Par David Brooks (*)

Une bicyclette passe à toute allure sur Broadway avec un énorme bandeau sur lequel est écrit : « Repens-toi. Reviens vers Jésus ». Un moine tibétain distribue des billets qui proposent un moyen de surmonter tout ce qui est négatif. Un groupe de gens bien intentionnés essaye d’alerter les passants sur les dangers mortels des combustibles fossiles, un autre groupe demande de faire des dons pour les enfants qui meurent de faim dans le monde, et encore un autre pour sauver de l’extinction encore plus d’animaux.

Les informations – que transmettent les radios, journaux, télévisions, Internet, Twitter, Facebook – alimentent le pessimisme et la peur (mais les publicités invitent à toujours plus de pain et de cirque). Tout semble nous indiquer sans cesse que la fin du monde est proche.

Le dysfonctionnement spectaculaire de Washington ces dernières semaines a prouvé que le pays le plus puissant n’a aucune idée de la manière dont on pourrait résoudre les grands problèmes de fonds dont il souffre. Pire encore, l’accord politique ne visait pas à générer des emplois, augmenter les salaires, investir davantage dans l’enseignement et les infrastructures ou bien à endiguer le réchauffement climatique, mais à évaluer les moyens de réduire encore davantage les dépenses sociales afin de mieux contrôler le déficit et la dette.

D’aucuns affirment qu’il s’agit là de symptômes de la fin de l’empire des États-Unis. Chris Hedges – journaliste, prix Pulitzer, correspondant de guerre pour de grands médias et devenu aujourd’hui un critique féroce de l’élite politique et économique qui se consacre à rendre plus dure la vie de la majorité de la population – a écrit dans un article pour Truthdig que « les derniers jours d’un empire sont comme un carnaval de folie. Nous sommes en plein dans le nôtre, tombant vers l’avant tandis que nos leaders invitent à l’autodestruction économique et environnementale. Sumer et Rome sont tombés ainsi, de même que les empires ottoman et austro-hongrois. Des hommes et des femmes particulièrement médiocres se trouvaient à la tête des monarchies d’Europe et de Russie à la veille de la Première Guerre Mondiale. Et maintenant les Etats-Unis, dans leur déclin, viennent d’offrir à leur tour tout un éventail de débiles, bêtes et attardés qui les mènent vers leur destruction… Si nous avions une idée de ce qui est vraiment en train de nous arriver … nous nous serions rebellés ». Il prévient que « notre déclin entraînera avec lui toute la planète ».

Mais il ne s’agit peut-être que de la fin de ce monde-là. D’ailleurs, si l’on évite l’avalanche d’informations sur les dernières tragédies et horreurs qui pour une raison quelconque nous sont offertes avec délectation, alors soudain on découvre d’autres choses.

Certaines sont quotidiennes : des professeurs qui enseignent aux futurs Martin Luther King ou Albert Einstein, ou encore aux poètes de la prochaine génération , et ce malgré les réformes destinées à écraser la dignité, l’imagination, la beauté et presque tout ce qui est noble (tout cela ne rentre pas en ligne de compte dans un examen standardisé et ne génère pas d’argent pour les entreprises et les financiers qui impulsent ces réformes).

Il y a aussi, tous les jours, une musique underground qui illumine par sa beauté la grisaille des promesses que nous font les experts sur la fin du monde. Soudain on entend un reggae joué par un groupe d’ouvriers du bâtiment ; des musiciens de Veracruz qui défendent leur identité et par là même celle de nous tous, après avoir passé douze heures à laver des voitures ; des tambours arabes ou africains dans des parcs qui invitent avec leurs rythmes anciens à fêter le présent et par conséquent aussi le demain.

Au-delà de tout cela, des initiatives invitent les gens à se rassembler – action la plus basique de la civilisation humaine – pour se raconter des contes, préserver la mémoire collective, échanger des expériences, se défendre et conspirer pour créer un autre avenir. Cela existe dans les champs de Floride, avec la Coalition des travailleurs de Immokalee, dans les sous-sols des églises de Sunset Park, Brooklyn, dans des centres de culture et éducation populaire des montagnes du Tennessee (le Highlander Center), et aussi au travers du hip-hop radical dans les rues de notre pays, entre autres.

Il existe un nombre incalculable de batailles et d’actions qui se livrent contre la fin du monde à travers tout le pays, comme les récentes actions directes d’immigrants et de leurs alliés en Arizona et San Francisco afin d’empêcher physiquement la déportation de jeunes sans-papiers qui défient les autorités en criant « sans-papiers et sans peur », ou encore un mouvement croissant, chaque jour plus large et déterminé, contre la construction d’oléoducs et l’extraction de pétrole par fragmentation. Il existe aussi des initiatives locales contre la violence entre groupes de jeunes dans les rues de Chicago, ou bien des efforts citoyens pour aider ceux qui avaient perdu leur maison lors de la crise des subprimes à récupérer un logement .

Et en même temps, un phénomène à long terme prend forme pour construire des bases économiques qui échapperaient au modèle imposé par Wall Street. Gar Alperovitz, professeur d’économie politique à l’Université du Maryland, explique que face à l’accélération du déséquilibre économique qui est en train de menacer la vie démocratique du pays, la douleur économique et sociale croissante crée les conditions pour qu’apparaissent plusieurs nouvelles formes – de la propriété, de la richesse et des institutions – de démocratisation ».

Aujourd’hui, près de 130 millions d’États-uniens sont membres de coopératives de consommateurs, de production et de crédit, et plus de 10 millions font partie, d’une manière ou d’une autre, d’entreprises appartenant aux travailleurs. Il existe aussi des milliers d’ « entreprises sociales », gérées démocratiquement afin de générer des ressources qui sont mises au service d’un but social plus vaste de rénovation communautaire, de développement durable et de redistribution de la richesse, rapporte un article de « The Nation ».

Alperovitz indique qu’il existe des initiatives pour établir des réseaux de production et de consommation et aussi d’entraide. Par exemple, le syndicat de la sidérurgie USW, celui des services SEIU e la Corporation Mondragon du Pays Basque – modèle intégré qui compte de nombreuses coopératives et plus de 80 000 personnes – ont annoncé le lancement d’une campagne pour aider à créer aux États-Unis des entreprises coopératives syndicales appartenant aux travailleurs.

Qui sait, non seulement un autre monde est possible, mais il est déjà en construction.

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(*) * David Brooks est un journaliste Étasunien, correspondant aux États-Unis pour le journal mexicain La Jornada de Mexico.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : M-R.A.

Source : http://www.elcorreo.eu.org/La-fin-ou-le-debut-d-un-monde