Francesca Borri à Alep (photo de Alessio Romenzi)

Nous avions commencé à couvrir les événements en Syrie, c’était en février 2012, car nous pensions qu’une ligne rouge avait été franchie: les manifestations Anti Assad étaient réprimées à l’aide de balles et d’obus de mortier. Mais, la confrontation entre le régime et la nouvellement crée Armée Libre,  un petit groupe de jeunes en Tongs et Kalashnikovs, s’est vite dégradée. Nous nous retrouvions soudainement à franchir une autre ligne rouge: Celle d’une guerre totale. Rue par rue, férocement, mètre par mètre. Très vite, les morts ont commencé à s’entasser par centaines, par milliers. Nous avons averti les  rédactions: Appelez nous avant de faire vos publications, nous vous donnerons les derniers chiffres. Puis soudainement, les premiers combattants étrangers ont fait leur apparition. Il nous semblait que nous passions une autre ligne rouge: La Syrie devenait otage d’autres luttes, d’autres stratégies. Jusqu’à ce que les missiles SCUD commencent à pleuvoir autour de nous. Jusqu’à ce que nous ayons vu le QG de l’Armée Libre, à Alep, être remplacé par celui du Jabhat Al-Nusra, islamistes liés à Al-Qaida. Jusqu’à ce jour où nous rencontrions des Syriens de plus en plus maigres, jaunâtres, usés par la Faim et la fièvre Typhoïde, quand nous ne comptions plus le nombre de morts, ni  ceux que nous récupérions dans  les décombres.

La dernière ligne rouge, nous l’avons franchie il y a tout juste un mois: deux enfants exécutés pour avoir tenu des propos jugés anti islamiques. Parce que la vérité c’est cela: La seule ligne rouge en Syrie est la traîné de chair et de sang que laissent les blessés derrière eux, emportés dans la poussière – quand après les missiles, après les tirs de mortiers, vient le tour des snipers qui prennent pour cibles ceux qui tentent de porter secours.

Comme d’habitude, les analyses et les points de vue sur l’attaque chimique du 21 Août 2012 qui a eu lieu dans les quartiers Est de Damas et qui a provoqué la mort par asphyxie de centaines de Syriens, se contredisent. « Quel  avantage en aurait tiré le régime ? » se défendent les pro Assad. Après la prise de Qusayr, et désormais avec le soutiens explicite du Hezbollah, Assad était en train de prendre le dessus. Alors pourquoi offrir aux Etats Unis un prétexte pour une intervention et précisément lorsque les inspecteurs de l’ONU étaient à Damas? Justement à Damas, pour enquêter sur  une autre attaque chimique dans la région d’Alep, le 13 Mars et dont les principaux suspects étaient les rebelles? Sur ce point, ils ont réussi à détourner l’attention internationale ailleurs. Mais dans la zone touchée, le régime se trouvait en situation difficile répondent les opposants à Assad. Et surtout comme le confirment les écoutes faites par les USA, nous croyons qu’Assad à un contrôle total de la situation, ce qui, de son propre aveu est faux: en effet, depuis des années le pouvoir de ce dernier s’écaille et est attaqué et  assiégé par une multitude de rivaux. Donc l’attaque chimique aurait très bien pu être menée sans l’avale des plus hautes instances du pouvoir Syrien, ou ordonné par des rivaux, comme par exemple son frère Maher. Mais, très honnêtement, est ce que cela changera radicalement la donne de savoir qui est le plus coupable de tous? Quelqu’un a t’il des doutes sur le fait que le régime Baasiste a commis des crimes contre l’humanité, et que les rebelles ont eux commis des crimes de guerre? Parce qu’il y a une autre ligne rouge qui a été franchie il y a de cela bien des mois: Lorsque les syriens ont commencé à fuir non plus seulement les zones tenues par le régime, mais également celles « libérées », ravagées par les pillages, les exécutions sommaires, les enlèvements et les tribunaux islamiques de fortune.

Alors, est ce que cela a réellement de l’importance d’être tué lors d’une attaque chimique ou par une arme dite conventionnelle? Après plus de 100 000 morts, Il est temps d’agir en Syrie. Le père de mon ami Fahdi, alaouite, qui est mort à Latakia car il n’a pas reçu de soins suffisants, est ce qu’il est mort d’un cancer ou de la guerre? Ou seulement du fait que, comme aimait le dire Antonio Cassese, le juriste sans qui nous n’aurions pas de TPI aujourd’hui, en citant Mark Twain: « Il y a toujours une solution facile face à un problème complexe: La mauvaise ».

Beaucoup comparent la situation d’aujourd’hui avec celle que nous avons connu au Kosovo. Mais la seule analogie avec ces 78 jours de bombardement, c’était en 1999 pour mémoire, était le veto russe qui comme aujourd’hui avait bloqué l’ONU et son conseil de sécurité. Pour le reste, tout diffère. La polarité entre la majorité Albanaise et la minorité serbe n’est rien comparé à la mosaïque, la diversité, la pluralité de l’ensemble de composants qui font aujourd’hui la Syrie. Et le problème ici, est que l’opposition est hétérogène et divisée, avec des islamistes formant le groupe dominant. Et d’ailleurs, quel(s) serai(en)t le(s) bénéfice(s) et les raisons de frappes aériennes lorsque l’ on sait que la seule vraie raison de l’inertie internationale n’est pas le veto russe, mais l’absence d’une alternative au régime d’Assad? La guerre au Kosovo s’est conclue par des années de protectorat et d’administration Onusienne. Comme nous l’a rappelé le général Wesley Clark, qui était à la tête du commandement de l’OTAN à l’époque, c’est tout contraire d’une opération shock and awe, des deux jours de bombardements qui avaient alors été initialement prévus. Dans chaque guerre, il faut des objectifs politiques clairs et il faut être prêt à aller toujours plus loin , c’est l’escalade, exactement comme au Kosovo – deux jours qui en sont devenus 78 et finalement jusqu’à ce que Milosévic soit battu. Seulement le contexte de cette escalade ne sera pas celui de l’ex Yougoslavie d’alors, mais celui d’un Moyen-Orient où quelque soit l’endroit où vous  posez les yeux, il y a un putsch, une attaque de drone, un attentat à la voiture piégée – J’écris ces lignes depuis Ramallah, qui est pourtant  l’une des villes les plus « anesthésiées »  de la région, mais il a suffi que 3 palestiniens soient tués et en moins d’une minute toute la Cisjordanie s’est enflammée.

Beaucoup disent qu’en réalité cette intervention sera destinée à la défense de la crédibilité de l’Occident: recourir à l’usage d’armes chimiques ne peut pas rester impuni. Finalement, cela reste sur la ligne que nous tenions jusqu’alors en Syrie. Car évidemment, il est faux de croire que nous étions absents du théâtre d’opération.  Notre stratégie était de fournir des armes et de soutenir les rebelles, mais pas trop, pas sur toute la ligne, seulement jusqu’à ce que Assad soit forcé d’abdiquer et que cela débouche sur une période de transition amenant réforme et stabilité – avec un accent tout particulier sur cette stabilité, qui en dépit de toute rhétorique, garantirait à Israël la sécurité de ses frontières. Seulement voilà, notre stratégie a échoué. Parce que l’opposition s’est révélée être désastreuse, parce que les combattants d’Al Qaida sont arrivés par milliers dans le pays et parce qu’Assad préfère raser la Syrie plutôt que de se rendre. Rien de nouveau, donc. Contrairement aux apparences, ces bombardements imminents ne sont que l’énième « oui, mais peut-être que non » qui ne répondent pas à la question de fond: Quelle est l’alternative à Assad?. L’une fait un million de réfugiés parmi les enfants syriens,  l’autre les tue.

Quant à la crédibilité de l’argumentation sur les armes chimiques, interdites par le droit international coutumier, ces dernières sont  exclues de la juridiction de la CPI. Parce que ces armes forment une catégorie unique, celle des armes de destruction massives, avec les armes biologiques et nucléaires, dont les propriétaires sont bien connus. Et nous sommes là à nous indigner devant une ligne rouge que nous avons tracé mais que nous avons choisi de ne pas classer comme crime de guerre pour pouvoir la franchir plus aisément.

En revanche, peut-être est-ce utile de mentionner qu’il existe des crimes internationaux, c’est-à-dire des crimes impliquant une responsabilité pénale individuelle, mais couvrant aussi la question de la complicité dans ces mêmes crimes. Comme par exemple celle de vendre des armes à des gens qui vont s’en servir pour  en commettre. Et tous ces crimes ne sont pas soumis à prescription bien entendu. Il faut faire attention lorsqu’on défend sa crédibilité. Un jour vous pourriez être pris au sérieux.