Le multilinguisme est l’usage de deux ou plusieurs langues, aussi bien par un locuteur individuel que par une communauté de locuteurs. On estime que les locuteurs multilingues dépassent les locuteurs monolingues parmi la population africaine. Plus de la moitié des Africains affirment parler une autre langue que leur langue maternelle du fait de la colonisation. Le multilinguisme est devenu un phénomène social régi par les besoins liés à la globalisation et à l’ouverture culturelle. A maintes reprises en Afrique, j’ai rencontré des personnes avisées qui m’ont parlé des “deux têtes” des Africains. Des têtes qui souvent correspondent à chacune des langues parlées. Le colonialisme a laissé derrière lui ces deux têtes, ou du moins deux langues. On en parle avec Anderline Amamgbo, militante pour les droits de la personne, collaboratrice de Pressenza et spécialiste d’histoire africaine.

C’est vrai cette histoire des  » deux têtes « ? Il y a des Africains qui se sentent ainsi, avec deux têtes ?

Tous les Africains, moi y comprise, nous nous sentons « deux têtes », si on doit l’appeler ainsi. Les locuteurs multilingues ont acquis et conservé une langue durant leur enfance, la fameuse première langue. La première langue (parfois on l’appelle aussi langue maternelle) est acquise, sans instruction formelle grâce à des mécanismes lourdement contestés. Les enfants qui apprennent deux langues de cette façon sont appelés » bilingues simultanés ». Même dans le cas des bilingues simultanés, une langue  domine habituellement l’autre. Je parle parfaitement trois langues mais dans ma vie, l’italien domine malheureusement ma langue maternelle; ceci est dû au fait que j’ai été élevée en Italie, et à la maison, mes parents me parlaient toujours et uniquement en italien  tandis que mes proches me parlaient en anglais (langue coloniale). Durant mon adolescence, j’ai compris l’importance de connaître mes origines et ma langue maternelle; alors, j’ai commencé à apprendre aussi l’Igbo.

Il est évident que chaque langue génère une mentalité ; selon toi, quelle est l’influence des langues africaines sur les mentalités des Africains ?

Il y a tant de trésors acheminés par les langues africaines tels que la dignité de la littérature, la culture, la philosophie et le respect des autres.

Il y a eu plusieurs tentatives, dans certains pays africains  pour reconnaître la langue d’origine comme langue officielle : quelle est ton analyse sur ce processus ?

Nous partons du présupposé que nos langues d’origine sont notre identité. Par exemple, en Afrique, quand un enfant naît, le premier nom qu’on lui donne doit être dans la langue d’origine parce qu’ainsi les parents donnent déjà à l’enfant son origine et son identité. Dans les sociétés multilingues, l’usage d’une langue coloniale dominante menace la culture et l’origine de la population. L’anglais et le français demeurent les langues coloniales dominantes des affaires et de la politique, et c’est de plus en plus l’orientation de la langue dans les écoles africaines. Selon moi, il est très important que tous les pays d’Afrique reconnaissent leurs langue d’origine comme langue nationale à la place  des langues coloniales, mais ce sera dur, vu et compte tenu que les colonisateurs, durant le colonialisme, ont “amalgamé” plus d’une nation/tribu avec des langues d’origines différentes, diverses cultures, différents systèmes de valeurs communes et différentes religions. L’histoire nous enseigne que l’union de plusieurs états postcoloniaux, ça ne marchera jamais ainsi qu’on a pu le constater dans le  le cas du Nigeria et du Biafra par exemple. Il y a un proverbe africain qui dit “on ne peut mélanger l’huile à l’eau”. La fusion des protectorats du nord et du sud du Nigeria en 1914 était une union de commodité initiée par les intérêts anglais  pour explorer, dominer, assujettir. En 1914, les Anglais ont amalgamé trois nations, à savoir le Biafra, l’Oduduwa et l’Arewa pour créer le Nigeria que nous connaissons aujourd’hui. Comme je le disais, d’abord, on ne peut pas unir et forcer trois nations complètement différentes à vivre ensemble comme un État unique. Il y aura toujours des conflits à cause de la marginalisation, des différences, de la discrimination et de la souffrance. 50 ans plus tard, la population du Biafra en est encore à demander son indépendance au Nigeria parce qu’elle ne se trouve pas bien dans cette union forcée. La même chose se passe au Cameroun. Si une nation a une langue maternelle unique, ceci crée l’indépendance, l’égalité, le respect, la démocratie et la paix.

Les langues africaines sont des langues orales, en général : est-ce que cela fait sens de les transformer en langues écrites ? Cela fait-il sens de rédiger les documents officiels dans les langues africaines ?

Il est très important, selon moi, que les langues africaines soient transformées en langues écrites parce que quand les populations permettent au colonialisme d’annuler toutes leurs origines et leurs langues différentes, c’est une forme d’oppression. Cette façon d’imposer la langue coloniale aux  peuples colonisés, en interdisant l‘usage de leur langue native, endommage l’état psychologique, physique, culturel et le bien-être des peuples colonisés. Tout peuple africain a le droit d’user de sa propre langue d’origine qu’elle soit parlée ou écrite. Les gouvernements africains devraient promouvoir leurs langues maternelles et les utiliser comme langues officielles. Par exemple, ça serait une bonne idée si les panneaux routiers étaient bilingues. Il serait aussi utile de traduire dans les différentes langues maternelles, les publications gouvernementales rédigées en anglais et en français.

Récemment, il a été écrit que les deux opposants du conflit au Cameroun sont la minorité anglophone et le gouvernement francophone : n’est-il pas absurde que les Africains se disputent au sujet des deux langues de leurs anciens colonisateurs ?

Dans la région méridionale du Cameroun où la majorité des habitants parle anglais, ont commencé les protestations visant à demander la fin de l’utilisation du français dans les tribunaux et le système scolaire. Les protestations ont commencé durant le mois d’octobre 2016, quand un groupe d’avocats anglophones est descendu dans les rues de la ville de Bamenda, capitale de la région nord-occidentale  pour protester contre l’usage du français dans les tribunaux et l’absence de version en anglais pour certains actes juridiques. Maintenant, ces personnes, de grâce, font bien de protester pour demander la fin de l’usage de la langue française dans les tribunaux et dans le système scolaire car ils se voient marginalisés ou discriminés à cause de la langue française, mais ce qui ce passe au Cameroun n’est pas seulement un conflit entre deux populations à cause de leur langue coloniale. Ceci n’est pas un problème qui a été initié avec les protestations des avocats en octobre passé mais cela a commencé en 1961 quand les territoires du Cameroun du Sud ont été annexés au moderne Cameroun. L’Ambazonia est le terme utilisé pour désigner le mouvement qui tente d’agir pour la restauration du Cameroun méridional. Les gens en Ambazonia sont descendus dans la rue pour demander l’indépendance sans conditions préalables. Certains groupes ont demandé le retour à un système fédéral. D’autres demandent la séparation des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et le retour de ce qu’on appelle le “Cameroun méridional” ou Ambazonia, qui a été sous mandat britannique durant la colonisation.

La carte de l’Afrique présente trop de lignes droites, tracées par qui ne savait rien des populations, des langues, des ethnies et des traditions : que penses-tu que devraient faire les Africains ? Est-il encore possible de faire quelque chose pour restaurer l’identité et les droits de tous ?

Je suis d’avis que la carte de l’Afrique redevienne telle qu’elle était avant la colonisation. Il a été prouvé que d’amalgamer les populations africaines avec différentes cultures, traditions, religions, ethnies et systèmes de valeurs communes ne fonctionne pas; cela crée seulement des guerres, de la discrimination, de la marginalisation, et la violation des droits humains.

 

Traduit de l’italien par Anojaa Karunananthan – Trommons.org