Guillermo Alexandre Sullings est un économiste argentin, auteur de « Economie Mixte. Au-delà du capitalisme » et, Secrétaire général actuel du Parti Humaniste International.
Il est interrogé par Olivier Turquet de Pressenza en août 2011 et, vue la désinformation sur le thème en ces jours, il nous semble valable de publier cette version en français en ce moment.

**Question : On dit qu’il y a une crise. De quelle crise parlons-nous ?**

Réponse : Nous parlons de crise parce que les crises situationnelles font partie des nouvelles, nous devons en parler et nous devons nous inquiéter à leur sujet, d’après ce que suggèrent les créateurs d’opinion dans les médias. Mais ils parlent très rarement des problèmes sous-jacents de l’économie capitaliste, parce que cela ne fait pas partie des nouvelles. Et en réalité, ces crises successives ne sont rien d’autre que la partie visible d’un grand problème sous-jacent. Bien sûr, si nous commençons à parler de toutes les contradictions du capitalisme, cela va prendre beaucoup de temps. Mais prenons un sujet central: la répartition inégale des revenus. Elle cause beaucoup de nos maux actuels ; en premier lieu, pour des raisons évidentes, à cause de la marginalisation et de l’inégalité qu’elle génère, une souffrance croissante se manifeste dans la population. De plus, parce qu’une baisse du pouvoir d’achat de la population est une menace à la pérennité du système de consommation, la seule façon d’être en mesure de maintenir les niveaux de consommation a été d’emprunter davantage : dette de la personne, de l’entreprise et du gouvernement. Et lorsque la dette atteint des niveaux ingérables, les crises financières se déclenchent. Et alors commence la pantomime hypocrite de ceux qui soutiennent ce système pervers, accusant des gouvernements d’emprunt irresponsable et des gens d’avoir consommé à crédit au-delà leurs moyens. Et bien sûr il y a du vrai, mais ce qu’ils ne nous disent pas, c’est que les mêmes défenseurs de ce système sont ceux qui encouragent l’emprunt afin que leurs banques puissent travailler, et sont ceux qui encouragent la consommation afin que les grandes entreprises puissent travailler. Et alors arrivent les mesures d’austérité, chômage, récession, appauvrissement; mais ce n’est pas à cause de la crise ; ce que la crise a fait c’est détruire l’illusion que le système fonctionnait bien. En d’autres termes, nous parlons vraiment d’une crise fondamentale du système capitaliste, une crise mortelle qui mène irrévocablement à sa chute brutale si la grande contradiction de la répartition des revenus n’est pas résolue ainsi que son corollaire financier qui est l’augmentation et la canalisation exponentielle de ressources financières vers la spéculation et le crédit.

**Question : Quel est le rapport entre capital spéculatif et capital productif ?**

Réponse : Difficile et inutile de l’évaluer étant donné que la volatilité et quelquefois la nature clandestine de ressources financières spéculatives les rend impossibles à mesurer. Il faut se contenter de dire que les ressources spéculatives sont largement plus importantes que les ressources productives. Parce que nous pouvons compter le nombre de vaches dans un pré ou le nombre d’usines; mais si ces vaches ou ces usines servent de garantie pour un emprunt et si cet emprunt est utilisé pour acheter un morceau de terre et cet emprunt garantit un autre emprunt et ainsi de suite, nous n’avons aucune idée de notre situation. Et si tout de ceci est inscrit en bourse et que les parts sont achetées et vendues par des parieurs, ou si des positions sont prises et que viennent les Hedge Funds ou d’autres spéculateurs, la valeur nominale de tout ceci peut devenir fortement variable, sans parler de l’aspect fictif de sa vraie valeur. Et donc les bulles financières explosent l’une après l’autre, bulles qui sont de plus en plus grandes et globalisées. Et dans la réalité, ce n’est pas intéressant de comprendre cette alchimie financière complexe, ce qui est intéressant c’est la base de la question : dans le système capitaliste actuel, c’est plus avantageux de spéculer que de produire. C’est plus avantageux de prêter et d’emprunter que de créer des emplois. Ne laissez pas les hypocrites nous mettre dans la confusion : le problème ici n’est pas que tel-ou-tel pays est trop endetté et doit faire des restrictions qui sacrifient sa population ; le problème ici est que le système capitaliste actuel ne fonctionne plus.

**Question : Qui sont ceux que vous qualifiez d’hypocrites ? Et que doit faire l’Europe ? Que doivent faire les gouvernements ?**

Réponse : L’hypocrisie est partout. A commencer par ceux qui évaluent le risque comme Standard & Poors qui crée maintenant la panique sur le marché en rétrogradant la dette américaine alors qu’auparavant ils l’avaient estimée comme un excellent atout à cause des prêts hypothécaires à haut risque qui ont déclenché la crise : une crise financière que les USA, comme d’autres gouvernements, ont contrecarré en sauvant les banques (augmentant par la même occasion leur dette publique et produisant le déclassement d’aujourd’hui). Mais cette hypocrisie des agences de crédit n’est pas un problème qui leur est spécifique, parce qu’elles sont simplement figures de proue du capital spéculatif. Et bien sûr il y a aussi l’hypocrisie du gouvernement qui a été largement complice dans le désastre financier, par son action ou omission. Et ceux qui prêtent et ceux qui empruntent sont des complices parce qu’ils ont tous fait des affaires, sachant qu’en fin de compte ce sont les gens qui paient les restrictions. Et les gouvernements étaient complices lorsqu’ils ont décidé de sauver les banques au lieu de s’occuper de leur population et de nationaliser le système financier. Donc c’est très difficile de dire ce que les gouvernements européens ou l’Union européenne dans son ensemble devrait faire parce qu’ici les gens sont nombreux dont les intérêts sont très liés à ceux du pouvoir économique plus qu’avec la population. Et la même chose se passe aux USA et dans une grande partie du monde.

La démocratie pour la forme remplace le pouvoir politique par les représentants du pouvoir économique. Mais en imaginant de croire que pour une fois les gouvernements répondraient aux besoins de leur population, ce qu’ils devraient réaliser c’est une profonde transformation du système économique et financier. Ici la majorité de la population et des Etats sont dans le rouge, parce que leurs pendants sont les profits spectaculaires du capital spéculatif, banque, grande entreprise et leurs associés politiques. Et pendant que le rouge continue à grandir, l’emprunt grandira, les bulles et explosions seront de plus en plus grandes jusqu’à l’effondrement. Ce déséquilibre doit être résolu et une redistribution des richesses doit être obligatoire. L’investissement productif de capital financier et le réinvestissement productif de profits d’entreprise doivent être forcés. Le système financier doit être géré par les Etats et les Etats doivent être gérés par une vraie démocratie et non par une démocratie pour la forme. En d’autres termes, une révolution est nécessaire -non-violente- mais une révolution quand même. Et je ne vois pas de gouvernements européens avec cette intention, encore moins le gouvernement américain dont le congrès n’a même pas approuvé d’augmentation des impôts pour les plus riches afin de réduire le déficit. Donc ce seront les gens qui devront changer leurs gouvernements … et ce n’est pas l’envie qui manque à en juger par les vagues de protestation dans le monde.

**Question : Est-ce que vous considérez que les démonstrations populaires, surtout celles des jeunes, vont dans le sens de cette révolution ?**

Réponse : Je crois que c’est l’aspiration fondamentale dans toutes les manifestations qui ont eu lieu en Egypte, en Grèce, en Espagne, en Islande, au Portugal … dans une bonne partie de l’Europe et en beaucoup d’endroits du monde. En général ce sont des manifestations non-violentes et c’est très bien, en dépit de ce qui se passe au Chili où des policiers s’habillent comme des contestataires pour jeter des pierres et introduire la confusion. La majorité de la population soutient les manifestations non-violentes. Et ne soyons pas induits en erreur par les cas comme l’Angleterre où la catharsis sociale est violente comme ce fut le cas en France il y a quelque temps ; bien sûr nous ne sommes pas d’accord avec cette violence, mais il doit être clair que les gouvernements et le système qui marginalise les gens portent la plus grande responsabilité, produisent désespoir et ressentiment et mènent aux premières manifestations de violence. Mais il est totalement possible et nécessaire d’atteindre des changements profonds par la voie de la non-violence, avec imagination, avec organisation, avec conviction, avec des idées, et par dessus tout avec une nouvelle moralité.

**Question : Que voulez-vous dire par une nouvelle moralité ?**

Réponse : Eh bien, beaucoup de choses, du sens de la vie jusqu’au traitement que nous devons réserver aux autres. Mais cette interview traite de questions économiques, je dirais que beaucoup de choses doivent changer dans notre culture et nos valeurs si nous voulons changer le système et cela ne dépend plus des gouvernements, mais de la volonté des gens. Parce que le virus de l’individualisme s’est infiltré très profondément et beaucoup de gens ne se soucient pas de ce qui arrive aux autres et ne manifestent que lorsque leurs propres intérêts sont en jeu. Parce que le virus du consumérisme n’a pas d’anticorps dans une société gourmande où l’on remplit sa vie avec des choses matérielles pour combler une intériorité vide. Et c’est important parce que, de même que le capitalisme sauvage a été basé sur les valeurs de l’individualisme, nous avons besoin d’une société plus solidaire si nous voulons mettre en mouvement une nouvelle économie. Et parce que si nous ne modifions pas le schéma consumériste, nous nous ridiculiserons mais aussi ne pourrons mathématiquement pas atteindre la répartition équitable. En effet, si plus de 6 milliards de personnes vivaient dans le modèle consumériste actuel, il faudrait plus de 5 planètes pour les satisfaire. Et n’accusons pas les Chinois ou les Indiens de pollution parce qu’ils veulent se développer avec pas moins de 40% de la population mondiale. Ne les accusons pas d’éloigner les sources d’emploi de l’Ouest parce que la main-d’œuvre dans ces pays est meilleur marché qu’en Europe ou aux USA. Est-ce que nous reviendrons au protectionnisme pour garantir le droit de travailler chez nous ? Et le droit de travailler pour les étrangers vaut-il moins ? C’est un chaos, mais nous devons le traverser, avancer sans reculer. Et si le protectionnisme ne suffit pas pour assurer l’emploi des citoyens, que ferons-nous ? Expulser les immigrés? Non, bien sûr, c’est un problème global et des réponses globales doivent être données, en avançant vers une Nation Humaine Universelle, avec une nouvelle moralité, avec moins d’individualisme, plus de solidarité, moins de consumérisme, et alors un système économique nouveau, plus équitable pourra germer. Mais pour cela, le plus urgent est de soustraire le système financier aux spéculateurs et de mettre au service de l’investissement productif. Et alors nous devons assurer que ce réinvestissement productif donne des emplois qui répartissent mieux les revenus et un modèle productif doit être renforcé, conçu pour un genre de consommation différent, durable et apportant de la dignité. Il faut accomplir toutes ces tâches, mais en priorité, le pouvoir doit être éloigné des banques. Rien de plus, rien de moins.