Entretien avec Abul Kalam Azad, Action Aid, Bangladesh, réalisé par Éric Toussaint, Sushovan Dhar et Nathan Legrand

Abul Kalam Azad travaille pour Action Aid à Dacca, au Bangladesh. Il est également membre du CADTM. Il étudie les impacts du microcrédit et a mené des études participatives avec les victimes de ce type de prêts.

Comment est organisé le microcrédit au Bangladesh ?

Le plus pertinent serait bien sûr de réaliser des interviews directement avec des personnes ayant contracté des prêts auprès d’agences de microcrédit. Elles sont les mieux à même de raconter leurs expériences. Cela dit, j’ai été amené à rencontrer des habitants et habitantes de villages ruraux afin, justement, de recueillir leurs témoignages sur le microcrédit. Je vais essayer ici de partager leurs récits.

On connaît bien l’histoire générale du microcrédit au Bangladesh. Celle-ci a commencé dans les années 1980. Avant cela – et encore aujourd’hui dans une certaine mesure –, les gens contractaient des prêts auprès de prêteurs usuriers locaux dont l’importance des activités était variable. C’est la Grameen Bank, fondée en 1976 par Muhammad Yunus, qui a introduit les premiers prêts de microcrédit, rejointe plus tard par d’autres agences, dont notamment la BRAC Bank (créée en 2001).

Le microcrédit, dans son fonctionnement « classique », consiste à accorder de petits prêts à plusieurs débiteurs réunis en un seul groupe. Un groupe bénéficiant d’un prêt est composé d’environ 25 à 30 personnes devant s’engager sur 16 principes (qui ont pour but de garantir que les emprunteurs agiront de manière collective et inclusive en tant que groupe de débiteurs). Les membres d’un groupe commencent par constituer un fonds d’épargne commun, avant de s’adresser à une agence de microcrédit sur cette base afin de demander un prêt. Plus récemment, les agences de microcrédit ont commencé à pratiquer des prêts aux individus. Dans le cas d’un prêt individuel, le débiteur doit constituer une garantie auprès de l’agence s’élevant à 30 % du montant contracté.

Quels sont les problèmes rencontrés par les personnes contractant des emprunts auprès des agences de microcrédit ?

À partir de 2008-2009, dans le cadre de mon travail avec l’association The Hunger Project, j’ai rencontré des habitants et habitantes de villages ruraux pour recueillir des témoignages sur leurs habitudes de vie. L’idée de ce travail était de faire en sorte que les communautés trouvent des solutions à leurs principaux problèmes à l’aide d’une approche de « recherche-action participative » (participatory action research – PAR) dans laquelle je jouais le rôle d’animateur. Nous avons commencé à identifier les problèmes locaux, et nous sommes rendus compte que le problème principal était le microcrédit. Je ne m’imaginais pas jusqu’alors que le microcrédit pouvait constituer une source de problèmes. On a approfondi les discussions sur le microcrédit et tous les problèmes qui y sont liés ont été étalés. Les villageois étaient très intéressés à livrer leurs expériences négatives liées au microcrédit.

Bien sûr, l’un des principaux problèmes liés au microcrédit vient des taux d’intérêt pratiqués dans ce type de prêts : officiellement, le taux se situe autour de 15 %, mais en fait, si l’on fait les calculs en prenant en compte l’ensemble des clauses des contrats, on arrive facilement à un taux d’intérêt réel de 50 % par an. Bien sûr, les prêteurs usuriers locaux pratiquent des taux plus élevés, mais ils adoptent une certaine flexibilité en cas de difficultés de remboursement, ce que ne font pas les agences de microcrédit.

Les difficultés liées au remboursement du microcrédit ont induit énormément de stress au sein des familles contractant des prêts. Le seul élément positif – jusqu’à un certain point – induit par le microcrédit a été l’accès à l’emploi pour les membres de la famille du débiteur. Mais cet accès à l’emploi est contraint par les montants à rembourser, et le microcrédit a favorisé la dislocation et la disparition de l’harmonie sociale au sein des familles.

Par ailleurs, le microcrédit a donné naissance à un autre type de petits usuriers dans les villages. Les débiteurs empruntent en effet à de petits usuriers afin de remplir leurs obligations de remboursement à l’égard des agences de microcrédit.

Le piège de l’endettement lié au microcrédit vient notamment du surplus de consommation que ce type de prêt crée. Par exemple, si une famille reçoit 5000 Taka (environ 60 euros), il est probable qu’elle utilise une partie importante de cette somme pour acheter des vêtements « coûteux » qui lui seraient autrement inaccessibles. Dès lors, il y a un risque pour cette famille de tomber dans le piège de l’endettement : pour rembourser le premier prêt, le débiteur va devoir emprunter auprès d’une autre agence ou bien auprès de prêteurs usuriers. Un ménage peut ainsi contracter des emprunts auprès de trois ou quatre créanciers différents. Quand on a trois créanciers, il est impossible de les rembourser : souvent, ces familles doivent rompre avec leurs communautés, fuir leurs villages pour s’installer en ville.

Qui sont les emprunteurs ?

Dans les zones rurales, les emprunteurs sont principalement des petits et moyens paysans et des paysans sans terre. La division entre paysans riches, moyens et petits, dépend de la superficie de la terre qu’ils possèdent. Selon les critères développés par le Bureau des Statistiques, un paysan riche possède plus de 3 hectares, un paysan moyen possède entre 1 et 3 hectares, un paysan possédant moins d’un hectare est un petit paysan ou un paysan sans terre (dans le cas où il possède moins de 40 ares). Les paysans riches sont quasiment absents des villages aujourd’hui. On parle de « propriétaires absents » qui s’installent en ville et louent leurs terres aux petits et moyens paysans ou aux paysans sans terre. Il y a dix ans, 50 % des paysans riches étaient installés en ville, donc « absents ». Aujourd’hui, cette proportion est passée à 80 %. C’est un défi pour une potentielle réforme agraire. Ces paysans riches s’engagent dans d’autres activités dans les zones urbaines. Pour les petits paysans ou les paysans sans terre cultivant des terres de paysans riches exilés, leur activité ne leur suffit pas pour survivre : ils doivent multiplier les activités professionnelles, par exemple en devenant chauffeurs tandis que leurs épouses cultivent la terre.

Avec les plans d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, les subventions agricoles ont été supprimées. Dans les années 1970, la plupart des terres étaient possédées par des paysans riches qui empruntaient auprès des banques. À partir des années 1990, les paysans riches ont commencé à quitter leurs terres, et les petits paysans et paysans sans terre qui les ont cultivées moyennant une location ont commencé à s’endetter auprès des agences de microcrédit (puisque les banques ne prêtent pas d’argent à ces petits paysans). Les plans d’ajustement structurel ont conduit à une marchandisation de l’agriculture. Autrefois, la Bangladesh Agricultural Development Corporation (BADC) achetait à prix fixes et garantis les récoltes. Ce système permettait une stabilité pour les paysans puisque les prix ne dépendaient pas du marché. Les plans d’ajustement structurel ont supprimé ce mode de fonctionnement. Les subventions pour les semences et les intrants ont également été supprimées. La « révolution verte » qui a eu lieu au Bangladesh dans les années 1980 a favorisé le tournant des paysans vers le microcrédit.

Quels témoignages marquants as-tu entendu sur l’expérience du microcrédit ?

En juillet-août 2015, j’ai participé à un groupe de « recherche-action participative » dans un village nommé Morka Daspara (collectivité de Sat Gambuj, district de Bagerhat). Dans un groupe de microcrédit de ce village, deux ou trois femmes n’avaient pas pu rembourser l’agence de microcrédit. Le groupe a été solidaire et a remboursé pour ces femmes, ce qu’elles disent avoir vécu comme une deuxième libération (en référence à la guerre de libération de 1971 qui a libéré le Bangladesh de la domination pakistanaise). Ce groupe a ensuite mis en place une alternative au microcrédit en créant une coopérative.

Chez les personnes victimes de l’arnaque du microcrédit, l’anxiété est visible sur les visages et dans le langage corporel. Cela est dû au stress induit par les échéances de remboursement régulières à court terme.

Le microcrédit a eu des effets culturels négatifs importants. J’ai déjà mentionné la surconsommation, mais on peut ajouter à cela la culture du mensonge, la perte d’estime de soi ou encore le gaspillage.

Quand on interroge les personnes qui ont contracté des prêts de microcrédit, 5 à 10 % seulement disent qu’ils ont été couronnés de succès. C’est cette minorité non représentative que Muhammad Yunus et les institutions de microfinance mettent en avant.

L’article original est accessible ici