Quand le déni de la mort s’invite sur les plateaux télévisés pour se déguiser en un comptage obsessionnel des morts, le comble du grotesque et de l’obscène est atteint…

Tous les soirs vers 19h en France, à l’heure de Vêpres, le croquemort de la République en marche compte nos morts. Des centaines de morts en France il y a peu encore, des milliers aux Etats-Unis, un nombre plus important chez nos voisins latins, en Angleterre, cela rassure. Il y a pire chez les autres ! On se débrouille pas mal chez nous ! entend-on dans des conversations de trottoir ou dans les magasins. La rhétorique de la comparaison marche à plein. Gardons-nous de mentionner le faible nombre outre-Rhin, cela pourrait conduire auditrices et auditeurs à se poser des questions. Le discours de Salomon, immuable robot de la République en marche, a des allures de neutralité objective qui ferait frémir la minorité qu’il ne rassure plus… Les chiffres s’égrainent. On se réjouit chaque soir à présent de la diminution du nombre d’entrées en réanimation, après avoir frémi chaque soir de leur augmentation exponentielle il y a peu encore. On attend la manne désirée : de quoi se nourrir en temps d’ascèse des nouvelles du monde (étrangement absentes). Sur LCI, il y a avant Salomon et après Salomon. Quand Salomon le bien nommé présente son couperet (son jugement ?), tout se fige soudain. Plus de paroles, plus de mouvement. Pujadas arrête en pleine phrase l’invitée sur le plateau, pour écouter ce qui ressemble à s’y méprendre au prêche journalier de celui qui s’est imposé comme le diseur des nouvelles dont notre vie entière dépend : un Messie des temps modernes ?

Tous les soirs autour de 19h en France, à l’heure de Vêpres, le croquemort de la République en marche compte nos morts. Voilà à quoi en est réduite notre liturgie en temps de pandémie ! Quelle pauvreté ! Salomon a beau nous rappeler parfois – en un flash rare d’humanité – que, derrière les chiffres, il y a des personnes humaines, des vies « perdues » (!), reste que ce qui reste dans la reprise liturgique de LCI, c’est à nouveau, désespérément, la liturgie pauvre, sèche et déshumanisée des chiffres !

A côté de cela, la Fête des fêtes, la Pâques des chrétiens, la Pâques des juifs, le Ramadan des musulmans ont été fêtées cette année, de façon étrangement inédite, dans le silence vide des églises, des synagogues et des mosquées. Des millions de fidèles vivent une solitude absolue : ascèse liturgique dira-t-on… Bienheureuse, pensera-t-on, interrompant nos vies si agitées… Certes, la solitude est une richesse, une expérience « délicieuse » a pu écrire la philosophe Hannah Arendt dans ses Questions de philosophe morale, mais seulement quand elle est recherchée et librement consentie. Subie, contrainte, elle devient l’esseulement des désespérées, l’isolement des prisonniers.

Or, c’est cet esseulement que vivent depuis des mois les personnes hospitalisées ou les personnes âgées vivant en Ehpad, mais aussi leurs proches, leurs amis, qui, confinement sécuritaire oblige, ne peuvent leur témoigner leur amour que par écran interposé. Quand viennent les derniers moments, on le sait en écoutant les témoignages poignants du personnel soignant, les malades du Covid-19 sont effroyablement seuls. Pas même une dernière parole d’accompagnement de leur proche, pas même un regard d’amour. Certes, je meurs toujours seule, c’est toujours moi qui meurs : le philosophe Martin Heidegger l’a dit avec force dans des pages inoubliables de son maître ouvrage Etre et temps : mais je ne meurs jamais esseulé. Le rituel le plus simple et le plus essentiel qui préside au départ du mourant, et que toutes les civilisations ont toujours honorées avec le plus grand respect — la femme qui ferme les yeux de son mari, le combattant qui place l’épée dans la main de son frère d’armes, le baiser déposé par le fils sur le front de sa mère — , le rituel a déserté notre monde. Pas de cérémonie funéraire en bonne et due forme, pas de recueillement sur la tombe. Avant de mourir, rien. Après la mort, rien. Mais y a-t-il donc un deuil possible sans un rituel qui seul construit en soi un rapport vécu à la mort ?

Depuis des décennies, notre civilisation nous a appris et bien appris à mettre la mort dehors et à cultiver à tout crin le jeunisme. On meurt à l’hôpital, guère plus chez soi, sauf dans de rares villages où les morts sont veillés à la maison. Pour beaucoup, ce rite est une horreur : quoi, laisser le mort chez soi ! Pas question, faisons-le vite disparaître au funérarium. Funérarium, mot horrible. D’ailleurs : où est l’horreur ?

La pandémie du Covid-19 aggrave notre non-rapport à la mort. Distanciation physique oblige, peur de mourir : voilà le paradoxe absolu ! On isole les mourants pour… se protéger de la mort. Pourtant : la mort ne fait-elle pas partie de la vie ? Ainsi le déni de la mort, tendance inéluctable de notre civilisation, est paradoxalement porté à son comble : c’est la psychologue Marie de Hennezel qui nous le rappelle avec force dans une récente Tribune du Monde.

Cela va plus loin : le déni de la mort se rend complice d’une mascarade liturgique quotidienne qui, illusion suprême, s’illusionne elle-même. Mascarade qui croit nous parler de la mort, lors même qu’elle ne nous parle que de son chiffrage. Quand on comble la réalité crue mais si réelle d’une absence définitive par des tourbillons de chiffres qui noie l’esprit des auditeurs, alors, on frôle dangereusement l’absurde dont parle de façon grinçante Eugène Ionesco.

De l’autre côté du décor, nouvelle mascarade. Il y a un roi qui se meurt, qui refuse pourtant de l’admettre : un autre déni règne, vêtu en Majesté. Voilà la France…