Par Renaud Vivien

Il n’existe pas de définition de la « dette illégitime » en droit international.
Ce qui n’empêche pas les pouvoirs publics d’utiliser cette notion pour fonder des actes souverains sur leur dettes ou leurs créances, comme l’ont démontré récemment les gouvernements équatorien et norvégien |1|. La « dette illégitime » est avant tout une notion politique et évolutive, dont le contenu peut varier d’un pays à l’autre. C’est ce qu’affirment notamment les principes directeurs sur la dette extérieure et les droits humains, élaborés par l’expert de l’ONU sur la dette : « Les critères à utiliser pour déterminer si l’endettement extérieur est odieux ou illégitime devraient être définis par la législation nationale |2|  ».

Il est nécessaire que les populations s’impliquent dans l’élaboration de ces critères dans le cadre d’un audit citoyen de la dette. Pour ce faire, elles peuvent s’appuyer sur de nombreux textes juridiques et politiques qui lient leurs États : Charte des Nations Unies de 1945, Conventions de Vienne de 1969 et 1986 sur le droit des traités, Pactes de 1966 sur les droits humains, résolutions des Nations Unies et du Parlement européen, Constitutions nationales, législations civiles et commerciales, principes généraux du droit international (équité, bonne foi, abus de droit, enrichissement sans cause, etc.), le « jus cogens  », doctrines de droit comme celle de la dette odieuse, etc.

L’objectif pour les peuples est de démontrer, en s’appuyant sur ces textes juridiques et politiques, que nombre de dettes sont illégitimes car elles ont été contractées en violation du droit et/ou qu’elles n’ont pas bénéficié à la population. Comme le rappellent les exemples équatorien et norvégien, l’absence de bénéfice pour la population constitue le critère déterminant pour qualifier une dette d’« illégitime ». En effet, l’obligation de rembourser une dette publique n’est pas absolue et ne vaut que pour « des dettes contractées dans l’intérêt général de la collectivité |3| ». Le respect de cette condition figure également dans les principes directeurs relatifs à la dette et aux droits de l’homme |4|. Par conséquent sont « illégitimes » toutes les dettes publiques qui ont été contractées contre l’intérêt des populations au profit des fameux 1%. C’est aussi le sens de la doctrine de la dette odieuse selon laquelle « les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et les intérêts de l’État |5| » ; l’État, dont la première obligation est de respecter, protéger et promouvoir les droits humains |6|.

Les dettes des collectivité locales sont également concernées. En droit français par exemple, la circulaire du 15 septembre 1992 relative aux contrats de couverture de taux d’intérêt offerts aux collectivités et aux établissements publics locaux, stipule que «  les collectivités locales ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local ». Loin de se limiter à des considérations d’ordre moral, la dette illégitime se situe donc bien dans le domaine juridique et politique.

Pour le CADTM, c’est aux peuples de déterminer toutes les dettes qui n’ont pas servi l’intérêt général et qui doivent donc être annulées par les pouvoirs publics. Dans ce chapitre, nous donnons quelques pistes juridiques permettant de qualifier une dette d’« illégitime ». À cette fin, il faut prêter attention à divers aspects de l’endettement : aux clauses du contrat de prêt, aux conditionnalités imposées par les créanciers (notamment dans les lettres d’intention et les mémorandums), aux circonstances entourant la conclusion de ces accords, aux causes de l’endettement, à la destination réelle des fonds empruntés, à l’impact des projets financés par la dette sur les conditions de vie des populations et sur l’environnement, vérifier que les personnes ayant endetté le pays avaient bien la compétence juridique pour le faire, etc. Pour ce faire, l’audit intégral et participatif de la dette comme l’a réalisé l’Équateur en 2007-2008 paraît l’outil le plus adapté. Évidemment, en l’absence de volonté politique de la part des pouvoirs publics, les individus et organisations engagés dans des processus d’audit citoyen de la dette de leur État, commune, hôpital, etc., trouveront ici des arguments utiles pour leur travail de sensibilisation, de mobilisation et d’interpellation des dirigeants.

Sur base de ces éléments à auditer, on peut établir quatre catégories d’illégitimité des dettes :

  1. l’illégitimité liée au régime emprunteur ;
  2. l’illégitimité liée à l’absence de consentement des parties ;
  3. l’illégitimité liée aux conditionnalités du prêt ;
  4. l’illégitimité liée à l’utilisation des fonds empruntés.

Au sein de ces quatre catégories, nous énonçons plusieurs principes de droit que les États pourraient invoquer contre les créanciers et donnons des exemples de dettes violant ces principes.

Nous ne cherchons pas à convaincre les tribunaux ou les créanciers de la pertinence de nos arguments juridiques, d’autant que la « dette illégitime », à l’instar de la doctrine de la « dette odieuse », n’est de toute façon pas reconnue par les puissances occidentales et les tribunaux. Ces derniers sont plus enclins à protéger les droits des créanciers que ceux de la population des pays emprunteurs, bien que les prêteurs soient tenus par une obligation de vigilance qui leur impose notamment de ne pas prêter pour des fins autres que publiques.

Par conséquent, une solution juste au problème de la dette ne peut qu’être politique et reposer sur des actes souverains des États qui ne seront pris que sous la pression populaire. À cette fin, les citoyens ont intérêt à mener leurs propres audits de la dette et à utiliser les arguments juridiques recouverts par la notion de « dette illégitime ». Un gouvernement, qui en a la volonté politique, pourrait alors utiliser les résultats de l’audit et les arguments juridiques pour désobéir à ses créanciers et faire pencher le rapport de forces en sa faveur.

I. L’illégitimité des dettes liée au régime emprunteur

Une des premières questions à se poser dans le cadre de l’audit de la dette concerne la nature du régime emprunteur. Pour y répondre, il faut non seulement regarder les résultats obtenus lors des élections (lorsqu’elles ont lieu), les rapports sur le déroulement des scrutins, les avis émanant d’organisations telles que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, les résolutions adoptées par les parlements nationaux et continentaux sur la nature du régime, etc., mais aussi la conduite du régime une fois en place. Commet-il des crimes ? Est-il vraiment souverain ? Représente-t-il sa population ?

Dans cette première section, nous nous intéressons à la dette du régime dans son intégralité. Les sections II, III et IV portent sur des dettes publiques particulières et permettent ainsi de renforcer la qualification juridique donnée dans la section I.

 

1. Les dettes des régimes despotiques |7|

Cette première sous-catégorie nous renvoie aux dettes odieuses au sens de la doctrine formulée par Alexander Sack en 1927. Rappelons ici que la doctrine constitue une source du droit international public, en vertu de l’article 38 du Statut de la Cour Internationale de Justice (CIJ).

Selon la doctrine classique de la dette odieuse : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier […]. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir  ».

Cette définition de la dette odieuse, bien que restrictive |8|, peut être appliquée à de nombreuses dettes. On pense notamment aux dettes contractées par les régimes dictatoriaux du Sud avec la complicité des créanciers comme celles contractées par les régimes de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte. Ces dettes sont par ailleurs qualifiées d’« odieuses » par des résolutions parlementaires adoptées en 2011 et 2012 |9|. On trouve également dans cette sous-catégorie les dettes contractées en Europe sous le régime des colonels en Grèce, de Salazar au Portugal, de Franco en Espagne. Pour juger de la nature dictatoriale d’un régime, on doit regarder les résultats obtenus lors des élections, les rapports sur le processus électoral, sur la situation des droits humains dans le pays, etc.

La nature dictatoriale de ces régimes suffit à qualifier la dette d’« odieuse ». En effet, le soutien financier à un pouvoir dictatorial, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à le consolider, à lui permettre de se maintenir. En accordant des prêts à ces régimes, les créanciers «  ont commis un acte hostile à l’égard du peuple »  ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », selon la doctrine de Sack. Par conséquent, la destination réelle des fonds prêtés n’est pas fondamentale pour qualifier les dettes de ces régimes. Celles-ci sont intégralement odieuses, donc illégitimes.

La Charte des Nations Unies et le « jus cogens » permettent également de fonder l’annulation de toute la dette d’un régime despotique. L’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 |10| prévoit la nullité d’actes contraires au « jus cogens  » qui regroupe, entre autres, les normes suivantes : l’interdiction de mener des guerres d’agression, l’interdiction de pratiquer la torture, l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et le droit des peuples à l’autodétermination. Nul doute que les régimes dictatoriaux sont en infraction avec au moins l’une des normes du « jus cogens » qui figure également dans la Charte des Nations Unies : le droit des peuples à l’autodétermination. Il suffit de prouver que les créanciers savaient que, au moment du prêt, le régime emprunteur violait le « jus cogens ». Les créanciers des régimes dictatoriaux violent donc le « jus cogens » et ne peuvent revendiquer le remboursement de leurs prêts, indépendamment de la destination réelle des fonds prêtés ou l’intention réelle des créanciers de violer ces normes impératives du droit international.

2. Les dettes de gouvernements criminels

Le « jus cogens » peut également être invoqué contre la dette d’un régime qui serait qualifié de « démocratique » du seul fait qu’il serait, par exemple, issu d’élections « libres ». En effet, l’Histoire a montré, avec A. Hitler en Allemagne, F. Marcos aux Philippines ou A. Fujimori au Pérou, que des gouvernements élus démocratiquement peuvent commettre des crimes contre l’humanité. Il est donc nécessaire de s’intéresser au caractère démocratique de l’État débiteur au-delà de son mode de désignation.

Tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tel qu’incorporés dans le « jus cogens » ou dans la Charte de l’ONU (qui constitue l’ordre public international) est nul. Nous développons les dispositions contenues dans la Charte de l’ONU au point 4, « La dette des régimes sous domination étrangère », et dans la section III.

Comme écrit plus haut, il suffit de prouver que les créanciers savaient que, au moment du prêt, le régime emprunteur violait ces principes fondamentaux du droit international. Rappelons que les prêteurs ont une obligation de vigilance et qu’il existe divers rapports d’organisations de défense des droits de l’homme et des libertés, de nombreuses résolutions des Nations Unies (comme celles adoptées par l’Assemblée générale et le Conseil des droits de l’homme), qui leur permettent de prendre connaissance de la situation relative aux droits humains dans les différents pays.

Sont, par conséquent, nulles toutes les dettes contractées par les régimes d’apartheid en Afrique du Sud et en Israël. Rappelons à cet égard que l’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud. Mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit international. Dans le cas d’Israël, il faut souligner la responsabilité des banques qui, comme Dexia, se rendent complices d’un crime contre l’humanité en finançant l’implantation des colonies sur le territoire palestinien.

3. Les dette coloniales

L’interdiction de transférer les dettes coloniales a été posée dès 1919 avec le Traité de Versailles qui dispose dans son article 255 que la Pologne est exonérée de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne  ». Une disposition similaire fut prise dans le Traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France, qui déclare « inconcevable que l’Éthiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien  ». L’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 sur la succession d’États en matière de traités ne dit pas autre chose : « Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États, le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États  ».

Il faut ici rappeler que la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 1950 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser l’exploitation de leurs colonies. Soulignons également que les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement. Par ailleurs, cette même Banque mondiale a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale |11|.

4. Les dettes des gouvernements sous domination étrangère

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est notamment consacré à l’article 1-2 de la Charte de l’ONU et dans les deux Pactes de 1966 sur les droits humains. Selon l’article premier commun aux deux pactes, « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance ».

À l’instar des gouvernement du Sud qui appliquent, depuis les années 1980, les programmes d’ajustement structurel (PAS) dictés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), les États européens qui sont passés sous la tutelle de la Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et FMI) sont privés de leur droit à l’autodétermination. La dette contractée par ces gouvernements sous domination étrangère est présumée illégitime car les peuples ne peuvent disposer d’eux-mêmes. En effet, l’intérêt des populations passe après l’intérêt des créanciers tandis que les règles élémentaires d’un État démocratique ne sont plus respectées.

Plusieurs indices nous permettent de l’affirmer : le remplacement de dirigeants élus par des gouvernements technocrates au service des créanciers, l’absence de consultation du Parlement pour adopter un plan d’austérité, les mobilisations populaires contre le remboursement de la dette et les politiques d’austérité, l’augmentation de la dette publique et la violation généralisée des droits humains sous l’effet des politiques imposées par les créanciers étrangers, etc.

NB : Les irrégularités entachant la procédure d’adoption des programmes d’austérité ainsi que les clauses illicites et autres conditionnalités contenues dans les accords conclus avec les créanciers sont développées respectivement dans les sections II et III. La section IV s’intéresse quant à elle aux causes immorales et illicites de l’endettement.

5. Les dettes d’un gouvernement au service d’une minorité (les « 1% »)

Les questions que les peuples doivent se poser sont les suivantes : est-ce que le gouvernement défend leurs intérêts ? Ou au contraire privilégie-t-il une classe sociale ? Qui détient la dette publique ? Qui profite de cette dette ? A-t-on un contrôle sur les décisions prises ? etc.

L’absence de transparence sur les questions liées à l’endettement public constitue par ailleurs un indice de l’illégitimité des dettes publiques. Rappelons que le droit à l’information est consacré dans plusieurs textes dont l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, les dettes publiques doivent être contractées dans l’intérêt de la collectivité. Par conséquent, l’endettement reposant sur un système qui privilégie une minorité (les 1%) au détriment de la majorité (les 99%) est illégitime.

À titre d’exemple, les dettes résultant de la mise en œuvre de politiques fiscales privilégiant les plus riches et les grandes entreprises sont illégitimes car elles ne profitent pas à l’intérêt général. La légitimité des dettes résultant des sauvetages bancaires doit également être sérieusement contestée. Ces dettes sont reprises dans le section IV « L’illégitimité des dettes liée à l’utilisation des fonds empruntés ».

On doit également vérifier que les dirigeants élus appliquent réellement le programme auquel ils s’étaient engagés lors de la campagne électorale. Le fait pour un élu de ne pas tenir ses promesses électorales pourrait être assimilé à une tromperie envers la population, rendant sa politique illégitime et, par voie de conséquence, également la dette qui en résulterait.

6. Les dettes de régime renversées par le peuple

Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), « il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression  » (préambule). «  Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet » (article 28).

À la lumière de la Déclaration universelle des droits de l’homme, on peut considérer que les dettes de régimes déchus (démocratiques ou non) sont présumées illégitimes. En effet, le renversement d’un gouvernement par le peuple indique a priori que ce dernier ne le représente plus et que l’état de droit n’est pas garanti. Ses dettes n’engagent donc a priori pas la population qui s’est libérée de son joug.

II. L’illégitimité des dettes liée à l’absence de consentement des parties

On s’intéresse ici à la capacité des co-contractants. Étaient-ils juridiquement habilités à conclure le prêt ? Si oui, est-ce que leur consentement à être liés par le prêt était libre ? Etc. Pour répondre à ces questions, il convient de regarder les dispositions du droit international mais aussi les droits nationaux (de l’État débiteur et de l’État créancier). Si les pouvoirs publics parviennent à prouver que ces dispositions issues du droit international et national ont été violées au moment de la conclusion de l’accord, ils seront alors fondés légalement à répudier les dettes entachées d’illégalité.

1. Les dettes contractées en violation des règles élémentaires d’un État démocratique

Un État démocratique repose sur la séparation des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Cette séparation des pouvoirs est souvent garantie par les Constitutions nationales. Or, certaines dettes ont été contractées en violation de la Constitution par des personnes qui n’avaient pas la compétence pour le faire. C’est le cas notamment des dettes contractées par le seul gouvernement sans consultation du Parlement lorsque ce dernier est compétent en vertu de la Constitution pour intervenir dans les matières liées à l’endettement public comme les matières budgétaires. Il faut également regarder les autres textes du droit national comme les lois et les règlements nationaux qui encadrent les compétences d’un agent habilité à contracter une dette publique. Il est aussi essentiel d’identifier le gouvernement qui a négocié l’accord de prêt avec les créanciers. Est-ce l’actuel gouvernement ou le gouvernement sortant ? Était-il en affaires courantes ? Etc.

Sur base de ces éléments, sont « illégitimes » (la liste n’est pas exhaustive) :

a) les dettes contractées sous des régimes dictatoriaux vu que l’État de droit est inexistant.

b) les dettes contractées par des agents de l’État qui outrepassent leurs compétences.

Nous visons ici les personnes qui ne sont pas habilitées par le droit de leur État à contracter une dette publique. Citons à titre d’exemple l’affaire « Gramont » opposant le Paraguay à plusieurs banques privées. Le 26 août 2005, le gouvernement du Paraguay a promulgué un décret notifiant que le pays refuse de payer une dette publique commerciale de 85 millions de dollars, au motif que celle-ci a été contractée frauduleusement. En effet, ce prêt avait été contracté par le consul du Paraguay à Genève, Gustavo Gramont, alors qu’il n’était pas habilité légalement.

On peut également citer le droit français qui fixe les limites de la compétence d’une collectivité locale. La circulaire du 15 septembre 1992 relative aux contrats de couverture de taux d’intérêt offerts aux collectivités et aux établissements publics locaux stipule en effet que « les collectivités locales ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local ». Cette obligation exclut bien évidemment les prêts dits « toxiques |12| » reposant sur la spéculation. Les collectivités locales ayant contracté ce type de prêt n’avaient pas la compétence pour le faire. Les dettes qui en résultent sont donc nulles.

c) les dettes contractées dans le cadre des plans d’ajustement structurel (PAS) conclus par les États du Sud avec les institutions financières internationales (IFI) et des mémorandums conclus par les États européens avec la « Troïka ».

La Troïka en Europe et les IFI (Banque mondiale et FMI) au Sud violent de manière flagrante les règles élémentaires d’un État démocratique. Les parlementaires nationaux ne sont pas associés à l’élaboration des accords « négociés » entre les gouvernements et leurs créanciers. Leur ratification par le Parlement n’a même parfois pas lieu, comme en Grèce, lorsque le programme d’austérité conclu avec la Troïka en 2010 a été appliqué sans même que le Parlement l’ait ratifié, alors qu’il s’agissait là d’une obligation de la Constitution grecque |13|. Quant au dialogue des autorités des IFI avec la « société civile » dans les pays dits en développement (PED), il n’est que fictif.

Ces plans d’austérité sont ensuite imposés aux gouvernements successeurs et aux populations, quand bien même ces dernières les auraient refusés par leur vote. À titre d’exemple, la Troïka avait clairement averti que les élections en Irlande et au Portugal en 2011 ne devaient pas remettre en cause l’application de ces accords.

Enfin, les mobilisations populaires contre ces accords indiquent clairement que la population n’accepte pas ces politiques. Ces dettes liées aux programmes d’austérité sont illégitimes car le consentement n’a pas été donné par la population et/ou ses représentants élus.


d) les dettes provenant d’un sauvetage bancaire mis en place dans le cadre d’une procédure illégale.

Depuis l’éclatement de la crise financière en 2008, les États du Nord ont sauvé les banques à plusieurs reprises. Ces sauvetages à répétition ont pris essentiellement deux formes : recapitalisation et octroi de garanties d’État. La logique de la garantie est la suivante : si la banque ne peut plus rembourser ses créanciers, alors les pouvoirs publics (donc les contribuables) interviennent financièrement, ce qui entraîne une augmentation de la dette publique. Le cas Dexia en est la parfaite illustration. En octobre 2011, trois États (Belgique, France et Luxembourg) se sont engagés à garantir les emprunts de Dexia SA à hauteur de 90 milliards d’euros. En plus d’être dangereuse économiquement et socialement, la garantie octroyée par l’État belge est illégale. En effet, elle a été prise par simple arrêté royal émanant d’un gouvernement en affaires courantes sans que ce dernier n’ait pris la peine de consulter le Parlement fédéral. Or les matières budgétaires relèvent de la compétence du pouvoir législatif selon la Constitution. De plus, la section législative du Conseil d’État n’a pas été consultée alors que c’est une condition indispensable sous peine de nullité de l’acte.

L’illégalité de cette garantie de l’État belge est développée dans la requête en annulation introduite devant le Conseil d’État par trois associations (CADTM Belgique, ATTAC Liège et ATTAC Bruxelles 2) rejointes par deux députées écologistes. À l’heure où ces lignes sont écrites, l’affaire n’est pas encore tranchée |14|. Ce combat juridique s’inscrit plus largement dans une lutte politique pour l’annulation de la dette publique illégitime, notamment celle issue du sauvetage des banques.

2. Les dettes reposant sur un contrat entaché d’un vice de consentement

La signature et la ratification d’un accord de prêt en bonne et due forme ne suffisent pas à valider la dette en question. En effet, le consentement a pu être altéré. On parle alors de vices du consentement. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités et la Convention de Vienne sur le droit des traités entre États et organisations internationales de 1986 indiquent différents vices du consentement pouvant entraîner la nullité du contrat de prêt. Parmi eux, on trouve la corruption du contractant par des moyens directs ou indirects lors de la négociation, la contrainte exercée sur le contractant au moyen d’actes ou de menaces dirigés contre lui ou encore le dol (tromperie).

On retrouve aussi ces vices de consentement dans de nombreuses législation nationales. À titre d’exemple, l’article 1109 du Code civil français indique : « il n’y a point de consentement valable si le consentement n’a été donné que par erreur ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol ». En droit français, le dol se définit comme le fait de surprendre, sous l’influence d’une erreur provoquée par des manœuvres, le consentement d’une personne et de l’amener à conclure un contrat. Notons que la jurisprudence a assimilé au dol le simple mensonge |15| et le silence coupable |16|.

La contrainte est appelée « violence » en droit français (article 1111 du Code civil). Constituent une contrainte, toutes les menaces injustifiées de nature à forcer le consentement. Ce vice est également connu en droit allemand, en droit italien, etc.

Sur base de ces éléments, sont « illégitimes » (la liste n’est pas exhaustive) :


a) les dettes résultant de prêts « toxiques » accordés par des banques en violation de leur obligation d’information.

Le dol pourrait être invoqué par les États mais aussi les collectivités locales et les établissements publics contre des banques comme Dexia |17|. Dans certains cas, Dexia aurait volontairement donné des informations exagérément optimistes, voire erronées, en garantissant une quasi-absence de risque. Dexia, comme d’autres banques, n’a donc pas répondu à son obligation d’information alors que les collectivités n’étaient pas équipées pour apprécier les risques encourus. En l’absence d’information claire et détaillée sur le contenu des contrats, on peut considérer que le consentement des collectivités n’a pas été valablement donné et invoquer l’action dolosive de ces banques, cause de nullité |18|. En décembre 2012, Dexia totalisait rien qu’en France pas moins de 57 plaintes intentées par des communes lésées par les prêts toxiques de la banque.

b) les dettes résultant de faits de corruption.

On peut citer l’exemple des contrats passés entre la Grèce et la transnationale Siemens, accusée – tant par la justice allemande que grecque – d’avoir versé des commissions et autres pots de vin au personnel politique, militaire et administratif grec pour un montant approchant le milliard d’euros |19|.


c) les dettes contractées par les gouvernements dans le cadre des accords conclus avec les IFI et la Troïka.

L’argument juridique de la contrainte pourrait être invoqué par les gouvernements pour rejeter les mesures imposées par la Troïka. Ne pouvant raisonnablement pas emprunter sur les marchés financiers sur le long terme à cause des taux d’intérêt exorbitants réclamés, les gouvernements irlandais, portugais et grecs ont dû se tourner vers la Troïka qui a profité de la situation de prêteur de dernier ressort pour imposer les mémorandums, qui violent de manière flagrante les droits humains et la souveraineté de ces États (voir section III).

Les pays du Sud ont connu le même sort tente ans plus tôt suite à la crise de la dette du tiers-monde de 1982. Ils ont été contraints d’emprunter au FMI et à la Banque mondiale et de se soumettre à leurs conditionnalités. Leur consentement n’était donc pas libre.

III. L’illégitimité des dettes liée aux conditionnalités des prêts

Dans cette troisième section, nous nous intéressons à l’objet même de l’accord de prêt. Il s’agit de regarder dans le détail les clauses du contrat et les conditonnalités attachées au prêt, le but de l’endettement, puis de vérifier qu’ils respectent le droit national et international. En effet, l’objet licite ou moral constitue une condition de la validité d’un contrat dans de nombreuses législations nationales civiles et commerciales.

Rappelons que les États sont tenus de respecter les textes internationaux protégeant les droits humains et que cette obligation de respecter, protéger et promouvoir les droits humains prime sur tout autre accord. Parmi les textes protégeant les droits humains et réaffirmant la souveraineté des États, on retrouve entre autres : la Charte des Nations Unies, les Pactes de 1966 sur les droits humains, le «  jus cogens  », la Déclaration sur le droit au développement de 1986, la résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU du 18 juillet 2012 |20|.

Autrement dit, un accord dont l’application entraîne une violation des droits humains et de la souveraineté d’un État est nul. La dette contractée dans le cadre de cet accord est donc illégitime. Elle n’a pas à être remboursée et les conditionnalités attachées au prêt doivent être rejetées par les pouvoirs publics.

Afin d’appuyer nos propos sur le caractère illégitime de cette dette, on peut aussi citer leprojet d’article sur la succession en matière de dettes d’État pour la Convention de Vienne de 1983 formulé par le rapporteur spécial Mohammed Bedjaoui  : « En se plaçant du point de vue de la communauté internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractée pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies |21| ». Rappelons que, parmi ces principes, on trouve notamment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (article 1-2 de la Charte de l’ONU). On trouve également aux articles 55 et 56 les obligations des membres de l’ONU : « le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social  ».

Sur base de ces éléments, sont illégitimes (la liste n’est pas exhaustive) :

a) les dettes contractées dans le cadre d’accords dont l’objet est de limiter la souveraineté des États et dont l’application entraîne la violation des droits humains.

On retrouve ici les dettes des pays du Sud contractées dans le cadre des plans d’ajustement structurel et les dettes des États européens liées aux accords passés avec la Troïka. Ces dettes sont odieuses selon la définition de M. Bedjaoui (donc illégitimes) car elles ont clairement « des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies ».

En effet, les conditionnalités imposées par ces créanciers appauvrissent la population, accroissent les inégalités, livrent le pays aux transnationales et modifient les législations des États (réforme en profondeur du Code du travail, des Codes minier, forestier, abrogation des conventions collectives, etc.) dans un sens favorable aux créanciers et « investisseurs » étrangers.

À titre d’exemple, on peut trouver, entre autres clauses illicites insérées dans ces accords, le remplacement du droit national de l’État débiteur par un autre droit (comme le droit anglo-saxon, particulièrement protecteur des créanciers et des transnationales) et le remplacement de la compétence des tribunaux nationaux par celle des tribunaux étrangers en cas de litige avec les créanciers. L’objectif des créanciers étant de limiter la possibilité de l’État de décréter un défaut de paiement ou une annulation de dette.

Soulignons que l’ingérence des créanciers dans les politiques des États au mépris de leur souveraineté est dénoncée dans la résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU du 18 juillet 2012.

b) les dettes contractées pour acheter du matériel militaire.

L’article 26 de la Charte impose aux États de réglementer le commerce des armements et de n’affecter que le minimum de leurs ressources au domaine militaire. Or, on observe que les dépenses militaires, au niveau mondial, augmentent d’année en année. En 2011, elles s’élèvent à 1 740 milliards de dollars alors que le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies n’a mobilisé que 3,5 milliards de dollars en 2010 |22|. Les États ont pourtant l’obligation, selon l’article 1-3 de la Charte, de «  réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire,en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, ce sexe, de langue ou de religion ».


c) Les « aides liées ».

L’aide liée s’est d’abord développée entre les États du Nord et du Sud. Face à la récession généralisée et au chômage massif à partir du milieu des années 1970, les pays riches ont décidé de distribuer du pouvoir d’achat aux pays du Sud, afin de les inciter à acheter les marchandises produites par le Nord, en leur accordant des prêts d’État à État, souvent sous forme de crédits d’exportation : c’est l’aide liée. L’aide liée se traduit notamment pour le pays « bénéficiaire » par un surcoût notable des services ou biens achetés. Selon une étude de la Banque mondiale, sur la période 1962-1987, les pays africains ont payé leurs importations de produits sidérurgiques plus cher que les pays industrialisés (jusqu’à 23% dans le cas des importations provenant de la France |23|). L’aide liée est également pratiquée entre pays du Nord. Ainsi, en pleine crise au début 2010, mise sous pression par les autorités françaises et allemandes qui voulaient garantir leurs exportations d’armes, le gouvernement grec a recouru à de nombreux emprunts pour financer l’achat de matériel militaire à la France et à l’Allemagne.

Cette pratique est clairement illégitime car ces prêts liés ne correspondent pas aux besoins réels du pays mais aux intérêts des entreprises situées sur le territoire du pays « donateur ». Les dettes publiques qui en résultent sont, par conséquent, illégitimes, comme l’a reconnu le gouvernement norvégien en 2006. Suite à une importante campagne des ONG du pays, la Norvège a annulé unilatéralement et sans conditions ses créances sur cinq pays (Équateur, Égypte, Jamaïque, Pérou et Sierra Leone), et elle a reconnu sa part de responsabilité dans leur endettement qualifié d’« illégitime ». En effet, entre 1976 et 1980, la Norvège a exporté des navires vers les pays du Sud, non pas pour soutenir leur développement, mais afin de venir en aide à sa propre industrie de construction navale en crise.

d) les dettes contractées pour financer la construction de grands projets d’infrastructures non rentables ou qui portent préjudice aux populations et à l’environnement.

Il faut vérifier, au moyen d’un audit, dans quelle mesure les grands projets d’infrastructures financés par la dette servent l’intérêt général. Il s’agit donc à la fois d’examiner leur impact sur les populations, sur la nature et sur l’endettement. Il est clair que les projets appelés « éléphants blancs » dans le Sud ont laissé aux pays une dette illégitime. C’est notamment le cas du barrage d’Inga en République démocratique du Congo (RDC).

Au Nord, on peut citer, à titre d’exemple, le scandale des Jeux olympiques de 2004 en Grèce. Alors que les autorités helléniques prévoyaient une dépense de 1,3 milliard de dollars, le coût de ces jeux a dépassé en réalité les 20 milliards de dollars.

IV. L’illégitimité des dettes liée à l’utilisation des fonds empruntés

Un prêt dont l’objet respecte en apparence le droit peut être illégitime lorsqu’il est utilisé à des fins illicites ou immorales. Il faut donc vérifier, via un audit de la dette, que le prêt a été utilisé de manière adéquate. On parle alors de cause illicite ou immorale du contrat, qui se retrouve dans de nombreuses législations civiles et commerciales.

Il faut également regarder la conduite du créancier et se poser la question de la légitimité du remboursement. En d’autres termes, qui doit à qui ? Rappelons que les prêteurs ont une obligation de vigilance et que le remboursement de leurs créances est limité notamment par les principes généraux du droit (PGD) qui s’imposent à tous les acteurs de l’endettement. Parmi ces PGD, on trouve notamment l’équité, la bonne foi ou encore l’enrichissement sans cause. Par conséquent, une dette contractée de manière légale peut être illégitime lorsque le créancier est de mauvaise foi ou se conduit de manière inéquitable en exigeant par exemple le remboursement d’une dette qui n’a pas été utilisée dans l’intérêt de la population.

C’est ce que souligne notamment la sentence arbitrale rendue en 1923 dans le cadre d’un litige opposant la Grande-Bretagne au Costa Rica. En l922, le Costa Rica promulgua une loi qui annulait tous les contrats passés entre 1917 et 1919 par l’ancien dictateur Federico Tinoco et refusa donc d’honorer la dette qu’il avait contractée auprès de la Royal Bank of Canada (une banque anglaise). Le litige qui s’ensuivit entre la Grande-Bretagne et le Costa Rica fut arbitré par le président de la Cour Suprême des États-Unis, William Howard Taft. Celui-ci déclara valide la décision du gouvernement costaricien en soulignant : « le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricien sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes  |24|. Elle ne l’a pas fait ».

On peut aussi invoquer la doctrine de la dette odieuse qui range dans la catégorie des dettes odieuses « les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État  » ; « les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État  ».

Sur base de ces différents éléments, sont illégitimes (la liste n’est pas exhaustive) :


a) les dettes ayant servi à l’enrichissement personnel.

 

On peut citer, à titre d’exemple, la dette argentine contractée sous la junte militaire. Dans la sentence « Olmos » rendue en 2000, la Cour fédérale d’Argentine a, en effet, établi la corrélation entre l’augmentation de la dette publique externe d’une part, et l’enrichissement personnel des dirigeants d’autre part, pendant la dictature : «  De 1976 à 1983, la politique d’endettement et de prêts a été totalement arbitraire. Cela implique le personnel et les conseils d’administration des institutions publiques et privées. L’existence d’un lien explicite entre la dette extérieure, le flux de capitaux étrangers à court terme, les taux d’intérêt élevés sur le marché intérieur et le sacrifice correspondant du budget national depuis1976 n’ont pas pu passer inaperçus aux autorités du FMI qui supervisaient les négociations économiques à cette période  ».


b) Les dettes générées par les sauvetages bancaires.

Ces dettes reposent, en effet, sur une cause immorale ou illicite dans la mesure où les populations qui remboursent ces dettes et subissent les plans d’austérité ne sont pas responsables des erreurs commises par les banques. Soulignons ici que la Constitution équatorienne interdit l’« étatisation des dettes privées » (article 290 paragraphe 7).

c) Les dettes générées par des mesures fiscalement et socialement injustes.

Contrairement à ce qu’affirment les gouvernements européens et la presse dominante, les populations n’ont pas vécu au-dessus de leurs moyens. En réalité, la dette des États européens a augmenté ces trente dernière années du fait notamment de la baisse des recettes fiscales provenant de l’impôt sur les bénéfices des grandes entreprises et sur les revenus et le patrimoine des ménages les plus riches. Cette insuffisance a été sciemment entretenue via une succession de réformes fiscales qui ont favorisé les grosses fortunes et les grandes entreprises privées au détriment de la collectivité. Cela a provoqué une augmentation du recours à l’emprunt public.

Dans le cadre de l’audit de la dette, il faut donc étudier tous les mécanismes permettant aux entreprises et aux plus riches de contourner l’impôt dans leur pays.

Soulignons que la Constitution équatorienne prévoit que l’État ne peut recourir « à l’endettement public que si les rentrées fiscales et les ressources provenant de la coopération internationale sont insuffisantes  » (article 290 paragraphe 1).

d) Les dettes réclamées par les fonds vautours.

Les « fonds vautours » sont des fonds d’investissement spéculatifs. Ils tiennent ce surnom de leur pratique qui consiste à racheter à très bas prix des créances sur les États en difficulté pour ensuite les contraindre par voie judiciaire à les rembourser au prix fort, c’est-à-dire le montant initial des dettes, augmentées d’intérêts, de pénalités et de divers frais de justice. Leur action viole de manière flagrante les principes généraux du droit (PGD) comme l’équité, la bonne foi ou encore l’enrichissement sans cause.


e) Les intérêts réclamés par les banques qui empruntent auprès de la Banque centrale européenne (BCE).

En exigeant des taux d’intérêt élevés aux États alors qu’elles n’empruntent qu’à du 1% auprès de la BCE, les banques s’enrichissent de façon indue. On peut parler ici d’enrichissement sans cause. Depuis le droit romain, l’obligation de ne pas s’enrichir injustement aux dépens d’autrui est consacrée de façon plus ou moins expresse dans de très nombreux droits. Les conséquences résident dans la possibilité pour la victime de l’appauvrissement d’obtenir de celui qui s’est enrichi injustement à ses dépens la restitution de ce qui a été prélevé indûment, dans les limites de l’enrichissement procuré |25|.

On peut également considérer que tous les intérêts payés par les États aux banques sont illégitimes dans la mesure où il serait logique que les banques centrales (BCE ou Banque nationale) prêtent directement aux États à taux 0.


f) Les dettes externes des pays du Sud.

On peut également parler ici d’enrichissement sans cause dans la mesure où les PED ont déjà remboursé plusieurs fois leur dette à l’égard des créanciers étrangers. En effet, le transfert net sur la dette publique externe (différence entre les sommes reçues en nouveaux prêts et le total des remboursements) est largement négatif entre 1985 et 2010. Il s’élève à 530 milliards de dollars |26|.

g) Les dettes servant à rembourser d’anciennes dettes illégitimes.

Le fait de contracter des dettes pour rembourser d’anciennes dettes illégitimes constitue une cause immorale et illicite. On peut ici s’inspirer de l’argument juridique de la continuité selon lequel une dette ne perd pas, suite à un processus de renégociation ou de restructuration, son caractère illégal. En ce sens, elle conserve son vice d’origine et le délit perdure dans le temps.


Renaud Vivien (juriste, membre du CADTM Belgique)

 

Notes

|1| En 2006, la Norvège a décidé d’annuler unilatéralement et sans conditions des créances sur cinq pays au motif qu’elles étaient « illégitimes ». L’’Équateur, à l’initiative du président Correa et sous la pression des mouvements sociaux, a mené entre 2007 et 2009 un bras de fer avec ses créanciers en décidant d’auditer unilatéralement l’intégralité de sa dette publique. Sur base des conclusions de cet audit mené par une commission internationale composée de représentants de l’État, de mouvements sociaux et de réseaux internationaux travaillant sur la dette dont le CADTM, l’Équateur a alors suspendu le paiement d’une part importante de sa dette, la qualifiant d’« illégitime », et forcé ses créanciers à reprendre leurs titres diminués de trois quarts de leur valeur. Au final, cette opération a permis au pays d’épargner 7 milliards de dollars.

|2| Voir Stéphanie Jacquemont, « Que retenir du rapport de l’expert de l’ONU sur la dette et les droits humains »

|3| David Ruzié, Droit international public, 17e édition, Dalloz, 2004, p. 93.

|4| Paragraphe 23 des Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme, Annexe au rapport de l’expert indépendant Cephas Lumina du 10 avril 2012 (A/HCR/20/23).

|5| Alexander Nahum Sack, Les Effets des Transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, 1927.

|6| Voir Renaud Vivien, « Suspendre le remboursement de la dette pour protéger les droits de la population »

|7| Certains gouvernements au Sud et au Nord peuvent également être considérés à juste titre comme non démocratiques. Leur dette fait l’objet d’un traitement particulier dans d’autres sous-sections. Dans cette première sous-section, nous ne traitons que des dettes contractées par les dictatures notoires.

|8| Lire la position du CADTM sur la dette odieuse (2008)

|9Résolution de juillet 2011 adoptée par le Sénat belge et résolution du Parlement européen de mai 2012 sur la stratégie de l’UE en matière de commerce et d’investissements pour le sud de la Méditerranée après les révolutions du Printemps arabe

|10| L’article 53 dispose : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit public international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère  ».

|11| Lire la position du CADTM sur la dette odieuse (2008)

|12| Ces prêts toxiques ont été estimés à 13,6 milliards pour les seules collectivités françaises par la Commission d’enquête parlementaire sur les produits à risque souscrits par les acteurs publics locaux.

|13| Voir George Katrougalos, « La dette grecque à la lumière du droit constitutionnel et du droit international »

|14| Lire la synthèse des arguments juridiques sur : http://www.cadtm.org/Resume-du-recours-Dexia-intente et sur www.sauvetage-dexia.be

|15| Civ. 3Ème, 6 novembre 1970, Bull. N°587.

|16| Civ. 1ère, 19 mai 1958, Bull. N°251.

|17| En 2008, Dexia proposait 223 prêts différents reposant sur des indices « exotiques » plus spéculatifs les uns que les autres : la parité entre l’euro et le franc suisse, mais aussi le yen, le dollar, l’inflation, les indices de la courbe des swaps, jusqu’au cours du pétrole ! Avec de tels prêts dits « toxiques », la banque peut multiplier ses marges par 2 ou 3, voire davantage. Les acteurs publics locaux se trouvent quant à eux piégés par des taux d’intérêt de plus de 20%.

|18| Lire « France : les dettes publiques locales, un enjeu citoyen essentiel » par Patrick Saurin.

|19| Lire le chapitre 5 du livre La dette ou la vie, Aden/CADTM, 2011.

|20| Résolution 20/10 du 18 juillet 2012 (A/HCR/RES/20/10), téléchargeable à partir dehttp://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/RES/20/10

|21| Mohammed Bedjaoui, « Neuvième rapport sur la succession dans les matières autres que les traités », A/CN.4/301et Add.l, p. 73.

|22http://cadtm.org/IMG/pdf/chiffresde…

|23| Marc Raffinot, La dette des tiers mondes, 1993, Collection Repères.

|24| C’est nous qui soulignons.

|25| Monique Picard Weil, « Du droit de refuser d’honorer certaines dettes extérieures. Essai d’inventaire », in XIIe congrès de l’AIJD, août 1984.

|26http://cadtm.org/Les-Chiffres-de-la…

 

Source : http://cadtm.org/Quelques-pistes-juridiques-pour