Crédits photo : Catalina Darras

Le 15 décembre 1993, il y a 20 ans, Silo écrivait et envoyait sa dixième « Lettres à mes amis » achevant cette forme épistolaire d’analyser le monde et la vie qui caractérisait son œuvre dans ces années-là, de 1991 à 1993. « Recevez, avec cette dernière lettre, un grand salut. »

Je faisais partie de la liste de ces amis, bien que la proximité et l’amitié comme on l’entend généralement, est arrivée plus tard. Impatients, nous attendions ses lettres, distribuées de par le monde, essayant de comprendre et d’appliquer ces analyses et ces suggestions, véhiculées, comme toujours,  par la relation entre le personnel et le social, entre le monde intérieur et le monde extérieur.

Mais l’année suivante, alors que les premières éditions du livre qui rassemble les 10 lettres « A propos de la crise sociale et personnelle » (1) voyaient le jour, le sous-titre ajouté n’a lui non plus pas réussi à éclaircir, à l’époque, ce qui aujourd’hui semble assez clair : la relation indissociable entre l’action individuelle et sociale, la rigoureuse structure conscience-monde qui est la base de l’analyse siloiste du monde.

Analyse pourtant peu connue ; pour le lecteur actuel certaines réflexion seront peut-être évidentes mais à l’époque les choses étaient différentes, pour nous aussi, adeptes du Mouvement Humaniste : j’ai cependant dans ma vie personnelle, de plus en plus souvent la sensation de me retrouver dans les situations de déstructuration, de crise, de perte de repères que les Lettres décrivent si bien.

Et aujourd’hui, en voyant les Indignés se rassembler et les jeunes chercher de nouveaux ajustements et de nouvelles formes, il m’est difficile de ne pas me rappeler qu’il disait dans la Première Lettre « De nouveaux critères d’action surgissent aussi, lorsqu’on comprend la globalité de nombreux problèmes, en prenant conscience que la tâche de ceux qui veulent un monde meilleur sera effective si on la développe à partir du milieu dans lequel on a une certaine influence. À la différence d’autres époques pleines de phrases creuses, avec lesquelles on cherchait la reconnaissance extérieure, aujourd’hui on commence à valoriser le travail humble et senti, à travers lequel on ne prétend pas faire grandir sa propre image mais se changer soi-même et aider son entourage familial, professionnel et amical à le faire également. Ceux qui aiment réellement les gens ne méprisent pas cette tâche sans bruit, incompréhensible en revanche pour n’importe quel opportuniste formé dans l’ancien paysage des leaders et de la masse, paysage dans lequel il a appris à utiliser les autres pour se propulser vers le sommet social. Quand quelqu’un vérifie que l’individualisme schizophrénique n’a plus d’issue et qu’il communique ouvertement à tous ceux qu’il connaît ce qu’il pense et ce qu’il fait, sans la peur ridicule de n’être pas compris ; quand il s’approche des autres ; quand il s’intéresse à chacun et non à une masse anonyme ; quand il favorise l’échange d’idées et la réalisation de travaux communs ; quand il expose clairement la nécessité de multiplier cette tâche de rétablir des liens dans un tissu social détruit par d’autres ; quand il sent que même la personne la plus “insignifiante” a une qualité humaine supérieure à n’importe quel scélérat placé au sommet de la conjoncture… quand arrive tout cela, c’est qu’à l’intérieur de cette personne commence à parler de nouveau le destin qui a fait bouger les peuples dans leur meilleure direction évolutive. Ce destin, tant de fois dévié et tant de fois oublié, mais toujours retrouvé dans les tournants de l’histoire. Non seulement on devine une sensibilité nouvelle et une nouvelle façon d’agir, mais en plus une nouvelle attitude morale et une nouvelle disposition tactique face à la vie. »

Mais, sans aucun doute, le point qui m’a tout particulièrement marqué se trouve dans la Quatrième Lettre lorsque dans la définition très originale et existentialiste de l’Être Humain, il dit : […]

Finalement, il faudrait citer intégralement la Sixième Lettre qui donne forme au Document du Mouvement Humaniste et dans lequel est défini avec une grande clarté le rôle de l’argent, de la spéculation financière, de la dette avec une capacité de prévoir les choses qui aujourd’hui sont devenues évidentes ; de la même façon que l’expropriation de la politique par d’autres pouvoirs est devenue évidente.

Quand je m’observe, non pas du point de vue physiologique mais existentiel, je me trouve placé dans un monde donné, un monde que je n’ai ni construit, ni choisi. Je me trouve en situation par rapport à des phénomènes qui, à commencer par mon propre corps, sont inéluctables. Le corps en tant que constituant fondamental de mon existence est, en outre, un phénomène homogène avec le monde naturel dans lequel il agit et ce monde, réciproquement, agit sur lui. Mais la naturalité du corps a pour moi des différences importantes avec le reste des phénomènes, à savoir : 1) le registre immédiat que j’ai de lui, 2) le registre des phénomènes externes que j’ai à travers lui, 3) la disponibilité de certaines de ses opérations grâce à mon intention immédiate.

Il se trouve que le monde se présente à moi, non seulement comme un conglomérat d’objets naturels, mais aussi comme une articulation d’autres êtres humains, d’objets et de signes produits ou modifiés par eux. L’intention que je remarque en moi apparaît comme un élément interprétatif fondamental du comportement des autres et, de même que je constitue le monde social par la compréhension des intentions, je suis constitué par lui. Bien sûr, nous sommes en train de parler d’intentions qui se manifestent par l’action corporelle. C’est grâce aux expressions corporelles ou à la perception de la situation dans laquelle se trouve l’autre, que je peux comprendre ses significations, son intention. D’autre part, les objets naturels et humains m’apparaissent comme source de plaisir ou de douleur et j’essaie de me situer par rapport à eux en modifiant ma situation.

De cette manière, je ne suis pas fermé au monde de ce qui est naturel et des autres êtres humains car, précisément, ma caractéristique est “l’ouverture”. Ma conscience s’est configurée par intersubjectivité : elle utilise des codes de raisonnement, des modèles émotifs et des schémas d’action que je ressens comme “miens” mais que je reconnais aussi chez les autres. Et, bien sûr, mon corps est ouvert au monde, étant donné que je perçois ce dernier et que j’agis sur lui. Le monde naturel, à la différence du monde humain, m’apparaît sans intention. Bien sûr, je peux imaginer que les pierres, les plantes et les étoiles possèdent une intention, mais je ne vois pas comment parvenir à un dialogue effectif avec elles. Même les animaux, chez lesquels je capte parfois l’étincelle de l’intelligence, m’apparaissent impénétrables et en lente modification à partir de l’intérieur de leur nature. Je vois des sociétés d’insectes totalement structurées, des mammifères supérieurs utilisant des rudiments techniques mais qui répètent leurs codes dans une lente modification génétique, comme s’ils étaient toujours les premiers représentants de leurs espèces respectives. Et quand je regarde les qualités des végétaux et des animaux modifiés et domestiqués par l’homme, j’observe l’intention de celui-ci se frayant un passage et humanisant le monde.

Définir l’homme par sa sociabilité ne me suffit pas car cela ne le distingue pas de nombreuses espèces ; sa force de travail n’est pas non plus sa caractéristique si on la compare à celle d’animaux plus puissants ; même le langage ne le définit pas dans son essence car nous connaissons des codes et des formes de communication entre différents animaux. En revanche, pour chaque nouvel être humain se trouvant dans un monde modifié par d’autres et étant lui-même constitué par ce monde intentionné, je découvre sa capacité d’accumulation et d’inclusion au temporel, je découvre sa dimension historico-sociale et pas seulement sociale. Voyant les choses ainsi, je peux tenter une définition en disant : l’homme est l’être historique dont le mode d’action sociale transforme sa propre nature. Si j’admets ce qui précède, je devrais accepter que cet être peut transformer de façon intentionnelle sa constitution physique. Cela se produit déjà. Il a commencé en utilisant des instruments qui, placés devant le corps comme des “prothèses” externes, lui ont permis d’allonger sa main, de perfectionner ses sens et d’augmenter sa force et sa qualité de travail. Bien sûr, il n’était pas doté pour les milieux liquide et aérien, cependant il a créé des conditions pour s’y déplacer jusqu’à commencer à émigrer de son milieu naturel, la planète Terre. De plus, aujourd’hui, il s’introduit dans son propre corps en changeant ses organes, en intervenant sur sa chimie cérébrale, en fécondant in vitro et en manipulant ses gènes. Si avec l’idée de “nature” on a voulu indiquer ce qui est permanent, cette idée est aujourd’hui inadéquate même si on veut l’appliquer au plus objectal de l’être humain, c’est-à-dire son corps. Et en ce qui concerne une “morale naturelle”, un “droit naturel” ou des “institutions naturelles”, nous trouvons au contraire que dans ce champ, tout est historico-social et que rien ici n’existe « par nature ». »

Finalement, il faudrait citer intégralement la Sixième Lettre qui donne forme au Document du Mouvement Humaniste et dans lequel est défini avec une grande clarté le rôle de l’argent, de la spéculation financière, de la dette avec une capacité de prévoir les choses qui aujourd’hui sont devenues évidentes ; de la même façon que l’expropriation de la politique par d’autres pouvoirs est devenue évidente :

Le progrès de l’humanité, en lente ascension, requiert la transformation de la nature et de la société, en éliminant la violente appropriation animale de certains êtres humains par d’autres. Quand cela arrivera, on passera de la préhistoire à une histoire pleinement humaine. En attendant, on ne peut pas partir d’une valeur centrale autre que l’être humain, entier dans ses réalisations et dans sa liberté. C’est pourquoi les humanistes proclament : « Rien au-dessus de l’être humain et aucun être humain en dessous d’un autre ». Si on pose comme valeur centrale Dieu, l’État, l’argent ou toute autre entité, on subordonne l’être humain en créant des conditions pour le contrôler et le sacrifier ultérieurement. Pour les humanistes, ce point est évident. Les humanistes sont athées ou croyants, mais ne partent pas de leur athéisme ou de leur foi pour fonder leur vision du monde et leur action. Ils partent de l’être humain et de ses nécessités immédiates. Et si dans leur lutte pour un monde meilleur, ils croient découvrir une intention qui fait avancer l’histoire dans une direction de progrès, ils mettent cette foi ou cette découverte au service de l’être humain.

Les humanistes posent le problème de fond : savoir si l’on veut vivre, et décider dans quelles conditions.

Toutes les formes de violence, physique, économique, raciale, religieuse, sexuelle et idéologique par lesquelles le progrès humain a été entravé, répugnent aux humanistes. Toute forme de discrimination, manifeste ou larvée, constitue pour les humanistes un motif de dénonciation.

Les humanistes ne sont pas violents mais, par dessus tout, ils ne sont pas lâches et ne craignent pas d’affronter la violence car leur action a un sens. Les humanistes relient leur vie personnelle et leur vie sociale. Ils ne posent pas de fausses antinomies, et en cela réside leur cohérence.

Ainsi la ligne de séparation entre l’humanisme et l’anti-humanisme est tracée. L’humanisme met en avant la question du travail face au grand capital ; la question de la démocratie réelle face à la démocratie formelle ; la question de la décentralisation face à la centralisation ; la question de l’anti-discrimination face à la discrimination ; la question de la liberté face à l’oppression ; la question du sens de la vie face à la résignation, à la complicité et à l’absurde.

Quant à la situation économique et à l’irrationalisme qui progresse, les mots retranscrits ci-après semblent avoir été écrits de nos jours :

Le grand capital, ayant épuisé l’étape de l’économie de marché, commence à imposer sa discipline à la société pour affronter le chaos qu’il a lui même a produit. Devant une telle irrationalité, ce ne sont pas les voix de la raison qui se lèvent dialectiquement mais plutôt les plus obscurs racismes, fondamentalismes et fanatismes. Et si ce néo-irrationalisme en arrive à diriger des régions et des collectivités, la marge d’action des forces progressistes s’amenuisera de jour en jour. Par ailleurs, des millions de travailleurs ont déjà pris conscience aussi bien des irréalités du centralisme étatique que de l’hypocrisie de la démocratie capitaliste. Ainsi, les ouvriers se dressent contre leurs dirigeants syndicaux corrompus, tout comme les peuples remettent en question leurs partis politiques et leurs gouvernements. Mais il faut donner une orientation à ces phénomènes qui, sinon, s’enliseront dans des actions spontanées et sans aucune continuité. Il faut débattre au sein du peuple des thèmes fondamentaux concernant les facteurs de production.

Pour les humanistes, les facteurs de la production sont le travail et le capital. La spéculation et l’usure sont de trop. Dans la situation actuelle, les humanistes luttent pour que la relation absurde qui a existé entre ces deux facteurs soit totalement transformée. Jusqu’à présent, on a imposé que le profit revienne au capital et le salaire au travailleur, justifiant un tel déséquilibre par le “risque” assumé par l’investissement… comme si chaque travailleur n’engageait pas son présent et son avenir dans les va-et-vient du chômage et de la crise ! De plus, la gestion et le pouvoir de décision à l’intérieur de l’entreprise sont également en jeu. Le profit non destiné au réinvestissement dans l’entreprise, à son expansion ou à sa diversification, dérive vers la spéculation financière.

Toujours dans le Document, ces mots résonnent en moi avec force :

Les humanistes sont des femmes et des hommes de ce siècle, de notre époque. Ils reconnaissent les antécédents de l’humanisme historique et s’inspirent des apports des différentes cultures, et pas seulement de celles qui occupent actuellement une place centrale. De plus, ces hommes et ces femmes laissent derrière eux ce siècle et ce millénaire pour se projeter vers un monde nouveau.

Les humanistes sentent que leur histoire est très longue et que leur futur l’est bien plus encore. Ils pensent à l’avenir en luttant pour surmonter la crise générale d’aujourd’hui. Ils sont optimistes et croient à la liberté et au progrès social.

Les humanistes sont internationalistes et aspirent à une nation humaine universelle. Ils comprennent de façon globale le monde dans lequel ils vivent, et agissent sur leur milieu immédiat. Ils aspirent à un monde non pas uniforme mais multiple : multiple par ses ethnies, ses langues et ses coutumes ; multiple par ses localités, régions et provinces autonomes ; multiple par ses idées et ses aspirations ; multiple par les croyances, l’athéisme et la religiosité ; multiple dans le travail ; multiple dans la créativité.

Les humanistes ne veulent pas de maîtres ; ils ne veulent ni dirigeants ni chefs, et ne se sentent ni représentants ni chefs de quiconque. Les humanistes ne veulent pas d’un État centralisé ni d’un para-État le remplaçant. Les humanistes ne veulent pas d’armée qui joue le rôle de police, ni de bandes armées qui s’y substituent.

Mais entre les aspirations humanistes et les réalités du monde d’aujourd’hui, un mur s’est dressé. Il est temps de l’abattre. Pour cela, l’union de tous les humanistes du monde est nécessaire.

(1) Silo, « Lettres à mes amis. A propos de la crise sociale et personnelle ». Editions Références, Paris.  http://www.editions-references.com

Traduction de l’espagnol : Marion Grandin