En cette belle matinée ensoleillée d’août sur le marché de Florac, j’arborais fièrement mon T-shirt de la Cimade au slogan que je pensais imparable, “Il n’y a pas d’étrangers sur cette terre”. Une femme me tendit un tract tout en déchiffrant le message sur ma poitrine, puis elle me fit cette remarque : « A moins que ça ne soit, “Il n’y a que des étrangers sur cette terre” ? »

Sur le moment, j’ai éclaté de rire et je lui ai sorti mon couplet bien rodé : « Nous sommes tous frères et sœurs, une même humanité et patati et patata… ». Il faut dire que la situation ne manquait pas de comique : deux inconnus se faisant face, masqués et donc avec peu de chance de se reconnaître la prochaine fois qu’ils se croiseraient.

Plus tard, repensant à cet échange, j’ai réalisé que cette dame n’avait fait qu’exprimer un sentiment de plus en plus répandu et qui semble suivre la même pente ascendante que notre prise de conscience progressive de l’impasse dans laquelle nous sommes. La planète Terre est devenue trop petite pour que tout le monde puisse accéder au modèle de développement que, pourtant, les pays riches ont imposé aux pays pauvres.

Il n’existe pas de planète de rechange à des années-lumière à la ronde, nous avons vérifié. Et comment même imaginer qu’il serait possible d’en trouver une aussi hospitalière, aussi “taillée sur mesure” que celle dont nous partageons la jouissance avec toutes les créatures qui la peuplent ?

Comment se fait-il que nous soyons tellement ignorants de notre propre nature, que nous agissions sciemment à son détriment sans pouvoir nous en empêcher ? Pour le formuler autrement : Quelle est donc la cause de cet insatiable appétit qui nous caractérise et nous pousse à tous les excès, à toutes les addictions ?

Certains s’en sortiraient par une pirouette du style : « Mon rôle n’est pas d’apporter des réponses, mais de poser des questions ! » Cette position d’esthète m’a toujours laissé rêveur.

Et puis tout le monde n’est pas angoissé de la même manière vis-à-vis de ses semblables. J’en veux pour preuve la déclaration d’un de nos éminents intellectuels sur les ondes de France Inter : « Quand on perd les autres, on se perd soi-même. »

La formule est belle et on comprend bien ce qu’elle veut dire. Mais est-elle juste ? En quoi perdre les autres, nous ferait nous perdre nous-même ? Ne sommes-nous pas toujours nous-même, y compris en l’absence des autres ? Et de quels autres s’agit-il ? Depuis notre plus tendre enfance, nous n’avons cessé d’augmenter le cercle de nos relations, familiales, amicales, amoureuses, professionnelles, associatives, militantes, etc. Si notre identité en dépendait, le risque serait qu’elle se fragilise, se morcèle au fur et à mesure que s’élargirait ce cercle. Et quid de ceux qui nous ont quitté ? La tristesse qu’aura représenté leur disparition, nous a-t-elle amputé de quelque chose ou au contraire enrichi de ce que nous avons intériorisé de la relation ?

Vous aurez remarqué au passage, qu’il existe des formes de questionnement incluant des réponses qu’il est à peine nécessaire de formuler. Et peut-être aurez-vous remarqué aussi l’espace béant d’interrogations que j’ai ouvert en juxtaposant ces deux postulats largement répandus aujourd’hui : « nous sommes tous des étrangers » et « sans les autres, nous ne sommes rien ». Nous nageons donc jusqu’ici en pleine confusion…

Un article publié dans Courrier International concernant des recherches scientifiques menées autour du phénomène de la solitude[1] m’a semblé prometteur à ce sujet, avec des arguments « vérifiés par la science » (ça vous rassure ou ça vous fait peur ?).

Kay Tye, chercheuse en neurosciences, a étudié les réactions de notre cerveau lorsque nous éprouvons un sentiment de solitude. Elle y voit une piste pour prévenir, du point de vue neurologique, le syndrome de la dépression. Une fois que la chercheuse eut réussi identifier les neurones activés – des volontaires avaient accepté d’être mis à l’isolement pendant une dizaine d’heures dans différentes conditions –, elle est allée un peu plus loin dans ses investigations pour en arriver à la conclusion suivante : « Le besoin de contact social ou le besoin d’autre chose, de nourriture par exemple, semble être représenté de façon très similaire. »

Sur le moment, j’ai pensé que nous avions là confirmation que la socialisation relevait d’une importance aussi vitale que la nourriture, mais le « par exemple » m’indiquait plutôt que la science n’avait réussi qu’à isoler la partie du cerveau sollicitée en période de manque, sans pour autant établir une hiérarchie claire entre les signaux reçus (vitaux, addictifs ou simples désirs).

Mais faisons un pas de côté dans notre quête identitaire, à travers ce témoignage magnifique entendu dans un reportage consacré à la situation des migrants à Calais[2]. Le cheminement personnel que nous raconte Romuald est à ce titre exemplaire. Jeune homme raciste, islamophobe et ouvertement acquis aux thèses de l’extrême-droite, il se pose néanmoins des questions lorsqu’il observe certaines dérives haineuses et manipulatrices au sein des mouvements auxquels il est adhérant. Un dialogue qu’il entame sur Facebook et qui se poursuit sur Messenger, avec une bénévole de l’association d’aide aux migrants de Calais, Salam, le pousse à aller vérifier sur le terrain ce qu’il en est réellement, en acceptant de participer à une maraude. Cette rencontre avec des hommes originaires de différents pays et pour la plupart de confession musulmane, qui galèrent avec dignité dans le plus grand dénuement, sera un choc pour le jeune homme : « Les mecs n’ont strictement rien. Nous dans ces conditions-là on se jetterait déjà sous un train. » Il effectuera alors un virage à 180° pour devenir rapidement bénévole au sein de Salam.

Ce qui est frappant dans le récit de cette “conversion” c’est la logique de bon sens, de courage et d’humanité dont Romuald aura fait preuve pour se défaire de son idéologie d’exclusion et de haine, quitte à passer pour un traitre auprès de ses anciens amis. En découvrant que l’image qu’il s’était construite autour de la menace que représentait le migrant, ce « barbare déchainé », était contredite dans les faits, il n’a eu aucun mal à franchir la frontière qui sépare l’empathie de la haine. « Si demain, je devais retrouver un emploi – parce qu’actuellement je suis au chômage – ça n’empêcherait pas, qu’à mes moments libres, je retournerai distribuer des petits déjeuners. », conclue-t-il, comme une évidence, alors que quelques semaines auparavant, il défilait dans les rues de Calais en brandissant des pancartes, « Stop à l’émigration – Foutons-les dehors ».

Cette aventure personnelle démontre à quel point un ancrage solide et conscient à notre humanité peut accomplir des miracles. Imaginez quelle timbale serait capable de décrocher une conscience ancrée encore plus profondément en nous-même, à un niveau de pure universalité, à la source même de la vie ?

Lorsque nous recherchons la compagnie de l’autre, ce n’est pas celle de n’importe quel autre, mais de préférence celle de celui qui nous ressemble, qui nous rassure concernant une identité dont n’arrivons pas à saisir la nature profonde.

Je me recueillais récemment sur la dépouille d’une de mes proches, décédée. Comme à d’autres occasions où j’ai pu accomplir ce rituel, un sentiment diffus de ne pas être vraiment en présence de la personne disparue m’a envahi. Et comme les fois précédentes, cette vision macabre s’estompe progressivement pour laisser place à des souvenirs vivants de l’être aimé.

Allez, le suspens a assez duré. J’ai aligné suffisamment d’arguments pour qu’une équation du 1er degré (niveau 4e) soit maintenant facile à résoudre.

Le remède à la solitude n’est pas la compagnie, mais la présence ! Celle de l’étincelle de vie qui brille en nous.

Si nous sommes sans cesse tiraillés entre ces deux extrêmes de la peur de l’étranger et du manque de l’autre, la meilleure réponse que j’ai jamais trouvée et qui coche toutes les cases de nos interrogations existentielles, c’est que nous souffrons d’un trouble de l’identité. Nous sommes atteints d’un déficit d’identification, d’un manque de connexion à notre moi le plus intime. Peut-il y avoir plus grande angoisse que celle de douter de soi-même ? Je ne le pense pas.

Lorsque l’on comprend que notre détresse n’est liée qu’à l’absence de l’être aimé “originel” que nous sommes, nous n’avons de cesse que de frapper à sa porte, timidement d’abord, puis de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’elle s’entrebâille et que l’on découvre, ébahi, qu’elle n’était pas verrouillée.

Le dernier espace non défriché l’aura été et nous pourrons alors imprimer sur nos T-shirts : « Il n’y a plus d’étranger sur cette terre… même pas moi. »

[1] Les neurones de la solitude, Adam Piore, MIT Technology Review, dans Courrier International n° 1567.

[2] Calais : maraudes et ratonnades, Les pieds sur terre, France Culture, le 27 novembre 2020.