Ainsi tourne la roue de la notoriété médiatique… Voilà deux semaines, Alexis Tsipras était présenté dans les grands médias comme un « maître chanteur », un « irresponsable » dont il convenait de se demander s’il était « complètement fou ». Certains le décrivaient même comme un « démagogue pyromane s’alliant avec les néonazis d’Aube Dorée », selon les termes de l’indispensable Bernard-Henri Lévy. Mais ça, c’était avant – avant qu’Alexis Tsipras ne finisse par céder aux exigences des créanciers de la Grèce. Ce qui est présenté comme une capitulation de dernière minute a en effet valu au Premier ministre grec les hommages magnanimes de l’éditocratie.

« Alexis Tsipras est un réaliste »

L’accord conclu entre Alexis Tsipras et les créanciers de la Grèce aura eu ce mérite de faire sortir Laurent Joffrin du bois. Le directeur de Libération avait pris l’habitude, dans ses rares éditoriaux sur la crise grecque, de renvoyer dos à dos les créanciers aux exigences « excessives » et les opposants à l’austérité, recyclant les« médications keynésiennes de la gauche des Trente Glorieuses ». Il fallait, selon lui, « essayer autre chose ». Mais quoi ? Mystère [1].

Dans son éditorial du 11 juillet, Laurent Joffrin exulte : l’accord qui s’esquisse entre Alexis Tsipras et les créanciers de la Grèce constituerait une authentique « solution sociale-démocrate ». Ainsi le « nécessaire compromis » qu’il appelait de ses vœux aurait-il triomphé contre les « Cassandre au petit pied [2] » de la presse de droite « saisie d’une grexite aiguë » et contre « les vendeurs de vent » de la gauche de la gauche « croyant que la rhétorique antiaustérité suffirait à changer en agneau le minotaure allemand ».

Le directeur de Libération ne manque pas de saluer le « courage » de celui qui aurait fini par lui donner raison : Alexis Tsipras,« homme d’État responsable qui fait la part du feu au nom de l’intérêt national ». On a du mal à croire que le même Laurent Joffrin titrait son éditorial, il y a deux semaines, « Aider les Grecs malgré Tsipras » [3]…

Un Laurent Joffrin qui rend à nouveau un hommage vibrant au Premier ministre dans une vidéo de débat avec Nicolas Beytout, réalisée par Libération en partenariat avec L’Opinion, qui se définit comme un « média quotidien, libéral, européen et pro-business ».

Extraits :

– Laurent Joffrin, en toute modestie : « Ceux qui ont défendu la ligne du compromis, comme… moi par exemple, avaient raison. Contre ceux qui ont lâché la rampe : vous par exemple ».

– Nicolas Beytout, pédagogue : « Le compromis, par essence, c’est un texte qui prend un peu des uns, et un peu des autres. Là ce que je constate […] c’est que les Grecs ont cédé sur tous les points […] Ils ont systématiquement repris, et parfois même en les durcissant, les mesures qui ont été rejetées par le peuple grec, en référendum, à la demande d’Alexis Tsipras […] Qu’est-ce que c’est que ce leader qui, après avoir trompé les européens, trompe son peuple ? […] C’est quelqu’un qui n’a aucune suite dans les idées et en qui franchement c’est très difficile de faire confiance. »

– Laurent Joffrin, réaliste : « C’est quelqu’un qui est plus réaliste qu’on ne le pensait. »

Et rebelote à la fin du débat. Lorsque Nicolas Beytout conclut, laconique « [qu’Alexis Tsipras] a choisi l’austérité », le directeur deLibération répond du tac au tac : « Il a été réaliste ». Peu importe si Laurent Joffrin, qui dénonçait en février les exigences « excessives » des créanciers est contredit par Joffrin Laurent, pour qui celles-ci sont devenues, en juillet, des contreparties acceptables pour un nouveau prêt.

Un « moment Tsipras »

L’enthousiasme nouveau du directeur de Libération à l’égard du Premier ministre grec est partagé par son homologue du Monde qui signe, dans l’édition du 11 juillet, un éditorial titré « Grèce : retour à la sagesse ». Pour Jérôme Fenoglio, les propositions du gouvernement grec permettent de « revenir à la raison », et de« sortir des postures, des malentendus et des manichéismes ». Un« moment Tsipras » dont le directeur du Monde se réjouit.

Le référendum grec était-il, deux semaines auparavant, un « piètre chantage », voire un aveu de « faiblesse politique » de la part d’Alexis Tsipras selon l’éditorial du Monde ? Le directeur du quotidien laisse désormais « l’Histoire [dire] si son référendum était un coup de génie, soigneusement préparé, ou une manœuvre désespérée. » Et d’applaudir la « mue gaullienne » du Premier ministre grec qui disposerait désormais d’une légitimité suffisante pour « imposer à sa majorité des réformes indispensables – certaines douloureuses. »

Même Le Figaro n’est pas immunisé à la Tsipras-mania. Le quotidien, qui dénonçait il y a encore quelques jours « le vide abyssal du projet politique de Tsipras » applaudit « la magie d’un stupéfiant numéro d’acrobate d’Alexis Tsipras » qui permet de« désamorcer la bombe grecque ».

Cette convergence de vues entre les trois grands quotidiens français donne le la d’une (quasi) unanimité des éditorialistes dans la presse nationale et régionale, soulignée par une dépêche AFP au titre sans équivoque « Pour la presse, la proposition d’Athènes laisse entrevoir « le bout du tunnel » ». Celle-ci retranscrit, entre autres, les déclarations soulagées des plumes du Parisien, de La Montagne, deLa Nouvelle République du Centre-Ouest, du Républicain lorrainou encore de La Dépêche du Midi.

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Ainsi le traitement médiatique de la reddition du gouvernement grec face aux exigences de ses créanciers est une nouvelle occasion de constater ce que nous avions déjà pointé : l’absence de pluralisme dans la grande presse, s’agissant de l’agenda austéritaire européen. À quoi s’ajoute l’extrême volatilité du jugement des éditocrates, qui vous feront blanc ou noir selon que vous serez résigné ou insoumis.

Frédéric Lemaire

Notes

[1] Voir notre article : « Grèce : la gauche radicale inquiète la presse ».

[2] Probablement une allusion aux prédictions hallucinées d’Arnaud Leparmentier, Cassandre autoproclamée du Monde.

[3] Un éditorial dans lequel on pouvait notamment lire ceci : « Au regard de l’histoire, les palinodies d’Aléxis Tsípras sont de peu d’importance, même s’il exaspère ses interlocuteurs en passant sans cesse de Sophocle à Aristophane, du registre pathétique à la comédie burlesque ; acceptant le mercredi ce qu’il refusait avec des hauts cris le mardi pour reculer le jeudi ; convoquant un référendum improvisé sur la base d’un texte plus ou moins caduc et, qui plus est, mal traduit ; faisant la leçon à tout le monde alors qu’il vient de contraindre les retraités grecs à l’humiliante démarche de quémander auprès des banques l’argent auquel ils ont droit. »

 

 

L’article original est accessible ici