Noam Chomsky lors de son discours au Forum Mondial des Médias. | Photo: David Andersson

By Ramesh Jaura | IDN-InDepth News, Tony Robinson | Pressenza

Quand Erik Bettermann, le directeur général sortant de la chaîne internationale allemande Deutsche Welle, a lancé le Forum Mondial des Média en 2008, il avait un objectif ambitieux : mettre en place un « Davos média » sur les rives du Rhin. Le sixième forum qui vient de s’achever a en effet atteint cet objectif. Il a puisé l’esprit essentiel du Forum économique mondial dans les Alpes suisses et a montré des approches alternatives pour guider le Forum social mondial.

 

Plus de 2500 participants, dont des représentants du grand public, média contrôlés par le gouvernement, média alternatifs et sociaux ainsi que des organisations non-gouvernementales (ONG) et les universités de plus de 100 pays ont assisté à la conférence de trois jours, du 17 au 19 juin 2013 dans la ville historique d’après-guerre de Bonn et ont échangé des vues sur « l’avenir de la croissance, les valeurs économiques et les médias » dans quelque 50 ateliers. Ils ont convenu que les citoyens sont les principaux facteurs de changement et que les média doivent mettre en place une citoyenneté éclairée sans laquelle la démocratie resterait une farce.

 

Une telle menace est réelle, également dans les démocraties occidentales. Un exemple en est la démocratie capitaliste réellement existante, ainsi que l’éminent philosophe et linguiste américain Noam Chomsky décrit le système politique américain. Toute ressemblance phonétique avec le mot « naufrage » est accidentelle, plaisante-t-il sur l’acronyme anglais RECD. L’envolée rhétorique du genre Obama, comme « Gouvernement pour et par le peuple » est loin d’être la réalité de la démocratie capitaliste réellement existante. C’est ce qu’a soutenu le Professeur Chomsky dans une allocution lors de la séance d’ouverture du Forum mondial des média.

 

Soixante-dix pour cent de la population américaine n’a pas d’influence sur la politique. Il y a seulement un dixième de pour cent des gens au sommet qui déterminent réellement la politique. « Le terme correct n’est pas démocratie mais ploutocratie », dit Chomsky.

 

Interrogé sur le rôle de la presse, Chomsky a simplement répondu en terminant son allocution lors de la journée d’ouverture : « Je voudrais que la presse dise la vérité sur ce qui compte ». L’importance de cette simple remarque est soulignée par le fait que les inégalités de la vie quotidienne à l’agenda national influent sur la façon de faire rapport, la perception du public et le langage lui-même.

 

Activiste de l’environnement en Inde, Vandana Shiva a prononcé un discours le jour de la clôture qui fut un autre point saillant du Forum. « L’avenir de la croissance comme PIB (Produit Intérieur Brut) et la marchandisation de la planète et de la société vont inévitablement accélérer la désintégration écologique et sociale et la montée d’un état de surveillance », dit-elle. « Nous devons nous concentrer sur la croissance du bien-être de la planète et des gens pour le progrès de la paix, de la justice et de la durabilité », a dit la lauréate du Prix Right Livelihood.

 

Le concept de PIB comme mesure de la croissance économique et du progrès humain a été contesté dans différents ateliers lors de la conférence. « Croissance durable », « Économie durable », « Économie verte », « Au-delà du PIB », « Au revoir PIB, « Bonjour PIB (Produit Intérieur de Bien-être) » ont été recommandés comme concepts alternatifs disponibles pour remplacer le paradigme du PIB.

 

Au-delà du PIB

Il y a eu des signes d’un changement de paradigme depuis 1990, lorsque le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a publié le premier l’Indice de Développement Humain (IDH), une mesure composite de la santé, de l’éducation et du revenu. Il a été introduit dans le premier Rapport sur le développement humain en 1990 comme une alternative à des évaluations purement économiques du progrès national, tels que la croissance du PIB.

 

Les participants à un atelier organisé par l’Université des Nations Unies ont souligné que la congruence des crises économiques, sociales et environnementales sans précédent appelle à une réévaluation des mesures actuelles du progrès. On a fait valoir que les indicateurs actuels, tels que le PIB et l’IDH, sont insuffisants pour fournir une indication fiable du progrès sociétal. Ils ne parviennent pas, par exemple, à informer sur les aspects distributifs de la croissance économique ; à refléter l’état des ressources naturelles ; ni à indiquer si les politiques nationales sont soutenables à long terme. Dans ce contexte, les participants ont débattu de nouveaux indicateurs de progrès sociétal basés sur trois initiatives internationales :

  • Le projet de croissance inclusive qui travaille à la réalisation du progrès matériel grâce à la croissance économique tout en intégrant la justice sociale, l’égalité des chances dans la fourniture de services de base et la protection sociale pour les personnes les plus vulnérables de la société.
  • Le Rapport sur la richesse globale 2012 qui présente un étalon économique prometteur, l’Indice de Richesse inclusive (IWI). Fondée sur la théorie et la recherche, le Rapport 2012 propose un changement radical dans la façon dont nous mesurons le progrès économique : passer de l’analyse des flux (comme le PIB) à celle des stocks d’avoirs en capital (ou richesse). Dans le rapport, la richesse des nations est évaluée de manière inclusive en tenant compte non seulement du capital fabriqué, mais aussi du capital humain et naturel. Vingt pays ont été évalués dans le Rapport 2012, y compris les économies à revenus élevés, moyens et faibles pendant une période de 19 ans (1990-2008). Le Rapport 2012 est le premier d’une série de rapports qui seront publiés tous les deux ans.
  • Aspects économiques de la dégradation des sols, qui est une initiative pour une étude globale sur les avantages économiques de l’utilisation des terres et des écosystèmes terrestres. La vision de cette initiative est de transformer la compréhension globale de la valeur des terres et de renforcer le soutien à des pratiques de gestion durables. Ce sont des questions essentielles pour prévenir la perte de capital naturel, préserver les services des écosystèmes à la société, combattre le changement climatique ainsi que son influence sur les questions de sécurité alimentaire, de l’énergie et de l’eau.

 

Un autre atelier organisé par l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) a souligné que, bien que depuis de nombreuses décennies le produit intérieur brut a été le principal indicateur utilisé par les institutions nationales et internationales pour définir et mesurer le progrès, il ne peut pas rendre compte de nombreux facteurs qui affectent la vie des gens. Sécurité, santé, justice, un sentiment de communauté et un environnement propre sont tous des facteurs importants dans la détermination du bien-être.

 

Au cours de la dernière décennie, un certain nombre de pays et d’institutions ont commencé à répertorier d’autres façons de mesurer le progrès des sociétés : depuis une commission dirigée par des économistes parmi les plus réputés du monde (Stiglitz, Sen, Fitoussi), jusqu’à l’Allemagne qui a organisé une commission parlementaire sur « Croissance, prospérité et la qualité de vie », et au Bhoutan, dont le roi a déclaré que le bonheur national brut est plus important que le produit national brut. Mais les puissances actuelles ne sont apparemment pas prêtes à dire au revoir au PIB et bonjour au PIB (Produit Intérieur de Bien-être).

Un représentant de l’OCDE souligne : « En tant qu’organisation dont la mission est d’aider les gouvernements à concevoir de meilleures politiques pour une vie meilleure, l’OCDE cherche aussi à comprendre ce qui motive le bien-être des peuples et des nations. Son « Better Life Index (BLI) », un instrument interactif en ligne qui invite les utilisateurs à créer leurs propres indices d’amélioration de la vie, a été lancé pour engager les citoyens dans les efforts en cours pour identifier les principaux facteurs de bien-être. Puisque les gens sont encouragés à partager leurs résultats, c’est aussi un moyen pour l’OCDE d’apprendre ce qui compte vraiment pour eux ».

 

Mais ce n’est pas suffisant pour conduire un changement de politique, les panélistes de l’atelier en ont convenu. L’OCDE, les média, le secteur privé, la société civile et d’autres acteurs jouent un rôle important dans la traduction de la rhétorique académique à l’action dans un langage qui favorise l’engagement et la participation, disent-ils.

Bonheur National Brut

Un participant du Bhoutan a regretté que très peu d’attention ait été accordée à l’indice de bonheur. Le roi Jigme Singye Wangchuck du Bhoutan a inventé le terme Bonheur National Brut (BNB) dans les années 1970. Le concept du BNB a souvent été expliqué par ses quatre piliers : la bonne gouvernance, le développement socio-économique durable, la préservation culturelle et la conservation de l’environnement.

 

Dernièrement les quatre piliers ont été en outre classés dans neuf domaines afin de créer une compréhension généralisée de la BNB et de refléter la gamme holistique des valeurs du BNB. Ces neuf domaines sont : le bien-être psychologique, la santé, l’éducation, l’emploi du temps, la diversité culturelle et la résilience, la bonne gouvernance, la vitalité communautaire, la diversité écologique et la résilience, et le niveau de vie. Les domaines représentent chacun des composants du bien-être du peuple bhoutanais, et le terme « Bien-être » ici se réfère à remplir les conditions d’une bonne vie selon les valeurs et les principes fixés par le concept de Bonheur National Brut.

 

En plus de souligner que « Tout ce dont vous avez besoin est le bonheur », un large débat au Forum mondial des média était caractérisé par le consensus que la croissance n’a pas d’avenir si elle reste fondée sur ce que Chomsky appelle RECD et RECT. La croissance n’aura un avenir que si elle est construite sur des piliers étroitement liés au bien-être de toutes les couches de la population.

 

Des média responsables sont l’épine dorsale des sociétés bien informées. » Les média établis, tout comme les média sociaux, portent une grande responsabilité », a déclaré Bettermann aux participants du Forum lors d’une séance de clôture. « Les canaux des média sociaux ont un rôle de plus en plus important dans la formation des opinions personnelles des gens, et ensuite dans la formation de l’opinion publique. Ils combinent de façon unique l’information et la participation, transcendant les frontières et couvrant les cultures et les langues », a t-il ajouté.

 

Dans cette perspective, l’objectif du Forum mondial des média de l’an prochain sera : « Défis pour les média – De l’information à la participation ». Deutsche Welle, qui célèbre son 60è anniversaire cette année, sera ensuite dirigé par Peter Limbourg qui prend ses fonctions de nouveau directeur général en Octobre 2013. [IDN-InDepthNews? 29 juin 2013]

 

L’article original ci-dessus peut être consulté sur le site Web IDN, ici.

 

Le paragraphe suivant est ajouté par Tony Robinson pour Pressenza

Humaniser l’économie

Pressenza a organisé un atelier intitulé « Transformer une crise en opportunité : humaniser l’économie » qui a porté sur le thème central de l’ensemble du forum : les valeurs en économie. Les panélistes de 3 continents différents ont parlé de l’effet de démonstration qui se passe dans l’économie encore totalement non déclarés par les grands média : David Andersson, du Parti Humaniste de New York a parlé du secteur économique participatif (comme alternative aux secteurs public et privé), Daniela Calderoni d’Italie a parlé de la banque sans intérêts avec l’exemple de la banque JAK qui a été exploitée en Suède depuis des décennies, Roberto Blueh, un homme d’affaires chilien, a parlé de l’application des principes humanistes à l’entreprise privée et la nécessité d’éviter le système bancaire privé, et enfin Guillermo Sullings, un économiste d’Argentine, a parlé de l’échec du système actuel et des paradigmes pour un nouveau modèle économique où la valeur la plus importante est la vie humaine.

 

Les réactions à l’atelier étaient très intéressantes avec de nombreuses questions soulevées sur le rôle de la spiritualité dans l’économie. Interrogé pour savoir si les religions ont un rôle à jouer, Sullings a répondu : « Si vous m’aviez posé cette question il y a un an, j’aurais dit Non, mais avec un pape argentin, tout est possible ».