Par Noam Chomsky & Ilan Pappé

Le texte correspond à un extrait du chapitre ‘La ghettoïsation de la Palestine’ du livre ‘Palestine, l’Etat de siège’ :

Coordinateur du Tribunal Russell sur la Palestine, Frank Barat a réuni Noam Chomsky et Ilan Pappé, deux figures intellectuelles majeures de notre monde contemporain, qui n’ont jamais hésité à aborder la question israélo-palestinienne, souvent à contre-courant de l’opinion commune. Ensemble, ils abordent différents aspects du conflit israélo-palestinien, convaincus que ce qui se passe en Palestine n’aurait jamais duré aussi longtemps si le grand public avait été informé des réalités du conflit. Ce livre, particulièrement salutaire, vient d’être traduit en français aux éditions Galaade. Nous vous en proposons quelques extraits.

Franck Barat : Le député britannique Jeremy Corbyn a déclaré en mars 2008 à propos d’Israël avoir ressenti un changement notable au cours des cinq dernières années. Aujourd’hui, les députés britanniques soutiennent des EDM (Early Day Motions) condamnant plus que jamais Israël. Il précise également qu’il est désormais possible d’émettre des critiques à l’égard d’Israël, y compris lorsqu’on s’exprime sur les campus aux États-Unis. De même, ces dernières semaines, John Dugard, enquêteur indépendant sur le conflit israélo-palestinien auprès du Conseil des Droits de l’homme pour les Nations unies, a déclaré que « la terreur palestinienne était le résultat inévitable de l’occupation »; le Parlement européen a adopté une résolution exposant « la politique d’isolement de la bande de Gaza en tant qu’échec tant sur le plan politique qu’humanitaire ». Enfin les Nations unies et l’Union européenne ont condamné Israël pour son usage excessif et disproportionné de la force dans la bande de Gaza. Peut-on interpréter cela comme un changement d’attitude envers Israël?

Ilan Pappé : Les déclarations de ces personnalités indiquent un changement de l’opinion publique et de la société civile. Malgré cela, le problème reste le même depuis soixante ans: ces élans et ces énergies ne se concrétisent pas et n’ont pas vocation à être traduits, dans un futur proche, en politiques réelles sur le terrain. Et le seul moyen de soutenir la transition d’un appui de la base vers des politiques concrètes est de développer l’idée de sanctions et de boycott. Cela peut donner une orientation claire et une direction à prendre pour les nombreux militants et pour les organisations non gouvernementales qui ont montré leur solidarité à la cause palestinienne pendant toutes ces années.

Noam Chomsky : Un changement très clair est apparu ces dernières années, sur les campus américains et dans d’autres auditoires. Il n’y a pas si longtemps, une protection policière faisait partie de tout débat critique à l’égard d’Israël. Les réunions étaient interrompues, les assemblées très hostiles et injurieuses. C’est tout à fait différent aujourd’hui à quelques rares exceptions près. Les apologistes de la violence israélienne sont souvent sur la défensive, plutôt qu’arrogants ou autoritaires. Mais la liberté de critique envers Israël est très réduite parce que les faits élémentaires sont systématiquement occultés. Cela est particulièrement vrai dans le rôle décisif que les États-Unis prennent, en tant qu’obstacle aux options diplomatiques, consistant à miner la démocratie et à soutenir de manière indéfectible le programme israélien visant à saborder l’éventualité d’un possible règlement politique. Mais présenter les États-Unis comme un « intermédiaire légitime », quelque part incapable de poursuivre ses objectifs bienveillants, est révélateur et pas seulement dans ce domaine.

Franck Barat : Le terme apartheid est de plus en plus utilisé par les Organisations non gouvernementales pour décrire les actions israéliennes envers les Palestiniens (à Gaza, dans les territoires occupés, mais aussi en Israël même). La situation en Palestine et en Israël est-elle comparable à l’apartheid en Afrique du sud?

Ilan Pappé : Il existe des similarités mais également des différences. L’histoire coloniale porte en elle de nombreux chapitres communs, et des aspects de l’apartheid se retrouvent dans la politique qu’Israël mène contre sa propre minorité palestinienne et contre les habitants des territoires occupés. Par certains côtés, l’occupation est, malgré tout, pire que la réalité de l’apartheid sud-africain, et par d’autres, liés au quotidien des citoyens palestiniens en Israël, elle n’est absolument pas comparable à ce que fut l’apartheid. Le point de comparaison essentiel est pour moi l’inspiration politique. Le mouvement anti-apartheid, l’ANC, les réseaux solidaires construits au fil des années en Occident, devraient inspirer une campagne pro-palestinienne plus précise et plus efficace. C’est pour cela que l’histoire de la lutte anti-apartheid doit être apprise plutôt que de s’appesantir davantage en comparant le sionisme à l’apartheid. Un autre point à la fois historique et idéologique est l’analyse critique que font beaucoup d’entre nous en réalisant que le changement ne viendra pas d’Israël. Par le passé, la communauté internationale s’est opposée, par la force ou par des sanctions, à des sociétés et à des régimes souscrivant à des idéologies orientées vers la destruction de l’autre. L’Afrique du Sud onstitue l’exemple le plus récent, le seul auquel je puisse adhérer en tant qu’Israélien et pacifiste.

Noam Chomsky : Il ne peut y avoir de vraie réponse à cette question. Il existe des points communs et des divergences. En Israël même, il y a de réelles discriminations mais on est très loin de l’apartheid de l’Afrique du Sud. Dans les territoires occupés, l’histoire est tout autre. En 1997, j’ai prononcé un discours d’ouverture à l’université Ben-Gourion dans le cadre de l’anniversaire de la guerre de 1967. J’ai lu un paragraphe lié à l’histoire de l’Afrique du Sud. Aucun commentaire n’a été nécessaire. En y regardant de plus près, la situation dans les territoires occupés diffère de l’apartheid à de nombreux régards. Sur certains aspects, l’apartheid sud-africain fut beaucoup plus vicieux que ce qui se pratique en Israël et sur d’autres, on pourrait dire l’inverse. Pour prendre un exemple, l’Afrique du Sud blanche existait par le travail noir. La grande majorité de la population ne pouvait être exclue. À un moment donné, Israël reposait sur une main-d’œuvre palestinienne bon marché et corvéable à merci, mais celle-ci a été remplacée depuis longtemps par de petites mains venues d’Asie, d’Europe de l’Est et d’ailleurs. Les Israéliens seraient pour la plupart soulagés si les Palestiniens disparaissaient. Et l’on peut dire que les politiques qui se dessinent suivent de près les recommandations de Moshe Dayan pendant la guerre de 1967: les Palestiniens «continueront de vivre comme des chiens, et ceux à qui ça ne plaît pas peuvent partir». D’autres recommandations encore pires ont été émises par des humanistes américains de gauche respectés. Michael Walzer, par exemple, de l’Institute for Advanced Study à Princeton et rédacteur du journal démocrate socialiste Dissent, a émis l’idée, voilà trentecinq ans, que les Palestiniens étaient des «marginaux de la nation» à qui l’on devrait «donner les moyens» de partir. Il parlait des citoyens palestiniens vivant en Israël, et c’est une idée largement reprise encore récemment par l’ultranationaliste Avigdor Liberman et relayée aujourd’hui parmi les principaux courants d’opinion en Israël.

Je mettrais de côté les vrais fanatiques comme Alan Dershowitz, professeur de droit à Harvard, qui déclare qu’Israël ne tue jamais de civils mais seulement des terroristes –ce qui revient à dire que «terroriste» se définit comme «tué par Israël»–et qu’Israël devrait avoir pour objectif un ratio de 1000 Palestiniens tués pour 0 Israélien, ou, en d’autres termes, «exterminer les brutes».

Cela est lourd de sens lorsqu’on sait que ceux qui défendent de telles idées sont tenus en haute estime dans les cercles les plus éclairés aux États-Unis et même en Occident. On peut imaginer ce que eraient les réactions si de tels propos étaient tenus à l’égard des Juifs.

Pour revenir à la question, il n’y a pas de réponse claire à apporter sur une possible analogie.

Franck Barat : Israël a annoncé récemment le boycott de la conférence des Nations unies sur les Droits de l’homme à Durban «parce qu’il serait impossible d’empêcher cette conférence de devenir un festival d’attaques anti-israéliennes», et a également annulé une réunion avec des officiels costaricains sous le prétexte que ce pays reconnaît formellement l’État palestinien. Le fait qu’Israël refuse toute forme de critique à son encontre pourrait-il se retourner contre lui?

Ilan Pappé : On peut espérer que ce retournement de situation se produise un jour. Mais tout est lié à un équilibre des pouvoirs sur un plan global et sur un plan régional, pas uniquement aux excès israéliens. Les deux points, c’est-à-dire l’équilibre des pouvoirs et l’intransigeance israélienne pourraient être liés dans le futur.

Si un changement apparaissait dans la politique menée par les États-Unis ou dans leur rôle hégémonique dans la région évoluait, alors l’attitude inflexible d’Israël pourrait conduire certains pays à adopter une position plus critique et à accentuer la pression sur l’État juif afin qu’il cesse sa politique d’occupation et de dépossession de la Palestine.

Noam Chomsky : Le refus d’Israël d’accepter toute critique se retourne déjà contre lui. Dans un récent sondage international sur l’opinion publique, réalisé avant l’invasion de Gaza, 19 pays sur 21 ont considéré qu’Israël avait une influence négative dans le monde. Les deux seuls pays allant à contresens sont les États-unis, où les résultats étaient plus positifs, et la Russie, où l’opinion est divisée. Dans ce sondage, les gens plaçaient Israël parmi les derniers au même titre que l’Iran et le Pakistan.

Après l’invasion de Gaza, les opinions ont certainement été encore plus négatives. C’est une tendance qui s’aggrave avec le temps.

Franck Barat : Comment Israël pourrait-il trouver un accord avec une organisation qui refuse de reconnaître son existence et dont le fondement même repose sur l’idée de destruction de L’État juif? Si le Hamas souhaite vraiment cet accord, pourquoi ne reconnaît-il pas Israël?

Ilan Pappé : La paix se règle entre ennemis, pas entre amis. Le résultat final du processus de paix peut être une reconnaissance politique islamique sur la place des Juifs en Palestine et au Proche-Orient en général, soit dans un État propre, soit dans un État «partagé».

L’OLP a entamé des négociations sans modifier sa charte, qui n’est pas si différente de celle du Hamas lorsqu’on parle de l’attitude à l’égard d’Israël. Donc l’issue réside dans l’élaboration d’un texte, d’une solution et d’une structure politique qui intègrent un ensemble et qui permettent à toutes les nationalités, ethnies, religions et idéologies de cohabiter.

Noam Chomsky : Le Hamas ne peut reconnaître Israël davantage que Kadima ne peut reconnaître la Palestine, ou que le Parti démocrate aux États-Unis ne peut reconnaître l’Angleterre.

On peut se demander si un gouvernement dirigé par le Hamas doit reconnaître Israël ou si un gouvernement mené par Kadima ou le Parti démocrate doit reconnaître la Palestine. Jusqu’ici, tous ont refusé de le faire, bien que le Hamas ait, du moins, appelé à la possibilité d’une solution à deux États, comme le long processus international s’accordait à le faire. Kadima et le Parti démocrate refusent d’aller aussi loin, restant sur une position de rejet qu’Israël et les États-Unis affichent de manière isolée depuis plus de trente ans. Mais pour ce qui est des mots, lorsque le Premier ministre Ehud Olmert déclare devant le Congrès américain qu’il croit pour les Israéliens à un «droit éternel et historique sur la totalité de cette terre», et qu’il y reçoit une ovation, il refuse tout droit élémentaire aux Palestiniens.

Ce rejet constitue souvent une politique claire du gouvernement: en 1989, en réponse à l’accord formel des Palestiniens pour une solution à deux États, le gouvernement de coalition Peres-Shamir déclara qu’il ne pouvait y avoir «un autre État palestinien» entre la Jordanie et Israël, la Jordanie étant déjà un État palestinien par décision israélienne, avec le soutien des États-Unis. Mais bien au-delà des mots, ce sont les faits qui importent. Les colonies et les programmes de développement dans les territoires occupés – tous illégaux, comme Israël en a été informé en 1967 par les plus hautes autorités juridiques, décisions réaffirmées récemment par la Cour internationale de Justice – condamnent toute possibilité de créer un État palestinien viable. En choisissant de soutenir ces politiques sans réserve, les États-Unis prennent la même position. Les mots sont insignifiants face au déni des droits palestiniens. Quant au Hamas, je crois qu’il devrait abandonner les termes de sa charte appelant à l’éradication d’Israël et évoluer de sa position d’acceptation de la solution à deux États vers une reconnaissance mutuelle, même s’il faut se rappeler que ses positions sont plus ouvertes que celles des États-Unis ou d’Israël.

Franck Barat : Ces derniers mois, Israël a accentué ses assauts sur Gaza et évoque la possibilité d’une attaque terrestre imminente. Il y a aussi une forte présomption sur son implication dans l’assassinat du leader du Hezbollah, Imad Moughniyah et l’État hébreu appelle à de plus fortes sanctions (y compris militaires) contre l’Iran.

Pensez-vous que les velléités guerrières d’Israël puissent le mener à sa propre perte?

Ilan Pappé : Oui je pense que l’agressivité se fait plus forte et Israël se montre de plus en plus hostile non seulement à l’encontre de la Palestine mais aussi à l’encontre du monde arabe et de l’islam. L’équilibre militaire du pouvoir est, à l’heure actuelle, en faveur d’Israël mais cela peut changer à tout moment en particulier si les États-Unis retiraient leur soutien.

Noam Chomsky : J’ai écrit, il y a quelques dizaines d’années, que ceux qui se proclament «défenseurs d’Israël» sont en réalité les défenseurs de son déclin moral et de sa probable autodestruction. Je crois également depuis longtemps que le choix très clair d’Israël de renforcer sa politique expansionniste plutôt que la sécurité et ce, depuis le refus de paix globale qui fut proposée par le président Sadate en 1971, pourrait très bien mener Israël à sa perte.

Franck Barat : Cela signifie-t-il également que le recours à la force est le seul langage qu’Israël comprenne?

Ilan Pappé : Effectivement. C’est le cas pour un certain nombre de questions…

Source : michelcollon.info