Un nouveau cycle de conférences a débuté la première semaine de mai à Vienne. Il se conclura par la Conférence d’examen du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) de 2020. États parties et organisations de la société civile ont pu échanger leurs points de vue au cours du débat général, mais également lors des évènements organisés en parallèle. À l’occasion de la conférence « OTAN, armes nucléaires et traité d’interdiction ? » proposée par le Bureau international de la paix, Otto Jäckel, de l’Association internationale des avocats contre l’arme nucléaire – section Allemagne (IALANA), a abordé la question des menaces sur la sécurité internationale, et tenté d’expliquer les raisons qui poussent la Corée du Nord à développer son programme nucléaire. Nous republions ici les propos de l’auteur avec son aimable permission.

Sécurité commune contre dissuasion nucléaire : la fin de l’ère du nucléaire

Confrontation entre Corée du Nord et États-Unis, et principe de sécurité commune.

Les États-Unis sont-ils vraiment en mesure de pirater le programme d’armement nord-coréen ? Cette question est au cœur de l’article de Jeffrey Lewis Is the United States really blowing Up North Korea’s Missiles ? (« Les États-Unis peuvent-ils faire sauter le programme d’armement nord-coréen ? »), publié dans le magazine Foreign Policy du 19 avril 2017. Il y explique qu’aucune preuve n’existe pour étayer l’existence d’un programme américain ultra-secret menant des cyberattaques contre les missiles de Kim Jong-un et que David Sanger, le journaliste du New York Times qui défend cette théorie, se met le doigt dans l’œil. Argument avancé par Jeffrey Lewis : sur les 66 tirs de missile opérés par la Corée du Nord depuis 2014, 51 ont été une réussite. Si piratage il y a, écrit-il, il n’a servi qu’à neutraliser un nombre insignifiant de missiles.

Sa conclusion : croire que le piratage informatique peut contrecarrer le programme balistique nord-coréen n’est qu’une manière de fermer les yeux sur l’échec de notre stratégie politique.

C’est selon moi une conclusion tout à fait raisonnable. J’ajouterai également que la stratégie en question est hautement contestable.

Premièrement, elle part de l’hypothèse que Kim Jong-un compte réellement lancer une attaque nucléaire contre les États-Unis. Et deuxièmement, elle présuppose qu’une offensive nord-coréenne ne peut être évitée que par le biais de cyberattaques, voire même de frappes nucléaires préventives.

Ceux qui exhortent à une attaque nucléaire immédiate contre la Corée du Nord pensent-ils que nous avons la mémoire si courte ?

N’avons-nous pas déjà eu cette discussion juste avant la guerre en Irak de 2003 ? Guerre dont on ne voit d’ailleurs toujours pas la fin.

Depuis ces évènements, nous savons que les frappes préventives ne peuvent se justifier par le droit à la légitime défense telle qu’elle est décrite dans l’article 51 de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire « dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée ». Cela signifie qu’une attaque doit déjà avoir eu lieu, ou bien qu’elle a débuté de telle manière à ce que seul le recours à la force militaire soit en mesure de l’éviter.

Les vidéos de propagandes montrant des tirs de missiles lancés contre des cibles américaines constituent bien évidemment une menace de recours à l’arme nucléaire (ce qui est illégal), mais nous ne devons pas les confondre avec une réelle agression armée. Une attaque militaire contre la Corée du Nord représenterait donc une violation directe du principe de nonviolence prôné par l’article 2 de la Charte des Nations Unies.

Soyons clairs sur un point : le droit à la légitime défense ne signifie pas le droit de menacer de recourir aux armes nucléaires, voire même le droit à l’emploi d’armes nucléaires tout court. C’est exactement ce qu’a conclu la Cour Internationale de Justice dans son avis consultatif du 8 juillet 1996, émis à la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies afin d’éclaircir la question de la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires.

Bien qu’il n’existe pas encore de traité les interdisant, contrairement aux armes chimiques et biologiques de destruction massive, la Cour a statué que l’emploi, et donc la menace d’employer, des armes nucléaires, serait une violation directe des principes fondamentaux du droit international humanitaire.

La Cour a tiré cette conclusion en se fondant sur des textes tels que la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868, première convention à introduire des restrictions sur les moyens et méthodes de combat. Celle-là même qui a codifié le principe coutumier interdisant l’emploi d’armes pouvant causer des souffrances inutiles. Ce principe est toujours de rigueur aujourd’hui. La Cour s’est également appuyée sur les principes suivants : un conflit armé ne peut avoir de conséquences que sur les combattants, et il ne peut toucher les populations des pays avoisinants n’y prenant pas part ; toute attaque sur des populations civiles est illégale ; l’emploi des armes ne doit pas nuire à l’environnement. Elle s’est aussi inspirée de la loi exigeant que les ressources naturelles soient préservées pour les générations futures.

À ma connaissance, aucune arme nucléaire ne répond à ses conditions légales.

Le recours à l’arme nucléaire contre la Corée du Nord équivaudrait au massacre pur et simple de ses habitants. Cette décision mettrait également en danger les populations civiles des pays partageant une frontière avec la Corée du Nord : Corée du Sud, Chine, Russie, et même le Japon.

L’IPPNW (association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire) nous apprend dans son étude sur le conflit armé nucléaire qu’un tel évènement, même si l’on parvenait à le confiner à l’échelle locale, pourrait causer un hiver nucléaire dont les effets seraient dévastateurs, non seulement pour l’humanité, mais aussi pour toutes les créatures vivantes sur terre.

Cet état des lieux nous permet de conclure qu’un conflit nucléaire ne pourra se résoudre que par la désescalade.

Le succès d’une stratégie de résolution de conflit repose sur la compréhension de la position et des intérêts de la partie adverse.

Si l’on analysait le conflit de manière plus poussée, peut-être pourrions-nous découvrir que le dirigeant coréen a de bonnes raisons de se sentir menacé ? Peut-être éprouve-t-il une peur profonde, ancrée dans ses gènes, forgée par des expériences passées ?

Parlons, si vous le voulez bien, de quelques-unes de ces expériences :

La lutte des communistes coréens contre le colonialisme a toujours été un combat sans pitié. Après la conquête de Shanghai par le Kuomingtang et les communistes chinois en mars-avril 1927, Tchang Kaï-chek, le leader du parti, s’est lancé dans une série d’arrestations et d’assassinats de ses anciens alliés, supprimant communistes chinois et coréens par milliers. Ils étaient abattus, ou brûlés vivants dans les fours des locomotives. André Malraux, célèbre écrivain qui sera amené à devenir ministre de la Culture sous De Gaulle, décrit d’ailleurs ces évènements dans son roman « La condition humaine ».

Les semaines précédant la Guerre de Corée, le dictateur sud-coréen Syngman Rhee avait lui aussi commandité le meurtre de communistes et de paysans pauvres emprisonnés pour leur supposée appartenance au parti. Plus de cent mille personnes ont été abattues puis enterrées dans des fosses. Ces évènements ont sans doute provoqué l’attaque de la Corée du Nord contre la Corée du Sud en juin 1950, qui causa la mort de 940 000 soldats et de plus de 3 millions de civils.

70 ans plus tard, l’unification des deux Corées ne pourra se concevoir que de manière pacifique. Plus les États-Unis essaieront d’isoler la Corée du Nord de la Chine (leur allié historique), plus ils parleront ouvertement d’envoyer un commando des forces spéciales pour assassiner Kim Jong-un, comme ils l’ont fait pour Ben Laden, plus le dictateur nord-coréen aura de raisons de se sentir menacé. Kim Jong-un a bien vu comment Saddam Hussein et Khadafi ont été renversés. Nous ne pourrons atteindre la sécurité internationale que de manière collective, en la partageant avec nos adversaires, et non en s’opposant à eux. C’est ainsi que l’Europe a su se sortir de la guerre froide. Il nous faut donc de toute urgence élaborer des mesures pour faire renaître la confiance. Il nous faut des mesures de désescalade nucléaire. Nous devons cesser toute manœuvre militaire et amorcer les négociations.

Kim Jong-un gouverne tel un roi sur la Corée du Nord. C’est un dictateur, certes, mais il n’en est pas fou pour autant. Il a fait ses études en Suisse, dans un internat réputé. Il a lancé des réformes économiques dans son pays. Nous ne parviendrons à instaurer la sécurité dans la péninsule coréenne qu’en travaillant avec lui, et non contre lui.

Emmanuel Kant, dans ses textes sur le droit international, remarquait déjà que la guerre ne peut être menée en vue d’assujettir ou même d’exterminer un adversaire, car quand elle prend fin, il doit toujours être possible pour les adversaires de renouer des relations juridiques et de négocier des traités.

Les armes nucléaires vont tout à fait à l’inverse de cette notion. L’humanité a mis fin aux sacrifices humains, l’humanité a mis fin à l’esclavage, il est désormais temps qu’elle mette fin aux armes nucléaires !

 

Traduit de l’anglais par Laurane Tesson