Par Catherine Masoda et Olivier Flumian 

Les huit milles kilomètres de l’océan atlantique qui les séparent ne les empêchent pas d’écrire à quatre mains sur les processus latino-américains. Après, « les mouvements sociaux au Chili »  publié chez l’Harmattan, à Paris, Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat remettent  le couvert avec « Hugo Chavez et la révolution bolivarienne » par M. Editeur, au Québec. De ce côté de l’atlantique, nous avons rencontré Patrick, s’interrogeant sur cette tentative de « socialisme du 21ème siècle » dans ce pays qui était « en proie au mal développement »(1).

Q : Comment est né le projet de ce livre ?

R : En suivant l’actualité sur l’Amérique Latine, on s’est rendu compte qu’au Venezuela, il se passait quelque chose de spécial, une vraie transformation sociale. Le fait que les médias en Europe soient franchement opposés à Chavez a renforcé cette intuition, cette interrogation sur le processus dont elle est issue. Les propos sans aucune mesure à son égard ont suscité ma curiosité : des opinions violemment opposés ou aveuglément partisans. Y compris avec des aberrations, dans les médias français, par exemple, qui parlent de dictature alors que Chavez a respecté le scrutin lorsqu’il lui était opposé. Sans parler de la presse vénézuélienne qui, mis à part Le courrier de l’Orénoque, vomit des propos vitriolés et totalement irrespectueux pour son président : cela n’évoque en rien une dictature. Mais les propos de ses supporters aussi nous dérangeaient : « sin Chavez nada, con Chavez todo » (2) et nous ont donné envie d’aller enquêter à nouveau en Amérique Latine. D’autant que Pierre avait beaucoup de contacts, là-bas, dans différents milieux. Cela nous permettait d’avoir une vision un peu différente. Et entre deux voyages, la presse en ligne nous permettait de garder le contact avec les événements.

Patrick Guillaudat

Q : Qu’est ce qui différencie le gouvernement de Chavez des précédents ?

R : C’est le premier gouvernement à faire une politique sociale et à s’occuper de la majorité de la population maintenant que l’argent du pétrole, première source de revenu du pays, est principalement réparti pour les besoins des populations. C’est cela qui a provoqué la tentative de coup d’état militaire de 2002 : Chavez avait essayé de faire passer une loi pour contrôler  la gestion de la compagnie pétrolière car il n’y avait aucun  livre de compte « sérieux » : personne ne savait ce qui était produit réellement en termes de pétrole au Venezuela par cette compagnie. Et une corruption généralisée régnait, comprenant tout l’encadrement de l’entreprise, les hautes sphères de l’Etat et une clientèle assez nombreuse dans le pays. Au niveau politique, il a tenté une forme de démocratie participative avec les conseils populaires de base. C’est aussi le premier gouvernement vénézuélien à rompre avec la dépendance politique à l’égard des Etats-Unis.

Q : Chavez a-t-il renouvelé la politique du pays ?

R : Au niveau national il a été élu et réélu maintes fois démocratiquement et les accusations de dictature proférées par l’opposition sont donc totalement absurdes. Mais son passé de militaire et de militant clandestin prédispose Chavez à une pratique politique ou le chef est important. Tout repose sur lui. C’est une grande faiblesse du chavisme.

La faiblesse des mobilisations populaires portant sa politique s’explique par les conséquences du Caracazo de 1989. Cette grande révolte populaire contre la politique néolibérale  fut réprimée par l’armée, et fit entre 1000 et 3000 morts. La violence de la répression a eu comme conséquence que les divers mouvements populaires se sont déstructurés. Une certaine apathie sociale en a résulté avant une nouvelle restructuration, surtout après l’échec du coup d’Etat de la droite de 2002.

Il  a aussi mise en place des conseils communaux parallèles à la municipalité, ils ont pour vocation de regrouper les familles par quartier et elles discutent des besoins en aménagement. En créant ces conseils populaires de base, Chavez essaie aujourd’hui d’impliquer les plus pauvres dans la politique. C’est positif, mais certains responsables de ces conseils jouent les « petits chefs » et en profitent  pour accaparer le pouvoir local. Bien sûr, cela freine la participation populaire.

Q : Sa politique sociale est-elle pérenne ?

R : Elle repose sur le pétrole. La redistribution de la richesse se fait grâce aux missions (sur la santé, l’éducation, la vente de produits subventionnés, etc.), ce qui a permis une nette diminution du taux de pauvreté. Mais les infrastructures publiques telles que les hôpitaux ne sont pas améliorées. Il n’y a pas vraiment d’investissement à long terme. D’ailleurs lors de la campagne présidentielle de 2012, Chavez n’avait pas vraiment de programme autre que continuer ce qui avait été fait et des termes très généraux sur « approfondir le socialisme du XXIème siècle ». Il y a un vrai déficit de stratégie à moyen et à long terme. Sauf que la rente pétrolière distribuée n’est pas synonyme de développement et surtout pas d’un autre développement.

Q : Comment expliquer le très fort taux de délinquance ? Par le trafic de drogue ?

R : En partie. Mais il y a un contexte historico-social. Depuis le Caracazo,  le cumul des effets de  la pauvreté avec la défaite des organisations populaires a engendré un grand désespoir et une poussée d’individualisme. Beaucoup de gens se sont armé pour se défendre, mais aussi pour s’enrichir. D’où le climat de violence. Mais c’est sans compter sur la corruption des différentes polices, municipales ou régionales (le Venezuela est un état fédéral) qui ajoutent à l’insécurité urbaine. Enfin il y a aussi une véritable tentative de déstabilisation menée, via les anciens paramilitaires colombiens, par les USA qui n’ont pas digéré l’échec du coup d’Etat contre Chavez en 2002. Tout ce petit monde a des intérêts convergents qui participent du climat d’insécurité ambiant.

Q : Est-ce que sa politique étrangère n’est pas manichéenne ?

R : Chavez et ses partisans font du « campisme » : celui qui est l’ennemi des USA est mon ami. C’est une tendance fréquente en Amérique Latine, historiquement explicable au vu des nombreuses interventions militaires des USA pour renverser des gouvernements, élus ou non, ou pour provoquer des coups d’état. Du coup, tout dirigeant, fut-il un vrai dictateur, qui s’oppose aux Etats-Unis est vu comme un  ami de la révolution bolivarienne. Ce qui explique le soutien à des gens peu fréquentable comme Kadhafi.

En synthèse, je trouve que ce gouvernement témoigne d’une direction globale intéressante mais manque de stratégie pour y parvenir. Certes, lorsqu’on observe les événements en processus, comme nous l’avons souligné dans notre livre, on comprend mieux les difficultés auxquels il se confronte : c’est l’argument repris en chœur par ses partisans, mais cela est loin de tout expliquer. En tant qu’ancien militaire, Chavez est un excellent tacticien, notamment quand l’opposition se montre agressive, mais c’est insuffisant pour concrétiser un projet de transformation sociale et politique global. C’est l’enjeu des débats qui traversent ses partisans, surtout dans la période actuelle où Chavez est gravement malade et hospitalisé.

(1)  Expression tiré du livre où l’écriture ne manque pas d’élégance et de trouvaille dans le genre.

(2)  « Tout avec Chavez et rien sans lui ».