Le 20 octobre 2020, Pepe Mujica renonce à son siège au Sénat uruguayen. A 85 ans, ce n’est pas la première fois qu’il le fait : il avait déjà renoncé à son siège en 2018 « pour cause de fatigue », mais il est revenu et fut le sénateur qui a obtenu le plus de voix lors des élections dans son pays l’an dernier. Cette fois-ci, il renonce et explique que « la pandémie l’a viré ».

Il a présenté sa démission devant la chambre dans les termes suivants :

(…) La fonction de sénateur impose, entre autres, une relation directe forte et permanente avec les collectifs et acteurs sociaux. Cela implique de recevoir des citoyens, de leur rendre visite parfois sur leur lieu de travail afin de comprendre leurs problématiques et leurs troubles. Pour un sénior qui souffre d’une maladie immunologique, cette pandémie n’est pas compatible avec la valeur et le miracle de la vie. Cette situation m’oblige à présenter ma démission du mandat que les citoyens m’ont confié. »

C’est pour le moins rare qu’un homme politique renonce à un mandat comme celui d’un sénateur, « parce qu’il ne peut pas continuer à rendre visite à ses concitoyens pour savoir ce qu’il leur arrive ». Mais Pepe est un homme aux mesures et aux attitudes peu habituelles. Pendant sa présidence, il a dépénalisé l’avortement, a autorisé le mariage homosexuel et légalisé la marijuana, il n’a jamais accepté d’avoir un chauffeur et a continué à conduire sa veille auto, il a fait don de plus de 90% de son salaire de président, il a continué à s’habiller simplement même à l’occasion de galas ce qui a généré une sorte de « honte » chez certains de ses pairs.  Il a continué à vivre dans sa petite ferme et déclaré qu’il ne détestait personne malgré 15 années d’emprisonnement pendant lesquelles il a subi des traitement inhumains.

Dans un milieu si hautain, si mensonger et si opportuniste, Pepe a été et reste pour beaucoup une figure rafraichissante et inspirante. Beaucoup de personnes et de faits le démontrent. Au Japon, on a imprimé des livres avec ses discours et on en a même sorti une version illustrée pour les enfants, distribuée dans les écoles publiques. L’affection de gens humbles de toute l’Amérique démontre qu’ils comprennent sa manière simple de dire et de faire les choses. Il y a quelques années, 10 000 étudiants l’ont applaudi et ont célébré son discours de presque deux heures à l’ Université Fédérale de Rio de Janeiro. Les employés du Sénat l’ont aussi démontré le 20 octobre lorsqu’ils lui ont dit au revoir alors qu’il s’éloignait lentement après avoir démissionné de son siège : « Ciao Pepe, Merci. Tu vas nous manquer », comme ils l’auraient dit à un ami. Même s’il ne le saura probablement jamais, beaucoup d’entre nous lui disons la même chose : Merci, Pepe.

Université Fédérale de Río de Janeiro, août 2015. Photo de Mídia Ninja

 

A suivre dans leur globalité : le texte et la vidéo de son discours de démission auprès du Sénat

Les vieilles habitudes ont la vie dure. Je dois vous remercier pour tant de reconnaissance. Je vous remercie parce qu’il y a un temps pour commencer et un temps pour s’arrêter dans la vie. Je remercie les fonctionnaires qui m’ont supporté pendant 26 ans dans cette maison, et ceux qui nous ont quitté.

Je remercie également tous les collègues députés et sénateurs avec qui nous avons partagé des heures dures mais aussi parfois hilarantes. Je souhaite les symboliser en un homme qui s’est assis dans le même siège, (Alejandro) Atchugarry, libéral au grand nom, pas un libéral économique mais humaniste. Nous étions des adversaires sans offense tout au long de ces années et lorsque je suis devenu ministre, il m’a donné rendez-vous dans un bowling et m’a dit : « Pepe, fais attention à ceci, et à cela, et encore à cela… et lorsque tu vas être amené à signer des documents, fais les relire par un avocat d’office. ». Et lorsqu’il a appris qu’il y avait des oppositions dans notre gouvernement, il m’a appelé : « Pepe… » C’était un grand homme qui n’est plus parmi nous, mais je souhaite le mentionner comme le symbole de quelque chose de durable qu’il faut conserver : la bonhomie, malgré les clivages de notre système politique. Notre pays est petit et doit fuir les griefs, doit réussir à mettre en place des mesures intermédiaires qui se maintiendront dans les années à venir. 

Je remercie les collègues. Honnêtement, je pars car la pandémie me vire. Être sénateur signifie discuter avec les gens, aller par monts et par vaux. Le jeu ne se joue pas dans les bureaux, et je me sens menacé de tous les côtés, de par ma vieillesse et de par ma maladie immunologique chronique. Si demain un vaccin arrive, je ne peux même pas me faire vacciner. Enfin… !

Merci pour votre patience, merci de m’avoir supporté, vous avez été très flatteurs, trop flatteurs. J’ai aussi mes défauts. Je suis passionné, mais cela fait des décennies que je ne cultive pas la haine dans mon jardin parce que j’ai appris d’une dure leçon que m’a imposée la vie… que la haine nous rend stupide parce qu’elle nous fait perdre toute objectivité face aux choses. 

La haine est aveugle, tout comme l’amour, mais l’amour est créateur tandis que la haine est destructrice. La passion est une chose, et la culture de la haine en est une autre. 

Le temps impose des changements et nous entrons dans une nouvelle ère, l’ère du digital. Elle n’est ni meilleure, ni pire… mais différente. Je crois qu’il y a des problèmes techniques… ils peuvent prédire comment est le caractère et comment sont les lignes motrices de la conduite humaine dans le monde digital, sans avoir jamais parlé avec nous. Ceci est un dilemme auquel devront faire face les Etats et les systèmes politiques futurs. Jusqu’à quel moment peut-on violer l’intimité et la dignité humaine, où s’arrête la liberté ? Il y a peu de temps, nous créions encore avec passion la définition de liberté. Aujourd’hui la science nous dit : « si par liberté on entend suivre ses désirs et ses envies, la liberté existe. Si par liberté, on entend que nous sommes capables, nous, de concevoir ces envies et ces désirs, alors la liberté n’existe plus ». 

J’ai vécu avec une définition, et aujourd’hui on m’en change l’esprit. C’est un problème que les nouvelles générations et la politique vont devoir prendre en main. La politique est la lutte pour le bonheur humain, même si cela semble être une illusion. 

Je suis reconnaissant. Enfin, beaucoup de gens nous ont soutenu pendant toutes ces années, une vingtaine d’années. Je remercie ceux qui décident en tout anonymat, au beau milieu du peuple. En politique, il n’y a pas de succession. En politique, il y a des causes, les hommes et les femmes passent. Nous sommes tous de passage. Certaines causes survivent et doivent se transformer. Seul le changement est permanent. La biologie impose des changements, mais il faut aussi avoir une attitude de changement, pouvoir donner l’opportunité aux générations futures de construire, d’aider à construire l’avenir parce que la vie nous quitte, mais les causes demeurent. 

Je me suis passé de tout dans la vie. J’ai vécu six mois les mains ligotées dans le dos par des câbles. Sortir de mon corps pour ne pas avoir à supporter d’être enfermé dans un camion deux ou trois jours. Rester deux ans sans pouvoir me laver et devoir me nettoyer avec un gobelet, un verre d’eau et un mouchoir. Je me suis passé de tout, mais je n’en veux à personne. Je veux transmettre aux jeunes qu’il faut remercier la vie. Triompher dans la vie ce n’est pas gagner. Triompher dans la vie, c’est se lever et recommencer chaque fois que l’on tombe. 

Merci.

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Traduction de l’espagnol : Frédérique Drouet