L’Économie Solidaire souffre d’un manque de reconnaissance au Pérou. Au Pérou, l’économie libérale est reine et les grandes entreprises ont un pouvoir considérable. L’Économie solidaire y est donc très peu visible et peine à se faire entendre. Pourtant, selon l’économiste Pabel Aimituma Colque, elle permettrait de promouvoir un changement social et de construire une manière de mieux vivre ensemble. Entretien.

Par Corinne Duquesne  OPINION INTERNATIONALE

La situation de l’Économie Solidaire au Pérou diffère de celle de ses voisins, l’Équateur et la Bolivie, comment l’expliquer?

Au Pérou, il n’y a pas de cadre juridique comme en Équateur ou en Bolivie. Dans ces deux pays, la Constitution reconnaît l’Économie Solidaire comme une véritable composante du système économique. Le concept y est bien mieux compris qu’ici, où les gens ne le connaissent pas ou très peu : au mieux, les populations confondent les différents principes, au pire, elles n’en ont jamais entendu parler. Selon moi, cela s’explique par la faiblesse de l’éducation dans ce domaine : à l’université, dans les formations liées à l’économie, on ne parle pas d’Économie solidaire car la logique capitaliste est dominante et que l’Économie Solidaire est associée au communisme ! Personnellement, j’ai approfondi mes connaissances à ce sujet grâce à la coopération internationale.

Bien que peu visible, l’Économie Solidaire existe pourtant au Pérou, notamment au sein des communautés paysannes.

L’Économie solidaire au Pérou émerge des expériences des communautés paysannes dans leur lutte quotidienne pour survivre et améliorer leurs conditions de vie. Elles se basent sur le soutien mutuel par le partage des bénéfices économiques, sociaux et culturels de leur activité.

Ces communautés pratiquent donc sans le savoir l’Économie solidaire et la coopération. Dans certaines, le troc est encore en vigueur, même s’il tend à disparaître. En langue quechua, des mots existent qui font référence à ces valeurs de solidarité, comme « minka » ou « ayni ». « Minka » signifiant « coopérative », est une organisation de vie communautaire fondée sur l’entraide et l’échange. « Ayni » est une forme traditionnelle d’entraide. Plus les communautés sont éloignées de la culture urbaine, plus ces concepts sont usités et prennent sens mais dès qu’elles s’articulent avec la ville et l’économie de marché, la situation change considérablement.

Communauté andine de Choquequancha, district de Lares, région de Cusco. Crédit photo : Victor Charruaud

Communauté andine de Choquequancha, district de Lares, région de Cusco. Crédit photo : Victor Charruaud

Quelle est la place du coopérativisme au Pérou ?

Le coopérativisme est très développé au Pérou, il fait partie de la culture et des traditions. Il existe une loi qui régule les coopératives et c’est à ce niveau que l’Économie solidaire est la plus visible. La Loi générale des coopératives péruvienne définit le coopérativisme comme une association de personnes regroupées pour satisfaire des besoins économiques, sociaux et culturels communs. La propriété de l’entreprise est commune et administrée démocratiquement. Au sein des coopératives (de café, de chocolat, d’artisanat, etc.), il existe un véritable sens éthique de l’économie.

Dans ces coopératives autogérées, les droits sont les mêmes pour tous, l’égalité est fondatrice. Ces principes sont mis en pratique dans les très petites et petites entreprises ; les grandes fonctionnant sur un mode capitaliste. Cela montre la faiblesse de l’Économie solidaire au Pérou : quand une organisation a peu de moyens, elle défend ses principes, mais dès qu’elle grandit, ils sont oubliés. Une autre fragilité vient du fossé entre le discours et la réalité : les concepts de commerce équitable ou de tourisme responsable sont connus et défendus au Pérou, mais dans les faits, ils ne sont pas toujours respectés et la notion de développement durable ne parvient pas à se concrétiser.

Quel est le futur de l’Économie solidaire au Pérou ? Peut-elle devenir un vecteur de changement?

Je pense qu’il y aura plus d’entreprises collectives dans le futur. C’est une troisième alternative, centrée sur l’être humain et le respect mutuel. C’est une économie plus consciente des problèmes actuels, qui peut s’appliquer de manière concrète et efficace. Par exemple, je travaille avec une association d’artisanes, Inkakunaq Ruwaynin qui pratique le commerce équitable.

Au Pérou, l’artisanat équitable souffre de problèmes structurels liés en particulier à la désorganisation des filières de production et à l’inadéquation de l’offre sur de nombreux segments de marché. L’association tente d’y remédier en trouvant des débouchés pour la production textile sans passer par les intermédiaires, responsables de leur appauvrissement.

Les artisanes se réunissent régulièrement pour prendre, sur un mode démocratique, les décisions relatives à la vie économique et sociale du projet. Beaucoup d’entre elles parlent seulement le quechua et ne savent ni lire ni écrire, pourtant, au sein de l’association, elles font entendre leur voix, prennent confiance, améliorent leur technique… L’Économie solidaire a donc réellement transformé leur vie.

Les artisanes de la communauté de Ccachin (district de Lares, région de Cusco) font partie de l’association Inkakunaq Ruwaynin. Crédit photo : Victor Charruaud

Les artisanes de la communauté de Ccachin (district de Lares, région de Cusco) font partie de l’association Inkakunaq Ruwaynin. Crédit photo : Victor Charruaud

Dans quelques mois, se tiendra l’élection présidentielle au Pérou : aucun des candidats ne parle d’Économie Solidaire ou d’une économie plus respectueuse de l’être humain et de l’environnement. Tous les discours sont basés sur la croissance et « l’extractivisme » : le développement de l’Économie solidaire ne sera donc pas encouragé par le futur gouvernement ?

Le gouvernement actuel mène une politique très libérale, absolument pas favorable à l’Économie Solidaire. De manière globale, les hommes politiques méconnaissent le sujet. Leur unique souhait est d’augmenter le capital. Ainsi, ils privilégient une vision à court terme. Or, l’Économie solidaire, en se basant sur l’être humain, a un impact sur le moyen et le long terme. Elle ne retient donc pas l’intérêt des candidats qui souhaitent apporter des solutions rapides.

Malgré la situation environnementale catastrophique et les industries « extractivistes » qui ont un terrible impact sur la société, le discours écologiste n’a pas encore trouvé sa place au Pérou. Il faudra attendre encore des années avant que l’Économie solidaire devienne un fondement du système économique et social de notre pays. C’est pourquoi il faut continuer à la promouvoir, la développer et se battre pour sa reconnaissance juridique.

 

L’article original est accessible ici