Au Forum mondial des médias, organisé  par la Deutsche Welle à Bonn, en Allemagne, nous avons eu l’occasion d’interviewer Frank La Rue, sous-directeur général adjoint de l’UNESCO pour la communication et l’information. Voici notre conversation.

Pressenza : De manière générale, quel est le bilan sur le processus de démocratisation de la communication en Amérique latine et aux Caraïbes ?

Frank La Rue : Je pense que nous nous trouvons devant un phénomène spécial. En Amérique Latine, nous continuons à nous heurter à quelques problèmes, comme la concentration des médias. Cela reste un problème qui  pourrait éventuellement se résoudre avec l’utilisation des outils numériques. Bien que dans ce cas, la question est liée à qui gère la connexion et la téléphonie mobile, car les moyens d’accès à internet ne sont pas uniquement la fibre optique ou les systèmes traditionnels, mais aussi la téléphonie mobile, surtout pour la zone rurale d’Amérique latine.

Il est important de commencer à considérer le travail des médias et de la communication médiatique aussi bien depuis la nécessité de rechercher le principe de pluralisme, de la diversité des médias (publics, privés et communautaires), ainsi que du pluralisme des idées, et aussi sur l’utilisation des nouvelles technologies. Les nouvelles technologies nous offrent des facilités auxquelles nous devons nous habituer, ce qui va impliquer de commencer à les concevoir comme un vaste concept pour l’Amérique latine.

P : Quels sont les enjeux globaux qui empêchent de garantir le droit à la communication ? Quelles sont les tâches qui restent à accomplir pour l’UNESCO ?

FLR : En premier lieu, la violence contre les journalistes qui augmente, et c’est triste à dire, mais elle n’a pas seulement un rapport avec les conflits armés en Syrie ou au Soudan du Sud, ou ailleurs, car c’est un phénomène mondial. Même dans les pays démocratiques, les journalistes sont attaqués. En effet, on les intimide, on les emprisonne, il y a des centaines de journalistes en détention arbitraire partout dans  le monde et de nombreux cas de violence directe et d’assassinats.

Ceci est le premier phénomène sur lequel nous, UNESCO, insistons, pour qu’il soit éradiqué, surtout sur la question de l’impunité, nous insistons pour que chaque cas soit examiné pour pouvoir localiser son origine et faire le premier pas pour solutionner cette violence. Un phénomène ascendant qui nous préoccupe beaucoup est le harcèlement sexuel envers les femmes journalistes, qui se produit continuellement, quelquefois à cause du journalisme d’investigation orienté vers le crime organisé ou la corruption politique entre autres, ou simplement parce qu’elles veulent se consacrer au journalisme sportif, un milieu où on les rejette et c’est là que commence le harcèlement sexuel.

Le second phénomène est celui de la concentration des médias, dont nous avons déjà parlé, et qui existe dans le monde entier. Sur internet, quatre ou cinq grandes plates-formes dominent le réseau, et cela a des implications linguistiques, culturelles et de tout type. Je ne suis contre aucune plate-forme en particulier, je soutiens seulement l’idée que nous devons continuer à garantir le respect de la diversité culturelle, des différentes langues du monde, des expressions de tous les secteurs et de l’accès à l’information pour tous.

Le troisième phénomène est l’accès à l’information. Les règles d’accès à l’information découlent d’une tendance conservatrice, d’un monde enfermé sur ses modèles, ce qui n’est pas bon. Nous revenons à des régimes autoritaires qui limitent la liberté d’expression, pas seulement envers les journalistes, et qui limitent en plus l’accès à l’information, et cela se passe partout dans le monde, dans tous les continents.

Nous assistons à une manipulation de l’information que certains appellent «  fake news ». Personnellement, je n’aime pas le terme, il me semble que l’on ne peut pas l’appeler une fausse nouvelle, parce que le fait de l’appeler une nouvelle fait partie d’une manœuvre pour créer des doutes dans les services d’information.

Il me semble que nous sommes clairement confrontés à des campagnes de désinformation pour favoriser un candidat ou une position politique, où les populismes de droite avancent parce que ce n’est pas que l’on donne une fausse nouvelle mais qu’il se crée une information fictive pour manipuler l’opinion publique. Un phénomène dangereux car mis en place avec des études d’opinion, sur ce qui nous intéresse d’entendre et ce que nous voulons savoir.

P: Quel est le rôle et l’apport de L’UNESCO face à ces trois grands défis d’une envergure impressionnante ?

Nous avons un plan pour chacun d’eux. Pour le premier, L’UNESCO est  l’agence des Nations Unies qui coordonne le plan d’action inter-agences pour la sécurité des journalistes, et notre plus grand désir est de promouvoir un plan multi-sectoriel. Un plan dans lequel participent les agences des Nations Unies, les états eux-mêmes avec des associations de presse et de la société civile, en tirant parti des objectifs de développement durable et de l’objectif 16, qui porte sur la garantie de l’accès public à l’information pour tous les états.

Nous avons mentionné que tous les états doivent informer les Nations Unies sur le développement des objectifs et sur le développement d’un mécanisme de sécurité pour les journalistes dans chaque pays. Un mécanisme qui concerne aussi le thème de l’impunité et qui garantit, dans les faits, une enquête chaque fois que des journalistes sont attaqués ou accusés. Ce point est très important pour nous. Nous voulons une déclaration des Nations Unies au sujet des journalistes comme il en existe une pour les défenseurs des droits humains.

Pour le deuxième thème, celui de la diversité et du pluralisme, nous essayons de mettre en œuvre des politiques publiques concernant la gestion des technologies de l’information et de la communication (TIC), via  Internet, pour aider les personnes à développer leurs propres médias. En effet, nous avons plusieurs projets qui ciblent la prévention de la violence et où les jeunes avec leur portable peuvent commencer à élaborer des programmes avec des messages pour la paix.

Nous menons cette initiative avec un très bon résultat en Afrique. Nous faisons aussi partie d’un programme pour appuyer le sud de la Méditerranée et nous y appliquons la même idée d’utiliser le réseau d’Internet et les  réseaux sociaux pour que les jeunes se connaissent, communiquent, dialoguent, brisent les préjugés et cherchent l’entente entre différentes visions, cultures, ethnies et religions.

Face au troisième défi, nous accordons beaucoup d’importance à l’éducation aux médias en ce sens que nous croyons qu’internet est à la fois une merveilleuse technologie et un danger, depuis le harcèlement des enfants jusqu’aux menaces et intimidation, car les personnes utilisent Internet avec beaucoup de naïveté.

Il existe des violations de la vie privée dont les personnes n’ont aucune idée, de gigantesques bases de données, et pour cette raison nous croyons que les actions éducatives que nous promouvons comme politiques sont importantes. Il manque dans les pays des programmes de formation pour les enfants dans le domaine des médias. Avec notre campagne de la Journée mondiale de la liberté de la presse, ce 3 mai, nous avons lancé le développement des « esprits critiques pour un monde en situation critique », car dans le monde d’aujourd’hui, nous avons besoin d’une pensée critique depuis l’enfance pour que les personnes puissent comprendre et interpréter les données.

P : Autour de ces stratégies, quelle est l’importance et l’appui que l’UNESCO donne aux médias libres (communautaires et indépendants), dans ce cadre complexe du monde de la communication ?

FLR : L’UNESCO fournit un appui avec des programmes spécifiques, par les effets des politiques publiques. Il n’existe pas un appui individuel, car L’UNESCO n’en a pas les moyens, mais dans les politiques publiques, notre idée est de promouvoir la reconnaissance des médias communautaires, car dans le monde il n’y a pas toujours cette reconnaissance. En outre, tenant compte de cette diversité des médias, nous voulons promouvoir des politiques publiques d’accès à l’information pour la transparence, et promouvoir la formation des journalistes.

Dans plusieurs pays au sein de zones de conflits, nous luttons pour  la prévention de la violence avec le journalisme d’investigation et avec le journalisme pour la paix. Aussi au niveau du grand public, l’idée est de fournir une éducation médiatique, dans les écoles, avec les enseignants, une formation sur comment comprendre les médias, comment avoir un esprit critique et comment prévenir les dangers d’internet et des nouvelles technologies.

P : Sur le processus de paix en Colombie, quel a été le rôle de L’UNESCO et quelles étaient ses priorités ?

FLR : L’ UNESCO n’a pas de bureaux en Colombie, toutefois nous sommes allés dans le pays et il y a eu des réunions avec le président Santos, avec la ministre des affaires étrangères, avec la ministre de l’éducation et avec plusieurs ministres pour manifester le soutien au processus de paix. Là où on nous a le plus sollicité, c’est à la frontière, avec le thème de l’éducation citoyenne, la participation, et en particulier dans la formation technique pour le travail dans les zones de mobilisation. L’UNESCO est concernée et s’engage à coopérer sur ces thèmes.

Nous sommes très intéressés par le thème de la communication. Plusieurs amis journalistes nous ont demandé d’intervenir dans la formation de journalistes pour la paix et nous pensons le faire.

 

Article traduit de l’espagnol par Trommons.com. Révision de Jean-Marc Dunet.