Par Ben Cramer sur Athena21.org, Géopolitique et développement durable

A l’époque où la France fait exploser sa première bombe dans le désert saharien, le 13 février 1960, il eût été indécent de plaisanter sur les mérites de cette bombinette ou de rigoler sur cette force de frappe en devenir.

Le 13 février 1960, plus de 6.000 personnes sont mobilisées au Centre saharien d’expérimentation militaire pour l’opération ‘Gerboise bleue’. Tous les avions survolant l’Afrique reçurent l’ordre de s’écarter d’une zone située au-dessus du désert du Tanezrouft, quelque part en plein cœur du Sahara. La bombe, d’une puissance de 70 kilotonnes (soit quatre fois Hiroshima) est perchée sur une tour de 100 mètres de hauteur. Gerboise Bleue intervient 15 ans après Hiroshima certes, mais 5 ans seulement après que la décision de faire une bombe atomique en France ait été prise, en l’occurrence par Pierre Mendes-France. C’est Guy Mollet qui confirmera cette décision en 1956, très échaudé par l’humiliation de Suez… Avec cet essai aérien, et le fameux ‘Hourrah pour la France’ exprimé avec fierté et arrogance par le Général de Gaulle, la France entre dans le club des puissances nucléaires, alors que l’aventure atomique française est déjà bien entamée.

A la recherche d’un site d’essais nucléaires

Trois mois jour pour jour après le premier essai en Algérie française, les pachas du nucléaire ne sont guère rassurés et les tractations avant les accords d’Evian ne présagent rien de simple. Après tout, nous sommes en 1960, c’est (encore) la guerre d’Algérie. Dans les négociations en vue d’y mettre fin, de Gaulle exige que le Centre de Reggane reste à la disposition de la France jusqu’à la fin des expériences dans cette région. Nul ne se doute des conséquences à long terme de ce choix. Mais certains veulent penser à un plan B, une solution de rechange au cas où les autorités d’Alger refusent que le Sahara demeure une base d’entraînement.

Pierre Guillaumat, ex-ministre des Armées et son compère Francis Perrin, haut-commissaire à l’énergie atomique, (CEA) se rendent donc en mission à Ajaccio le 14 avril 1960. Objectif : prospecter le désert des Agriates, et surtout le massif de l’Argentella (entre Calvi et Galeria), qui serait, aux yeux de nos experts avertis, un endroit propice pour mener des expérimentations nucléaires souterraines.

Massif de l’Argentella, Corse. Crédits image : Sylvain Guillaumon

Pourquoi ce massif ? Parce que c’est là, dit-on en haut lieu, que la qualité des roches et le volume du massif permettent d’absorber dans des conditions réelles de sécurité, des explosions de faible importance, chimiques et/ou nucléaires. A destination des sceptiques, il est précisé que si un tel projet devait voir le jour, aucune retombée radioactive ne serait à craindre : par suite de la fusion et de la vitrification de la roche, le centre de l’explosion deviendrait une cloche hermétiquement close. Pierre Guillaumat va tenter de convaincre. Il explique aux Corses en substance : ‘Ayez confiance ! Ni vous ni votre terre n’avez absolument quoi que ce soit à craindre de telles expérimentations, Les effets sonores de ces explosions seront comparables à ceux d’une mine pour l’ouverture d’une route. L’évacuation des villages voisins ne sera pas nécessaire, ces essais ne seront pas tributaires des conditions météorologiques (puisque souterrains) et aucune retombée radioactive ne sera à craindre du fait de la fusion et la vitrification de la roche…’.

Mais le plan qu’a prévu le CEA pour la Corse, en attendant la mise à disposition par les autorités d’Alger des montagnes d’Inn Ekker (jusqu’en 1964) n’est pas accueilli comme prévu. A Ajaccio, Bastia, Corte, les rumeurs plutôt explosives font jaser dans les chaumières. Dès le 20 avril, des comités de défense contre ce projet se constituent. Elus, responsables syndicaux et représentants du monde associatif appellent à la mobilisation. Le premier Ministre de l’époque, Michel Debré est assailli de courriers. Le 23 avril, Debré va se surpasser : le nucléocrate explique alors que ces essais atomiques ne présenteraient pas le moindre danger pour aucun être vivant. D’ailleurs, précise-t-il à destination des Corses, ces tests ‘forcément inoffensifs’ seraient pratiqués par intermittence, uniquement de novembre à avril, soit… hors saison touristique. ( !).

Une communication qui ne rassure personne et qui permet aux Corses de penser qu’on les prend vraiment pour des cons. Le 28 avril, la population de Balagne se rassemble devant la sous-préfecture de Calvi pour manifester son refus. Lors d’un autre rassemblement populaire organisé à Ponte-Novo, le 2 mai, le préfet de Corse Bernard Vaugon tente de calmer le jeu : il précise que le gouvernement à Paris n’a encore rien décidé. Le 6 mai, des mots d’ordre de grève sont lancés dans l’île de Beauté par plusieurs corporations. Le Premier ministre commence à faire machine arrière. Pour montrer que les Corses n’ont pas du tout l’intention de se faire rouler dans l’uranium enrichi et servir de cobayes nucléaires pour la force de frappe, le Conseil général de Corse adopte une résolution à l’unanimité (le 21 mai).

Il faudra attendre le 4 juin pour apprendre par la voix du Premier ministre que le projet d’implantation dans le massif de l’Argentella d’un centre souterrain d’expérimentation nucléaire soit abandonné et que les Corses n’auraient pas eu de motifs valables d’inquiétude puisque tout ceci est resté au ‘stade des études’. La réalité est moins simpliste : alors qu’une manifestation est programmée sur le site même de l’Argentella le 14 juin, le gouvernement fait savoir dans un communiqué laconique que les techniciens chargés d’étudier (sur place) les conditions d’implantation de la base, ont quitté la Corse.

Forte du soutien de nombreuses personnalités politiques non Corses (dont Gaston Deferre, le maire de Marseille) et scientifiques (parmi lesquelles le Commandant Jacques Yves Cousteau), la mobilisation se poursuit, jusqu’à ce que le gouvernement de Michel Debré finisse par jeter l’éponge, trois semaines (jour pour jour) après l’annonce faite à Ajaccio par le ministre Pierre Guillaumat.

Le départ des amoureux de l’atome va coïncider avec d’autres tractations sur des îles plus lointaines, (officiellement) moins rebelles, dans le Pacifique Sud…où il sera d’ailleurs difficile de minimiser les effets.

P.S. : Des montagnes et des montagnes d’efforts ont été soulevées pour re-expérimenter la bombe, ailleurs qu’à Reggane ou Ammoudia (où furent menés les 4 premiers essais) et procéder aux essais ultérieurs dans des tunnels à In-Ekker. Les essais atmosphériques étant interdits depuis 1963, date de la signature du PTBT (Partial Test Ben Treaty), il était logique que la France se sente liée par ces accords internationaux, même si l’essai de 1960 représentait une violation du moratoire que s’imposaient Moscou et Washington. En attendant de reprendre des essais atmosphériques dans le Pacifique-Sud, les autorités à Paris ont refusé de démanteler, nettoyer et décontaminer les sites algériens qu’elles avaient fini par restituer dès 1967 ; et acheté le silence de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) qui n’a sorti son rapport sur la situation (et conseillé une clôture autour de la montagne) qu’en 2005 alors qu’il était prêt en 1999.

L’article original est accessible ici