titres en espagnol.

http://https://youtu.be/-Nx9w1caE4s

Le féminicide d’Israa Gharaieb a eu un impact unificateur et mobilisateur en Palestine en 2019, créant le mouvement Tala’at similaire à ce qui s’est passé avec le féminicide de Chiara Paez en Argentine.

Le fait que ce mouvement soit descendu dans les rues de toutes les villes et de tous les camps où vivent les femmes palestiniennes, ainsi que le fait que nombre de ses leaders aient gagné de l’espace dans les médias, ont forcé un changement dans la narration et ont mis en lumière les réseaux d’impunité qui sont tissés entre les systèmes judiciaire, législatif et institutionnel pour protéger les féminicides, en se concentrant sur la culture patriarcale et en la reliant à d’autres types de violences subies par les femmes.

Lors de notre rencontre, Sheikha al-Hashem, une écrivaine et chercheuse féministe avec qui je partage un espace de discussion sur le genre et le nationalisme dans le Golfe, m’a dit à quel point Ni Una Menos avait été une source d’inspiration pour elle et ses collègues. Dans son pays, le Koweït, le féminicide de Farah Akbar en avril dernier a provoqué une manifestation massive dans la capitale et sur les réseaux. Contrairement aux autres pays du Golfe, au Koweït « au moins, nous pouvons parler, nous organiser et manifester sur la question, mais en termes de patriarcat, le système est le même que dans le reste des pays de la région ». Bien que le pays ait connu des avancées qui sont présentes dans la Constitution nationale de 1962, le grand obstacle auquel nous sommes confrontées est que, lorsqu’il s’agit des femmes, tous les secteurs, les nationalismes, tribalismes, groupes religieux sont d’accord pour ne pas améliorer notre situation réelle. Nous avons plus de féminicides ces dernières années, mais nous n’avons pas de dossiers publics. Les réseaux sociaux nous ont permis d’amplifier et de faire grandir le problème. En 2016, nous avons fait campagne pour abolir l’article 153 du Code pénal qui qualifie les fémicides de crimes « passionnels »

Traduction de l’espagnol : Ginette Baudelet