Une équipe d’éditeurs Pressenza était à Santiago au Chili pour couvrir les élections générales du dimanche 19 Novembre 2917. Nous avons eu la chance d’interviewer Tomàs Hirsch du Parti Humaniste, qui fait partie intégralement de la coalition du Front Large (Frente Amplio). Il a expliqué comment il est possible et nécessaire de travailler avec les autres pour construire une société à la hauteur de l’être humain sans perdre son profil humaniste.

NdT. Cette interview a été réalisée avant la journée des élections, et à ce moment là, les résultats des élections n’étaient pas connus. Depuis, Tomas Hirsch a été élu député.

Pressenza: Tomas, c’est le dernier jour d’une grande campagne. Demain il n’y aura plus d’élections, mais il n’y a déjà plus de campagne et le Parti Humaniste a présenté beaucoup de candidatures. Nous espérons que la votre arrivera au Congrès, vous l’avez d’ailleurs fait à travers une coalition plus large qui s’appelle le Front Large. Nous aimerions savoir comment fait le Parti Humaniste chilien pour toujours travailler avec d’autres et ne pas décrédibiliser son statut et ses propositions. Nous aimerions aussi savoir comment le parti réussi cette chose inédite qui est de maintenir avec clarté son image et ses propositions tout en travaillant toujours avec d’autres forces politiques.

Tomás Hirsch: Je dirais qu’ici au Chili nous, les humanistes, avons trois convictions. La première est que nous avons une bonne proposition, que l’Humanisme est bon et qu’il serait bien qu’il se développe ici au Chili car nous avons beaucoup à apporter. La deuxième conviction, de manière synthétique, est que seuls nous ne pouvons pas faire ce que l’on veut, ici nous devons le faire avec d’autres ; avec d’autres qui ont également les mêmes convictions ou idéaux bien qu’ils proviennent de mouvements différents : du socialisme, du marxisme, de l’écologisme, du féminisme, de l’indigénisme et enfin de différents milieux où des personnes sont nécessaires pour établir cette construction. Personne ne peut la faire seul, « seul on ne peut pas s’en sortir ». C’est quelque chose de très important pour nous. La troisième conviction est similaire à la deuxième, c’est qu’il y a de bonnes personnes de tous les côtés.

Avec ces trois convictions, depuis la naissance de notre parti politique nous avons toujours recherché à construire des choses avec d’autres. Je n’arrive pas à imaginer comment nous aurions pu sortir de la dictature sans les autres. Ensuite, nous participons à la concertation. Puis nous sortons quand on voit que le chemin prend une autre direction. Nous avons été les fondateurs d’Ensemble Juntos Podemos Ensemble Nous Pouvons [NDE. Pour les élections précedentes] et aujourd’hui nous sommes au Front Large, dont nous avons contribué à la formation.

Comment ne pas se décrédibiliser ? C’est une bonne question. C’est comme de demander au millepatte comment il marche…

Vidéo de l’interview complète (en ESP) – montage et édition : Domenico Musella

P.: Il semble normal de penser que le Parti Humaniste se décrédibilise en faisant des coalitions avec d’autres partis.

T.H.: Je ne crois pas. Je crois plutôt qu’on a peur de le faire, ce qui est différent. On a peur de perdre son profil. De ce fait on ne va pas se contaminer, on ne va pas se confronter, on ne va pas se laisser influencer. Nous, nous croyons que si nous avons de bonnes idées, un bon comportement, des bonnes relations avec les autres, rien de mal ne pourra nous arriver. Je pense qu’il ne faut pas craindre autant ce lien avec les autres. Au contraire, nous pouvons leur apporter beaucoup. Alors oui, en effet, nous avons toujours été en relation avec d’autres, mais nos idées et nos propositions restent très claires. Nous n’essayons pas non plus de les imposer aux autres. Cela me paraît être un élément important. Nous établissons certains minimas communs. La non-violence et certains regards sur la société auxquels nous accrochons. Mais nous n’exigeons pas non plus d’eux qu’ils nous signent un papier confirmant qu’ils sont humanistes, puisqu’ils ne le sont pas. Alors nous ne leur disons pas : « vous devez dire que l’être humain est la valeur centrale », non, vous n’avez pas à dire chacun de nos principes. S’il en était ainsi, il vaudrait mieux que vous joigniez le Parti Humaniste. Nous n’aurions plus de ce fait une diversité. C’est la convergence de la diversité.

Nous, nous croyons que si nous avons de bonnes idées, un bon comportement, des bonnes relations avec les autres, rien de mal ne pourra nous arriver.

Je crois que ce que nous faisons est si bien que nous ne devrions pas avoir peur de nous articuler avec d’autres. Il se passe la même chose dans d’autres milieux. On peut avoir beaucoup d’amis et que chacun d’eux soit différent. Nous vivons ensemble, nous partageons, nous construisons quelque chose de meilleur, justement car nous sommes nombreux. Si je suis seul, je peux peut-être avoir une idée merveilleuse mais je ne sais pas comment la mettre en place. Il se passe la même chose dans le couple. Nous sommes deux personnes différentes. Ces couples qui sont identiques, cela doit être une torture. Nous sommes différents. Comme nous sommes différents, nous nous complétons et on fait des projets. Je crois que les humanistes au Chili nous savons valoriser les différences. Nous ne les voyons pas comme un obstacle mais comme une opportunité, et cela signifie respecter les identités de chacun.

P.: Qu’est-ce que ça pourrait signifier pour l’Humanisme que vous soyez élu député?

T.H.: C’est une grande aspiration de l’Humanisme que de contribuer à la transformation structurelle de la situation des personnes. Les personnes vivent des temps difficiles. Ce pays s’est vendu dans le monde comme le pays du succès, du développement, comme le pays faisant partie aujourd’hui de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), mais la majorité des gens vivent des temps compliqués et se sentent mal traités. Je pense que l’Humanisme peut contribuer à changer cela, peut-être que nous ne pourrons pas humaniser le Chili d’ici quelques années, mais nous pourrons peut-être contribuer à un petit changement qui soit suffisant pour que les gens commencent à voir qu’il existe d’autres moyens de s’organiser et d’avoir des relations.

Je pense que l’Humanisme dans le Front Large apporte aussi une expérience. Ici il y a beaucoup de mouvements jeunes qui sont très intéressants, très courageux, mais l’Humanisme a beaucoup d’expérience accumulée de participation au gouvernement, par exemple celle de terminer avec la dictature, le travail collectif, etc. Je crois que tout cela, qui ne se voit peut-être pas dans l’Humanisme en ce moment, existe. Il existe en tant qu’expérience accumulée.

Et de pouvoir être député ici, dans ce district en particulier, où nous avons déjà obtenu une députation il y a 25 ans donne du sens et un poids particulier. La possibilité de retourner au Parlement est très belle. C’est comme de dire : « où en étions-nous ? » « et bien, continuons ! »

Car attention, 25 ans se sont passés et beaucoup de choses ont changé mais beaucoup d’autres, si on y regarde de plus prés, restent les mêmes. Les gens sont toujours discriminés. Il y a de sérieux problèmes dans ce district : expulsions, problèmes d’éducation, de logement, de pensions, environnementaux, des manques d’espaces sportifs, des problèmes de délinquance, d’addiction à la drogue… qui sont les mêmes que nous voyions lorsque nous étions avec Laura Rodriguez il y a 25 ans. Alors oui, je pense que nous pouvons apporter quelque chose.

Q.: Le néolibéralisme progresse de façon sauvage sur toute la planète. En même temps, des mouvements émergent aussi dans différents endroits sur la planète qui parlent d’une chose nouvelle, de vouloir construire une autre société. Si tu es élu comme député et même si tu ne l’es pas, comment imagines-tu que l’on pourrait travailler afin de connecter tous ces mouvements et construire un mouvement au niveau planétaire qui imagine un autre monde, à la hauteur de l’être humain ?

T.H. Le néolibéralisme ici au Chili, qui a été l’un des pays où il a été mis en œuvre pour la première fois d’une manière aussi pure et catégorique, est bien plus qu’un modèle économique, dirais-je. En réalité, il est installé comme un mode de vie, comme un mode de société. Il a gagné jusqu’ à présent une certaine lutte culturelle, pour l’exprimer ainsi. Il s’est installé comme une vérité. Et quelle est cette vérité ? C’est essentiellement la vérité de l’individualisme. C’est la vérité que chacun se bat avec ses propres moyens, chacun lutte pour soi-même et doit réussir. Et ce succès peut se faire au détriment des autres, et peu importe que cela soit ainsi, même plus, c’est bien vu. Et c’est bien vu parce que ça veut dire que tu es plus capable que les autres. C’est un darwinisme social. En fin de compte, le néolibéralisme aujourd’hui est devenu un darwinisme social dans lequel le plus fort, ou disons les choses plus claires, le plus enfoiré, celui qui montre la plus grande capacité à massacrer l’autre, est celui qui gagne.

Eh bien, face à cela, en effet, une nouvelle sensibilité émerge. Je dirais que depuis six ou sept ans, une nouvelle sensibilité a commencé à émerger qui cherche exactement l’opposé, le communautarisme, l’ensemble, l’autre, la valorisation de la diversité, l’horizontalité, la non-violence face à la violence, le fait de savoir comment recevoir la contribution de l’autre… Je pense que tout cela a effectivement gagné en force, cela s’est exprimé, nous l’avons vu depuis 2011, dans le 15 M en Espagne, mais aussi au Caire et à Tel-Aviv, et aussi ici au Chili, avec les mouvements écologistes et des étudiants, aux Etats-Unis, à New York… dans des lieux très divers. Je crois qu’il y a beaucoup d’espoir, que c’est en quelque sorte une nouvelle génération qui a commencé à s’éveiller; et pour nous qui croyons que la dynamique de l’histoire est la lutte générationnelle, eh bien, il est très encourageant de voir qu’une nouvelle génération s’éveille, parce que vraiment les dernières vingt ans avant cette dynamique générationnelle a été très atténuée. Je ne dis pas que le néolibéralisme finira comme mode culturel dans les mois ou années à venir, mais je pense qu’un regard différent commence à émerger et vous le remarquez : des partis politiques avec un style différent, avec un langage différente, des organisations sociales qui sont liées les unes aux autres, je pense que cela reflète ce nouveau moment.

Q. : Depuis le Frente Amplio, depuis le Parti Humaniste, êtes-vous en rapport avec ces organisations, avez-vous l’intention de renforcer ces relations ?

T.H. : Nous sommes en rapport, mais pour être honnête, ce n’est pas facile. Il existe un fort conflit entre les mouvements sociaux et les partis politiques. Il y a une méfiance mutuelle qui est installée, peut-être pas avec nous en tant qu’humanistes, mais elle est installée. Les mouvements sociaux se méfient fortement des partis politiques et à juste titre parce qu’ils ont été utilisés, manipulés et trompés à maintes reprises. Et les partis politiques n’aiment pas souvent les mouvements sociaux, surtout lorsqu’ils commencent à prendre leurs propres décisions. Donc, il y a un abîme ou un mur qui les sépare et il faut voir comment démolir ce mur, comment mettre un pont sur cet abîme. C’est une tâche qui est en suspens. Je ne pourrais pas te dire : « C’est fantastique ici ». Dans Juntos Podemos [NDT. ‘Ensemble nous pouvons’. Groupement d’organisations et partis politiques crée pour les précédentes élections au Chili], il y a douze ans, ce que nous les humanistes avons essayé de faire c’était de construire d’un ensemble où mouvements sociaux et partis politiques avancent de manière paritaire. Nous n’avions pas pu le faire. Nous avons échoué, mais nous insistons ! Nous n’avons pas pu, l’on n’a pas pu, les partis politiques étaient là, le parti communiste en particulier, avec une vision tout à fait différente de la nôtre, il estimait que c’était les partis qui devaient prendre l’avant-garde de ce processus. Et les mouvements sociaux étaient extrêmement irrités. Aujourd’hui il y a plus de proximité, dans le Frente Amplio il y a une relation plus égalitaire, mais cette méfiance existe, la distance existe. J’y vois donc un des défis à relever. Une des questions qui me motive beaucoup dans le district, c’est de voir si nous pouvons avancer dans une sorte de modèle, dans lequel nous pouvons travailler ensemble avec les mouvements politiques et les organisations sociales… mais c’est un défi pour l’avenir.

« Celui-ci doit être un projet d’équipe. »

Q.: Tomàs, avec l’espoir que te seras élu ce week-end… Tu auras jusqu’au mois de mars pour te préparer à assumer ce poste, Quel plan as-tu, quelles images as-tu, comment vas-tu te préparer, comment sera la construction de ce projet qui durerait quatre ans ?

T.H. Très franchement, je n’ai même pas pensé à un détail après dimanche [NDT. Dimanche 19/11, jour des élections]. Je me suis concentré à 100% sur l’élection et nous y sommes tous les jours, de 7 h 30 à 22 h 30 dans le thème de la campagne. Mais j’ai clair une réponse plus complète à ta question. Celui-ci doit être un projet d’équipe. On peut être élu député, mais c’est une fonction au sein d’une équipe. Je ne crois pas du tout que je doive m’asseoir pour réfléchir et concevoir ce projet, ne soyez pas injuste! Nous n’avons pas cette vision du projet. En d’autres termes, pour te répondre plus positivement maintenant, après dimanche si les choses résultent comme nous l’espérons, nous devrons nous asseoir avec tous ceux qui se sentent motivés par ce projet pour construire un scénario. Pourquoi voulons-nous ce poste de député ? Que voulons-nous faire ? En tant que député, il y a probablement mille choses à faire qui ne peuvent pas être intégrées dans le scénario, qui font partie de la tâche d’un député, mais il y a une intention, il y a un but, il y a une intention de ce que nous voulons faire. Ce qui se passe, c’est que cette intention, cette orientation, ce but, du moins jusqu’ à présent, je ne l’ai pas encore planifié parce que je pense que c’est un travail que nous devons faire ensemble et à partir de lundi. Mais la question est celle-ci : nous devons construire cela ensemble. Maintenant, pour moi, dans cette construction commune, ce qui me motive, c’est ce que j’ai dit plus tôt : comment essayer dans ce district qui, pour moi, est un reflet du Chili, ce district est une copie miniature de ce qu’est le Chili, il est long, il est à coté de la cordillère, mais au-delà de cela, humainement ici il est reflété la diversité de ce pays. C’est l’un des districts avec la plus grande population indigène de Santiago. C’est le district qui compte la population la plus riche du Chili et probablement de l’Amérique du Sud dans une zone et, dans une autre, il a des secteurs totalement défavorisés en termes de santé, d’éducation et de logement. C’est un district où beaucoup de retraités vivent avec des pensions misérables, où il y a tout un groupe de jeunes qui sont totalement piégés par la drogue et le manque d’accès à de bons emplois ou même à des emplois. Donc, je pense que ce que nous pouvons faire dans le district peut être une expérience intéressante si nous pouvions alors – si cela se passe bien – la reproduire ailleurs. Mais tout cela fera partie d’un scénario que nous devrons préparer après dimanche.

« … une question fondamentale est de savoir comment avancer vers une démocratie directe, plus participative, consultative et dialoguante. »

Q.: Tu es élu député, quels mécanismes vas-tu mettre en place pour connaître l’opinion du peuple et comment tu vas faire pour donner la plus grande participation possible à la population ?

T.H. J’aspire à pouvoir faire ici dans le district la même chose que les humanistes proposent au niveau général : passer d’une démocratie représentative à une démocratie directe et participative. Qu’est-ce que ça veut dire? Que nous intégrions les initiatives populaires de lois, c’est-à-dire, que les citoyens puissent présenter des projets de loi pour lesquels on doit se réunir, s’organiser, dialoguer, échanger et voir quelles lois sont leurs priorités. C’est ce qui est intéressant de l’existence des plébiscites, tant au niveau national qu’au niveau des districts, communal et local ; l’existence de mécanismes de révocation des mandats, par lesquels les élus peuvent être démis de leurs fonctions, car il arrive que des élus restent ‘cloués’ à leur postes pour de longues périodes sans rien faire. Il faudrait rendre des comptes sur les activités réalisées par toutes les autorités, en particulier celles qui sont élues, et celles non élues mais qui occupent des postes d’importance publique. Eh bien, il me semble que ce sont tous des mécanismes qui renforcent la démocratie, la rendent plus directe et redonnent aux gens un rôle de premier plan. S’il y a quelque chose qui nous motive, c’est bien la façon de rendre, ou de leur donner pour la première fois parce que, dans bien des cas, ils ne l’ont pas eu, le protagonisme aux  citoyens. Aujourd’hui, nous vivons dans une démocratie très formelle, où l’on est censé voter tous les quatre ans, mais ce vote n’a aucune incidence, car ils promettent une chose et en font une autre, ils  représentent d’autres intérêts. Donc, pour moi, une question fondamentale est de savoir comment évoluer vers une démocratie directe, plus participative, consultative et dialoguante, et c’est valable pour moi, avancer en ce qui concerne les projets de loi que nous devrions promouvoir à l’échelle nationale et avancer en ce qui concerne la façon dont nous travaillons dans le district.

Q.: Laura Rodriguez, députée humaniste élue dans deux communes de ton district, a beaucoup parlé et écrit sur le virus de hauteurs. Comment ton équipe et toi allez vous faire vacciner contre ce virus, qui pourrait vous affecter si vous le choisissez, bien sûr?

T.H. Vous devez me demander une heure avant que je réponde à cette question… hahahahahaha… Remplissez un formulaire en trois exemplaires… hahahahahaha… Je pense que les humanistes sommes généralement assez bien vaccinés contre le virus des hauteurs, mais en même temps je pense qu’il ne faudrait jamais cesser de faire de l’exercice contre ce virus. En premier lieu, c’est comme le gymnase, et la meilleure façon de faire de l’exercice est, je pense, de travailler en équipe, de toujours travailler en équipe et, deuxièmement, de ne jamais perdre son sens de l’humour. Et l’humour vient essentiellement de rire de soi-même, parce que je pense que l’on est le plus drôle et le plus surréaliste de tous. Alors ça aide beaucoup !

Pour nous, les postes sont des fonctions et il n’y a pas de grande différence entre chacune des fonctions d’une équipe, pendant que nous nous amusons, pendant que nous complotons, pendant que nous sommes dans un projet, je pense que nous sommes vaccinés. Et d’autre part, toujours avoir le livre de Lala (Laura Rodriguez) à portée de main… au cas où on l’oublierait.

Nous sommes reconnaissants pour cette interview, menée par divers rédacteurs de Pressenza.

 

Traduction de l’anglais : Romane Vilain