Nous vivons avec la crise du COVID 19 une situation insolite dans laquelle certaines personnes se retrouvent dans une situation nouvelle. D’autres, surtout des femmes -infirmières, caissières, aides à domicile…- sont sur le front. Tous, nous devons vivre avec l’idée de la mort et du sens de la vie, nous devons donner à notre existence et à nos actes une direction cohérente qui nous permette d’affronter courageusement cette situation.

Nous ressentons qu’il existe un océan qui sépare notre réalité vécue et les décisions et les paroles des décideurs et des gestionnaires à leur service. Sans doute cela montre-t-il que notre organisation sociale est obsolète, injuste. Nous souhaiterions sortir de cette situation, vécue comme violente, globalement, socialement et internement, et il ne s’agit pas seulement de la crise sanitaire.

Nous allons témoigner de nos sentiments et des épreuves que nous traversons. Je vais vous parler de ce qui arrive à nos aînés. J’échange souvent avec mes collègues et suis conscient qu’autour de moi d’autres personnes, humbles et courageuses, vivent ce moment de manière comparable. Peut-être ce témoignage provoquera-t-il le dégoût profond pour la violence, nécessaire à la reconnaissance de l’échec. Cet échec est une condition pour pouvoir imaginer d’autres manières de vivre et de nous organiser socialement.  Ce moment historique nous amène à vivre quelque chose de nécessaire peut-être pour en finir avec ce monde.

Un apport à l’expérience globale du moment

Depuis le 19 mars, mon travail a cessé. Le Club pour seniors fréquenté par de nombreux retraités parisiens pour y trouver activités et surtout relations humaines et convivialité, a dû fermer. J’ai tout rangé et suis rentré chez moi. Le lendemain, une « supérieure hiérarchique » m’appelait pour me demander si je pouvais « rendre service » et me rendre dans un EHPAD[1] avec la mission d’établir des liens entre les familles et les personnes âgées, grâce à la visioconférence, les visites des familles n’étant plus possibles depuis quelques semaines. En arrivant sur mon nouveau poste, j’ai découvert que j’étais donc « volontaire » (au sens où j’aurais pu dire non, ce que j’ignorais), c’est-à-dire que j’acceptais un emploi nouveau, heureusement sans trop de contraintes. En effet, les dirigeants de l’EPHAD (il s’agit d’une structure publique, dépendant de la Mairie de Paris) m’ont bien accueilli. La structure ne comptait pas d’animateurs et ils m’ont laissé le choix de mes horaires. Dans les institutions médicales ou sociales, la nécessité est grande: manque important de personnel du fait de la politique de destruction du service public, nombre élevé d’absents à cause de la maladie, du problème de la garde des enfants, des écoles fermées, etc. De nombreux volontaires sont venus en renfort des écoles, des crèches et des autres services fermés pour cause de confinement.

Le matin, j’ai souvent travaillé au même étage, là où les personnes sont les plus dépendantes. C’est un espace fermé d’où les résidents ne peuvent sortir. Heureusement un jardin leur est accessible. La première semaine, on comptait une vingtaine de personnes qui vivaient là et pouvaient encore venir manger ensemble dans l’espace collectif. On a donc essayé d’organiser quelques animations collectives, en prenant soin de respecter la distanciation. J’ai commencé à travailler avec une certaine inquiétude, parce que c’était pour moi un nouveau « public » et une nouvelle expérience. Cependant, j’ai tout de suite mis en avant mes vertus d’adaptation, de compassion, de créativité pour créer des liens précieux avec ces personnes, et les « animer »[2]. Bien sûr, la menace du coronavirus planait au-dessus de nous, avec la peur de l’inconnu ou de la maladie. Sentiments renforcés au fur et à mesure que les informations contradictoires nous provenaient des politiques et de certains scientifiques, bien que dans cet EHPAD, nous n’ayons pas vraiment subi le manque de matériel.

Rapidement, tous les résidents ont été confinés dans leur chambre.  Ils ne pouvaient plus se promener dans les couloirs, ni se retrouver dans les espaces communs. Les visioconférences étaient de plus en plus demandées et ont permis aux familles de renouer le contact et, quelquefois, de se rassurer…

Face à l’expérience de la mort

Pour nous, les volontaires, cette expérience se révèle nouvelle et difficile ; pour le personnel de l’EHPAD aussi. Nous avons commencé à voir nos résidents décéder petit à petit. C’était compliqué avec les familles de ne pas pouvoir leur permettre de voir leurs aînés, parce que d’un seul coup, leur état de santé s’était tellement dégradé que la communication devenait impossible. Quand le résident souffrait trop, comment expliquer aux familles qu’elles ne pourraient pas lui parler ni même le voir ? Je leur disais d’appeler le médecin pour avoir des informations sur son état, mais je ressentais en moi de manière terrible la détresse et quelquefois l’incompréhension des familles.

Certains jours, nous sentions une accélération dans le drame, dont je témoigne ici par les messages envoyés à mes amis dans ce moment poignant :

Aujourd’hui au 4e étage, nous avons eu 2 morts presqu’au même instant.

Un monsieur africain (M. K) que j’adorais. Ces enfants m’appelaient tout le temps pour le voir et avoir de ses nouvelles.

Un très bon monsieur, une force, avec tout l’amour qui l’entourait.

Juste après , une dame, Colette. Quand je suis arrivé à l’EHPAD, elle venait avec moi et une ou deux dames. Elle voulait toujours faire des bisous. Elle était enfermée dans sa chambre depuis 14 jours.

Les deux avaient une aide respiratoire et on n’arrivait plus à les nourrir normalement.

Quand leurs yeux se sont fermés, je voudrais dire que j’ai apprécié la grande solidarité de l’équipe. Quand la dame est partie, c’était déjà trop pour nous tous. Nous sommes  allés ensemble déposer son corps dans un grand sac blanc. Avant de le faire, j’ai réfléchi un moment (je n’étais pas obligé en tant que « volontaire ») mais j’ai eu besoin d’être présent avec les collègues dans ce moment particulier et dans la chambre de la défunte. Expérience marquante que celle où l’on met un corps anonyme, difficilement, dans un sac blanc…

Je n’avais jamais côtoyé la mort de cette façon. Ce qui reste, et continuera, bien après que le corps aura disparu, ce sont ces deux personnes magnifiques de bonté, de force et d’amour.

Nous devons continuer à nous battre pour que notre humanité soit de nouveau valorisée !

Deux belles personnes. Merci de penser à elles.

Quelques jours plus tard, une autre expérience :

Je ne sais pas quelle est la réalité des chiffres et de cette maladie. Mais aujourd’hui, nous avons perdu une des personnes la plus attachante du service : Emilia.

Il y a encore quelques jours elle était encore très bien. Et chaque jour, je faisais une visioconférence avec ses filles. Elle est partie très vite, ce matin encore,  elle avait parlé un peu.

Au moment du repas de midi on l’a vu partir, très vite. Une collègue  l’a vu faire des baisers aux photos de famille qui étaient affichées autour de son lit.

Je suis allé la voir avec mes collègues dans la chambre et j’ai pu faire de mémoire et en silence une cérémonie pour elle[3]. Je suis sûr qu’elle est bien partie, tranquillement et en paix, mais il faudra beaucoup de bien-être[4] pour Patricia, Josiane, ses filles et leurs familles.

C’est le 6e décès depuis 10 jours. 

Ce jour-là, je n’arrivais pas à me remettre de ce départ si soudain et j’avais en tête l’image des filles d’Emilia. Je leur ai envoyé des photos de leur maman que j’avais prises et ce fut l’occasion d’un émouvant échange d’expériences, réconciliant pour la famille et pour moi-même, dans la compréhension que la mort n’est qu’un changement d’étape.

D’autres personnes sont parties.  Maintenant l’étage a vécu le départ de quasiment la moitié de ses résidents, et il y a eu 12 décès dans toute la résidence.

L’expérience de l’isolement et du désespoir

Depuis 15 jours, un autre sentiment m’inquiète. Je sens chez la plupart des résidents les conséquences de l’enfermement. Au début, j’arrivais sans trop de difficulté à établir une communication entre le résident et la famille. Bien sûr, quelquefois les fonctions mentales sont gravement altérées, et à certains moments on ne parvient plus à établir le contact. Mais je ressens que nos aînés sont très déprimés parce qu’on ne répond plus à leurs besoins de se déplacer et de recevoir leurs proches, par exemple. Des personnes qui étaient « vivantes », commencent à être perturbées et à s’abandonner à vouloir rester dans leur lit, à développer d’autres symptômes ou à exprimer un mal-être profond.

Il semblerait qu’après la période de la crise sanitaire, nous passerons par une profonde crise psychologique. Le personnel des EHPAD devra alors gérer cette situation, sans compter les autres conséquences et surprises qui ne manqueront pas de se produire. Il n’y aura donc pas seulement la crise « économique » dont se gargarisent nos politiciens pour pouvoir nous faire payer la « dette ». Toutes les personnes fragiles, dans de nombreux secteurs, vont souffrir et même mourir.

Remercier et construire un autre futur dans la prise en charge de nos aînés

La mauvaise foi et la gestion calamiteuse de la crise par l’État ne font plus de doute. Nous avons perdu nos dernières illusions en cette soi-disant « démocratie » et en cette détestable doctrine néolibérale. Nous savons que les conséquences de ce non-sens, que les actes contradictoires et violents que génère le fanatisme de la croissance économique, seront nombreuses et que la situation n’est qu’un avertissement.

Mais, ici, aujourd’hui, le plus important pour moi, ce sont les personnes qui à tous les niveaux et dans les secteurs essentiels pour la vie et la continuité de notre alimentation et de notre bien-être, affrontent avec courage le désastre. Nous ne les remercierons jamais assez. C’est parce qu’elles existent, parce qu’elles trouvent en elles-mêmes la force de dépasser la peur et de lutter pour le bien-être de tous, qu’un futur différent de l’humanité commence à se dessiner.

Toutes nos expériences, dont la plus terrible et la plus essentielle concerne la mort et le non-sens, nous permettent d’approfondir et de ne plus passer par le même chemin. Nos épreuves nous aident à créer un monde plus solidaire, plus connecté, avec de meilleurs sentiments.

Ainsi sont les choses, et il se pourrait que lorsque les choses iront mal dans les sociétés, pour les unes du fait de la pauvreté, pour les autres du fait de la surabondance, mais toutes du fait de l’échec de l’action humaine dans le système mensonger. Lorsque tout cela arrivera, il est très probable que les gens s’orienteront à partir de registres intérieurs plus profonds, n’ayant pas trouvé de solution dans les propositions  externes, et  découvriront de nombreuses choses invisibles à leurs yeux aujourd’hui.[5]

 

Notes

[1]     Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) désigne en France la forme d’institution pour personnes âgées, une maison de retraite médicalisée, dotée de l’ensemble des services afférents tels que la restauration, les soins médicaux et les assistances minimales pour des personnes en perte d’autonomie.

[2]     Je donne toujours une grande importance à ma tâche d’animation, comme quelque chose de sacré. Mon rôle est de rendre vivante l’âme, encourager, insuffler de la vie, c’est-à-dire aider l’autre à se motiver, sortir des difficultés, se (re)découvrir de manière positive.

[3]     Cérémonie d’assistance, le Message de SILO. https://silo.ist/fr/livres/le-message-de-silo/#assistance

[4]     Cérémonie de bien-être, le Message de SILO. https://silo.ist/fr/livres/le-message-de-silo/#bien-%C3%AAtre

[5]     Causerie de Silo avec des amis péruviens à propos du Parti Vert et autres commentaires (avril 1989). Extrait de Échec et changement, Fernando Alberto García, p. 14. https://www.parclabelleidee.fr/docs/productions/echecchangementFernandoGarciaFRA.pdf