Par Angelica Montes Montoya – Opinion Internationale

Après trois ans et demi de pourparlers, le gouvernement colombien et les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) sont sur le point de signer un accord de paix historique, qui mettra fin à plus de soixante années de conflit. Ce conflit armé colombo-colombien, qui a déjà « survécu » à la chute du mur de Berlin (1989) et à la disparition de l’URSS (1991), est toujours d’actualité alors que les ennemis d’hier, États-Unis et Cuba, entrent dans une ère d’entente cordiale. Un accord suffira-t-il à oublier un conflit d’une telle durée ? Qu’est-ce qui attend la Colombie après le tunnel des années de guerre ?

Une histoire de paix avec des hauts et des bas

Lorsqu’en 2012 les Farc et le gouvernement de Juan Manuel Santos sont entrés en négociations pour un accord de paix, dans la capitale cubaine, le scepticisme était à la mesure des espoirs déçus par l’échec des tentatives antérieures. Aujourd’hui, nous devrions être témoins de la signature de cet accord, prévue le 23 mars prochain d’après le calendrier approuvé par les deux parties. Derrière le bonheur des uns et l’incrédulité des autres, restent en suspens de nombreuses questions sur l’avenir.

Dans le cadre des accords de paix entamés le 4 septembre 2012, les délégués des Farc et du gouvernement colombien se sont engagés dans un processus nommé « agenda pour la paix », qui compte six points : une politique de développement intégral (agraire) ; la garantie d’une participation politique pluraliste ; une solution durable au problème des cultures illicites ; le traitement des victimes du conflit ; la mise en place de la fin du conflit et l’application, la vérification et la ratification des accords sur les points précédents.

Quatre des six points de l’agenda ont été déjà négociés.

Il existe des accords partiels sur plus de la moitié des objets de l’accord :

– La politique de développement intégral (préaccord du 26 mai 2013), point sur lequel l’accord prévoit la « transformation structurelle » des campagnes à travers la réalisation d’une réforme rurale intégrale qui aborde non seulement les questions d’accès à la terre mais aussi la garantie des droits fondamentaux des populations et communautés rurales.

Cela se traduit par le renforcement des Zones de réserve paysanne comme moyen de promouvoir l’économie paysanne et l’agriculture familiale ; la création d’un fonds de terres, pour permettre la réinstallation des populations déplacées par le conflit et défendre l’accès des paysans à la terre ; une amélioration du cadastre pour rendre possible la légalisation de la propriété foncière et enfin des ordonnances pour lutter contre les inégalités sociales.

– La garantie d’une participation politique pluraliste. Le préaccord du 06 novembre 2013 prévoit de favoriser une réelle « ouverture démocratique pour construire la paix », avec de véritables garanties pour l’exercice de l’opposition politique en général et notamment pour les nouveaux mouvements qui apparaîtraient à la suite de la signature de l’accord final. Parmi les mécanismes envisagés on trouve, entre autres, la création d’un « statut de l’opposition » pour les partis politiques, d’un « système de sécurité pour l’exercice de la politique » pour les ex-combattants et d’une « Loi de garanties » pour les mouvements sociaux.

– Concernant le problème des cultures illicites (préaccord du 16 mai 2014), les Farc et le gouvernement font la distinction entre petits producteurs et trafiquants. Il est prévu, d’une part, la mise en place d’un « Programme de substitution des cultures à usage illicite et de développement alternatif », dans le cadre de la réforme agraire (point 1 de l’agenda) ; d’autre part, des « Accords de substitution » des cultures illicites qui seront signés entre les pouvoirs publics et les producteurs, l’État s’engageant à fournir aux paysans une aide technique et financière pour éviter de nouvelles semences. Dans le même temps, il est prévu une nouvelle orientation dans le traitement de la consommation de drogues, qui devra être considérée comme un problème de santé publique plus que comme un délit. Des mesures d’accompagnement psycho-social et d’insertion économique sont envisagées. Par ailleurs, le préaccord demande que la Colombie promeuve une Conférence internationale sous l’égide de l’Onu (pressentie pour avoir lieu en avril 2016) pour évaluer les politiques de lutte contre la drogue et formuler des propositions nouvelles au niveau international.

– Le traitement des victimes (accord partiel du 15 décembre 2015) définit notamment les peines qu’encourent les responsables de crimes contre l’humanité (militaires, civiles et guérilleros). Un système spécial de justice sera créé afin de proposer des peines alternatives à la prison ferme, et des programmes d’amnistie mis en place pour les guérilleros ayant combattu mais non participé aux actions graves de violations du droit international humanitaire (crimes contre l’humanité, génocide). Ce point prévoit une garantie de non-répétition, la création d’une commission spéciale pour identifier et rechercher les personnes disparues dans le contexte du conflit, et instaure le droit à la vérité et à la réparation pour toutes les victimes.

Reste donc à trouver un accord sur les deux derniers points, la fin du conflit (désarmement des Farc) et la ratification des accords. Le désarmement des Farc nécessite un cessez-le-feu respecté par les deux parties, or durant les négociations, entre 2012 et 2015, elles l’ont violé tour à tour et à plusieurs reprises.

L’État colombien, notamment par l’intermédiaire des responsables militaires, maintient la pression sur les combattants des Farc pour éviter de donner une impression de faiblesse ou de non-contrôle de la situation à une opinion publique dont une partie doute des intentions réelles des Farc. Pour leur part, les hauts responsables des Farc gardent dans un coin de leur mémoire les échecs précédents. En effet, suite à l’accord de paix de 1984, sous le gouvernement du président Belisario Betancur (1982-1986), ils avaient désarmé, mais leur retour à la vie civile et politique s’était soldé par l’assassinat de membres de l’Union patriotique (6 528 victimes de la répression contre l’UP) par l’extrême droite colombienne.

Malgré les défiances, les critiques et les couacs (le dernier date du 18 février avec le non-respect du protocole encadrant la permission de venue – depuis La Havane – en Colombie des négociateurs des Farc pour présenter à la population et aux combattants l’avancement du processus), les deux parties ont avancé dans les négociations et font preuve de bonne volonté. Pour preuve, la dernière déclaration de cessez-le-feu unilatéral des Farc le 18 décembre 2015 et la libération, en janvier 2016, de 16 guérilleros par le gouvernement colombien. Des signes encourageants qui montrent à l’opinion internationale un réel engagement de part et d’autre.

Les défis de l’après-ratification de l’accord

Le conflit interne colombien est l’un des plus vieux du monde et ses conséquences tant humaines qu’économiques sont très lourdes : plus de 220 000 morts, 3 500 disparus et plus de 6 millions de personnes déplacées à l’intérieur et l’extérieur du pays. Par ailleurs, son coût annuel est estimé à 12 milliards de dollars soit 4 % du PIB.

Les défis pour réussir la sortie définitive de la violence sont divers. Nous pouvons en citer au moins trois. Le premier est la nécessaire efficacité d’une politique de développement intégral qui inclue le travail des paysans. La Colombie est un pays où 52 % de la terre est dans les mains de 1,5 % de la population. Les « Zone de Réserve Paysanne », mises en place par la loi 160 de 1997, sont un élément-clé pour contrer cette inégalité et créer des espaces gérés par des paysans qui décident de la gestion de la terre et d’un plan de développement durable associé, dans le but d’éviter la possession de la terre par trop peu.

Le respect durable du pluralisme politique constitue un deuxième défi. En effet, le renforcement de la participation en politique ainsi que les garanties de respect des règles du jeu électoral pour les partis existants ou ceux qui émergeront (y compris issus des Farc) passent par des dispositions institutionnelles et législatives et représente un maillon-clé de la durabilité de la paix en Colombie. Le non-respect de ce point pourrait mettre à nouveau le pays dans une situation de tension avec des conséquences incertaines.

Enfin le troisième défi, et non des moindres, est le trafic de drogues. En effet, au-delà de la participation – reconnue – des Farc dans le trafic de drogues, la vérité est que cette « économie parallèle » s’organise à travers de multiples cartels hors de tout contrôle des Farc. La signature des accords de paix ne mettra donc pas fin à ce trafic et à cette économie qui ronge le pays depuis plus de vingt ans.

La paix vue depuis l’exil

L’accord de paix marque le début d’une nouvelle histoire pour la Colombie. Au nombre des victimes, aux morts, personnes déplacées ou disparues, il faudrait ajouter les exilés qui ont fui le pays en raison des menaces et des persécutions. En effet, au cours de ces années de conflit, des milliers de Colombiens ont été contraints à l’exil dans les pays voisins, mais aussi aux États-Unis et même en Europe (notamment en France).

Or, les Colombiens qui ont quitté leur pays n’ont jamais été considérés comme des exilés pour des motifs liés au conflit interne ou politiques, comme ce fut le cas pour les exilés chiliens et argentins venus en France dans les années 1970 et 1980 pour fuir des dictatures sanguinaires. À la même période, les Colombiens qui ont quitté leur pays ont été vus davantage comme des immigrants que comme des réfugiés fuyant la violence et les actions de persécution dans leur pays, perçu alors comme un État démocratique où malgré le conflit armé interne existait un « respect des institutions ».

Selon les chiffres du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Acnur), 413 325 Colombiens étaient réfugiés, en situation de refuge ou demandeurs d’asile en 2013.

Ces exilés colombiens se mobilisent aujourd’hui pour faire connaître leur histoire et partager leur lecture du pays et du conflit, mais aussi pour contribuer en France, en Espagne, aux États-Unis, au Venezuela, etc., à la réussite de l’après-conflit. Des initiatives se multiplient pour faire savoir aux négociateurs de La Havane que les exilés font partie du pays et de son avenir (par exemple, le mouvement Constituyente de Exiliados-as Perseguidos-as Por el Estado Colombiano , reçu par le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme à Genève le 20 avril 2015).

Le Centre national de mémoire historique (CNMH) en Colombie (2), s’est associé à ces initiatives avec la mise en ligne d’un espace dédié, « Voix de l’exil ». Les exilés sont ainsi invités à témoigner, et partager ainsi leur expérience. Ce travail de reconnaissance du phénomène de l’exil dû au conflit a commencé et semble indispensable aux yeux des chercheurs mais aussi des mouvements sociaux colombiens (en Colombie et à l’extérieur) pour qui tous les citoyens du pays doivent trouver leur place, d’une façon ou d’une autre, dans les accords de paix.

(1) Si l’on tient en compte, la période connue comme « la violencia» commence en 1948 avec la mort de Jorge E. Gaitan et finit avec l’apparition en 1964 des Farc. Or, officiellement, dans le rapport « Basta ya » (2013) publié par le CNMH le conflit est étudié et analysé entre 1985 et 2011. Cette situation est l’objet de beaucoup de débats et confrontations théoriques entre intellectuels et membres de la société civile colombienne.

(2) Le Centre National de Mémoire Historique (CNMH) est un organe public d’intérêt national qui a comme objet de « réunir tous les matériaux, documents, témoignages oraux » relatifs aux violations décrites par l’article 147 de la Ley de Víctimas y restitución de Tierras, loi 1448 de 2011. Le CNMH agit dans le cadre de cette loi.

Source : http://www.opinion-internationale.com/2016/03/09/vivre-avec-la-paix_41364.html