Par Mats Lucia Bayer

Comme c’est le cas dans de nombreuses métropoles, les habitant.e.s de la ville de Berlin font face à la gentrification, qui transforme des quartiers par le biais de la spéculation sur les loyers et l’expansion d’un consumérisme qui puise dans l’esthétique et dans l’esprit alternatif de cette ville. Parmi les principaux acteurs de cette expulsion nous trouvons des grandes entreprises telles que Google, ainsi que des grands fonds immobiliers tels que Deutsche Wohnen ou Vonovia, qui détiennent des dizaines de milliers de logements. Face à une situation de plus en plus insupportable les habitant.e.s s’organisent davantage dans des plateformes et mouvements qui cherchent à défendre leur « droit à la ville ».

À Berlin, le géant de l’immobilier Deutsche Wohnen détient plus de 100.000 logements (25.000 logements de plus que le principal bailleur social Degewo), soit 6,30 % des logements de la ville. Au mois de novembre 2018, la presse a relayé que cette entreprise comptait acquérir 700 logements supplémentaires situés dans l’emblématique Karl-Marx Allee se trouvant dans le quartier de Friedrichshain, ancien quartier populaire de Berlin-Est et qui se trouve actuellement en phase de gentrification. Berlin est une ville qui a vu les prix du marché locatif augmenter continuellement avec des hausses en moyenne de 8,8 % entre 2016 et 2017 (à savoir que la tendance est que ce pourcentage augmente d’année en année).

Les grands fonds tels que Deutsche Wohnen (détenu d’autour de 10 % par des fonds vautours tels que Black Rock) ont une lourde responsabilité dans cette spéculation sur l’immobilier. Ils adoptent une stratégie qui d’ailleurs rappelle fortement les stratégies utilisées par les fonds vautours dans d’autres cas comme observé dans l’État espagnol. Ils achètent des logements anciens, parfois déjà un peu délabrés. Ensuite, ne pouvant pas expulser les locataires, vu que beaucoup de contrats sont à durée indéterminée, soit ils négligent complètement l’entretien afin de pousser les locataires à abandonner les immeubles, soit ils imposent une augmentation des prix des loyers qui ne sera pas assumable par celles et ceux-ci. Une fois les locataires parti.e.s, ils investissent dans l’entretien et relouent les biens à des prix plus élevés. Bien que la ville de Berlin publie des rapports biannuels qui ont pour but d’orienter, de façon non-contraignante, les prix des locations selon les différents quartiers, il est clair que certains bailleurs comme Deutsche Wohnen ne respectent pas ces critères : alors que le prix moyen de référence pour la période 2017 était de 6,39€/m2, la moyenne réelle se situe autour de 12,15€/m2 [1] et la moyenne de Deutsche Wohnen autour de 9 et 10€/m2 [2].

Lorsqu’un fond immobilier investit dans votre rue ou quartier, le marché locatif de logements subit une profonde distorsion caractéristique d’un contexte généré par une bulle spéculative, qui déstabilise toute relation entre la valeur réelle des biens et les prix effectifs. Ainsi, lorsque Deutsche Wohnen a annoncé qu’elle prévoyait d’acquérir 700 logements correspondants aux blocs A, B, C et D de la Karl-Marx Allee, certains propriétaires se sont empressés de mettre leurs appartements en vente, en demandant jusqu’à 1,14 millions d’euros pour un seul appartement [3].

L’ensemble de ces éléments répondent à une logique répandue par le capitalisme contemporain qui a été définie par David Harvey comme de « l’accumulation par dépossession ».

Cette dépossession ne s’opère pas seulement dans les sommes supplémentaires que des entreprises telles que Deutsche Wohnen gagnent grâce à la spéculation et à chaque euro dans la déviation entre le prix marqué par la mairie de Berlin dans ses rapports biannuels et le prix effectif du marché. Il s’agit aussi d’une dépossession tout simplement de leur droit au logement et leur droit à la ville.

L’ensemble de ces éléments répondent à une logique répandue par le capitalisme contemporain qui a été définie par David Harvey comme de l’accumulation par dépossession 

Les habitants de la Karl-Marx Allee, faisant face à la rationalité perverse du capital financier qui rend le droit au logement complètement insignifiant en assujettissant à la capacité de jouer dans un marché spéculatif, se sont mobilisés contre cet achat. La plateforme « Rettet die Karl-Marx Allee » (littéralement « Sauvez Karl-Marx Allee ») s’est organisée dans le courant des mois de novembre et décembre en réclamant à la mairie une solution face au danger imminent lié au changement de propriétaire de leurs appartements.

Après des semaines de mobilisation, le Sénat de la Région de Berlin a décidé de lancer une procédure de rachat de ces logements. La réussite de cette procédure était loin d’être garantie. Alors que le bloc D se situe dans une zone « protégée » (Mietschutzgebiet) et que par conséquent la mairie a un droit d’achat préférentiel, ce n’était pas le cas des blocs restants. Seul·e·s les locataires pouvaient faire usage d’un tel droit d’achat préférentiel, mais la plupart n’était pas en mesure de faire face à un crédit pour les appartements qu’ils occupaient.

Une solution fut trouvée par la mairie de Berlin et les habitant.e.s. Elle impliquait dans un premier temps la formulation par ces dernie·re·s de leur volonté d’acquérir leurs appartements à l’aide de crédits mis à disposition par l’Investitionsbank Berlin, Dans un deuxième temps, ils/elles pouvaient les revendre à la société municipale de logement Gewobag. Il s’agit d’une procédure délicate, qui n’est pas exemptée de risques, les recours posés par Deustche Wohnen face aux tribunaux pour l’annulation de cette décision du sénat berlinois en sont la preuve. Par ailleurs, une des conditions contraignantes du projet était que plus de 25 % des locataires de chaque bloc d’immeubles se positionnent pour la solution de rachat par Gewobagproposée par le Sénat et la plateforme d’habitants. Cette condition a été heureusement largement dépassée puisque, suite à une consultation, ces chiffres s’élevaient respectivement à 34, 40 et 46 %. Ces pourcentages sont importants, bien qu’ils n’empêchent pas Deutsche Wohnen d’acquérir le reste des appartements, puisqu’ils donnent à la société municipale la capacité d’émettre un véto dans le cas où le fonds immobilier voudrait entreprendre des travaux de rénovation pour justifier une augmentation drastique des loyers et ont permis de mettre un frein aux dynamiques spéculatives.

En outre, la décision de racheter ces logements a mis à l’épreuve la stabilité du gouvernement municipal (composé par les socialistes du SPD, les verts de Grünen/Bündnis 90 et la gauche de Die Linke). Alors que le SPD poussait pour que les locataires acquièrent les logements en question, ses partenaires de gouvernement se positionnaient favorablement à une intégration de ces logements dans les actifs municipaux. Au final, seulement une trentaine de locataires soit 2 % du total concerné) ont choisi l’option d’acheter les logements. Une anecdote qui reste tout de même significative : certain.e.s habitant.e.s ayant la capacité de faire face à un crédit immobilier ont finalement décidé de soutenir le pari de la remunicipalisation de ces logements et ont cédé le logement de Gewobag.

La victoire des habitants de la Karl-Marx Allee met sur la table le véritable enjeu de trouver une solution au grave problème de logement que traverse la ville de Berlin. La mairie de Berlin est parfaitement consciente qu’elle a ouvert une voie qui peut amener à d’autres habitant.e.s à réclamer les mêmes droits que celles et ceux de la Karl Marx Allee. De leur côté, les représentants socialistes se sont empressés d’avertir que la municipalité « ne dispose pas d’assez de fonds pour racheter toute la ville » [4]. Les futures applications du mécanisme élaboré pour la Karl-Marx Allee se feraient au « cas par cas ».

La lutte à Berlin pour le droit au logement et le droit à la ville peuvent avoir des implications internationales et encourager des mouvements similaires dans d’autres villes

Rappelons que le cas décrit dans ce texte s’est produit dans le contexte de la mise en échec d’un projet de « Campus Google » dans le quartier de Kreuzberg [5] qui avait pour but de faciliter la création de startups. De façon parallèle à cette victoire contre « Campus Google », des habitants ont commencé à préparer une campagne nommée « Deutsche Wohnen & Co enteignen » (« Exproprier Deutsche Wohnen et compagnie »). Cette dernière concerne toute la ville et vise à organiser un référendum pour l’expropriation de 3000 logements appartenant à Deutsche Wohnen afin de faire un premier pas à l’échelle de la ville contre l’enfer spéculatif que vivent ses habitants. Le cas de la Karl-Marx-Allee fournit une légitimité ainsi que des arguments supplémentaires à la campagne d’expropriation. Pour l’instant, un sondage publié le 8 janvier montre que 54,8 % de la population serait favorable à des expropriations de logements appartenant aux grands fonds [6]. La lutte à Berlin pour le droit au logement et le droit à la ville peuvent avoir des implications internationales et encourager des mouvements similaires dans d’autres villes.

Nous constatons, une fois de plus, que les grands propriétaires immobiliers contrôlent de plus en plus les prix du marché locatif en Europe. La spéculation sur ce marché pousse les habitant.e.s à s’endetter pour s’assurer un logement en l’achetant. Seulement, l’octroi d’un prêt immobilier n’est pas accessible à tou.te.s et peut s’avérer bien risqué tel que nous l’avons vu aux États-Unis, en Espagne ou en Grèce. L’exemple illustré dans cet article montre qu’il est donc important que le gouvernement, même à l’échelle municipale, agisse pour le maintien du droit au logement pour tou·te·s, en garantissant du logement public, afin d’éviter une vague d’endettement privé massif qui profite majoritairement aux banques et qui s’est avérée dans bien des cas illégitimes.


Notes

 

Auteur.e

Mats Lucia Bayer Permanent au CADTM Belgique.