Dans un précédent article sur la Bataille culturelle, nous avons abordé la montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale et son projet hégémonique dans le contexte de la lutte entre camps opposés. Nous avons soutenu que derrière l’échec du progressisme hypocrite et la résurgence de la droite se cache la main du grand marionnettiste : le pouvoir économique concentré, devenu un véritable para-État qui décide du sort de l’humanité. Mais avant d’aller plus loin, il convient de rappeler les propos de Silo dans le Document humaniste, publié en 1993 et ​​dont la pertinence demeure plus que jamais d’actualité.

“ Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’économies féodales, ni d’industries nationales, ni même d’intérêts de
groupements multinationaux. Aujourd’hui il s’agit, pour ces survivants historiques, d’adapter leurs
avoirs aux impératifs du capital financier international, ce capital spéculateur qui se concentre à
l’échelle mondiale. Même l’État national a besoin de crédits et d’emprunts pour survivre. Tous mendient l’investissement et fournissent des garanties pour que la banque assume les décisions finales. Le temps approche où les entreprises elles-mêmes ainsi que les campagnes et les villes deviendront la propriété incontestable de la banque. De même, le temps du para-État arrivera, où
l’ancien ordre sera anéanti.

Parallèlement, l’ancienne solidarité disparaît. En définitive, il s’agit de la désintégration du tissu
social et de l’apparition de la déconnexion de millions d’êtres humains, indifférents entre eux, malgré la pénurie générale. Le grand capital étend son pouvoir non seulement sur l’objectivité, par le contrôle des moyens de production, mais aussi sur la subjectivité par le contrôle des moyens de communication et d’information. Dans ces conditions, le grand capital peut disposer à son gré des
ressources matérielles et sociales, dégradant irrémédiablement la nature et écartant progressivement l’être humain. Pour cela, il dispose de technologies suffisantes. Et, de même qu’il a vidé de sens les
entreprises et les États, il vide aussi de sens la science en la transformant en technologie produisant
la misère, la destruction et le chômage.

Les humanistes n’ont pas besoin de beaucoup d’arguments pour étayer le fait qu’aujourd’hui le
monde dispose de conditions technologiques suffisantes pour résoudre, en peu de temps, les
problèmes touchant de vastes régions, à savoir : le plein emploi, l’alimentation, la santé, le logement
et l’instruction. Si rien n’est fait dans ce sens, c’est tout simplement que la spéculation monstrueuse
du grand capital l’en empêche.

Le grand capital, ayant épuisé l’étape de l’économie de marché, commence à imposer sa discipline à
la société pour affronter le chaos qu’il a lui même a produit. Devant une telle irrationalité, ce ne sont
pas les voix de la raison qui se lèvent dialectiquement mais plutôt les plus obscurs racismes,
fondamentalismes et fanatismes. Et si ce néo-irrationalisme en arrive à diriger des régions et des
collectivités, la marge d’action des forces progressistes s’amenuisera de jour en jour. Par ailleurs, des
millions de travailleurs ont déjà pris conscience aussi bien des irréalités du centralisme étatique que
de l’hypocrisie de la démocratie capitaliste. Ainsi, les ouvriers se dressent contre leurs dirigeants
syndicaux corrompus, tout comme les peuples remettent en question leurs partis politiques et leurs
gouvernements. Mais il faut donner une orientation à ces phénomènes qui, sinon, s’enliseront dans
des actions spontanées et sans aucune continuité. Il faut débattre au sein du peuple des thèmes
fondamentaux concernant les facteurs de production.” …

(fin de citation)

Il est évident qu’au cours des plus de trente années écoulées depuis la rédaction de ce document, la richesse a continué de se concentrer à un rythme accéléré, indépendamment des orientations idéologiques des gouvernements. Les mécanismes mêmes de l’accumulation et de la concentration capitalistes sont implacables, insensibles aux timides palliatifs du progressisme.

Aujourd’hui, les 1 % de milliardaires de la planète possèdent plus de richesses que 95 % de la population, ce qui se traduit non seulement par d’énormes inégalités, mais surtout par une immense concentration du pouvoir, au-dessus des États et des organisations internationales. Aujourd’hui, nous sommes gouvernés par un État parallèle, et la montée des mouvements d’extrême droite n’est rien d’autre qu’un instrument politique des véritables Pouvoir Réel pour discipliner les sociétés face au chaos qu’elles ont engendré.

Car, pour que les populations puissent supporter la montée du chômage et la dégradation constante des salaires, il est nécessaire de manipuler les esprits d’une partie de la population afin de cautionner la cruauté, tout en recourant à l’autoritarisme pour réprimer ceux qui ne peuvent être manipulés. Les leaders de l’extrême droite ne sont que des instruments de contrôle social ; le véritable pouvoir se cache derrière eux.

À l’instar des trains à deux locomotives, que l’on voit parfois avancer en croyant qu’ils sont tirés par la locomotive de tête alors qu’en réalité ils sont poussés par celle de queue, nous pourrions nous aussi être trompés et croire que le train de l’extrême droite est conduit par Trump, Meloni, Milei, Abascal ou Le Pen, alors qu’en réalité ils ne sont que les figures de proue d’une immense puissance qui tire les ficelles, les utilisant pour manipuler et contrôler.

On nous manipule pour nous convaincre que nos ennemis sont les immigrés, le féminisme ou la communauté LGBT ; on nous fait croire que la méritocratie consiste à consacrer toujours plus d’heures au travail pour survivre, et que si nous conduisons un VTC [véhicule de tourisme avec chauffeur] ou utilisons un vélo-livreur, nous sommes des indépendants qui gérons notre vie comme de bons libertariens. On nous manipule pour nous faire croire que le déclin économique de la classe moyenne ces dernières décennies est dû aux « idées socialistes » et non aux mécanismes de concentration du capital.

L’État parallèle a besoin d’une société d’individualistes qui se font concurrence, se haïssent, se divisent et se pillent les uns les autres, car la solidarité n’est pas rentable. Il y a quelques mois, après l’assassinat de Charlie Kirk, une sorte d’idéologue d’extrême droite qui a rallié des milliers de jeunes et soutenu activement la campagne de Trump, certaines de ses citations ont circulé, dont celle-ci : « Je ne supporte pas le mot empathie. » Cette phrase résume peut-être l’objectif de la guerre culturelle que l’extrême droite souhaite mener : convaincre les gens que l’empathie est quelque chose de négatif. Et si cela réussit, à quoi bon faire preuve de solidarité envers les migrants fuyant la pauvreté ou la violence dans leur pays ? À quoi bon faire preuve de solidarité envers les minorités discriminées, les marginalisés, ceux qui souffrent de la faim, les chômeurs ?

Car il s’avère que si une société se souciait de tout cela, elle pourrait exiger davantage de ressources de l’État pour les personnes marginalisées, de meilleures conditions pour les immigrés, ce qui impliquerait de taxer les plus riches, une perspective qui ne convient pas à un État parallèle. De même, si la société se préoccupait du désastre écologique, elle pourrait exiger des changements susceptibles d’affecter les profits du capitalisme prédateur. Par conséquent, l’empathie, la solidarité, la conscience écologique et un niveau de vie décent pour la population ne sont pas rentables ; il faut donc manipuler la population pour qu’elle pense le contraire, et réprimer ceux qui refusent d’être manipulés s’ils protestent. Pour atteindre ces deux objectifs, l’idéologie et les slogans de l’extrême droite sont extrêmement efficaces. C’est pourquoi nous disons que les dirigeants d’extrême droite ne sont que des instruments du Pouvoir Réel.

L’état actuel de la société facilite assurément la manipulation des subjectivités, car la culture et l’éducation ont été remplacées par l’immédiateté compulsive des réseaux sociaux, nous laissant à la merci des fausses nouvelles et des informations déformées et fragmentées générées par les algorithmes des millionnaires de la Silicon Valley (qui, avec les vautours de Wall Street, constituent une part importante du para-État). Dès lors, il n’est pas surprenant que l’extrême droite soit de plus en plus peuplée de platistes, d’antivaccins et de fervents défenseurs de l’ignorance et de la superficialité ; car pour qu’une société se suicide, il faut d’abord qu’elle soit rendue idiote.

Il n’est pas nouveau que le Pouvoir Réel tire de plus en plus les ficelles de la politique dans la plupart des régions du monde. Nous avons toujours affirmé que la séparation des pouvoirs au sein de l’État n’existe plus depuis longtemps, car tous les pouvoirs sont accaparés par le pouvoir économique. Et si, occasionnellement, un peuple élit un dirigeant qui n’est pas allié à ce Pouvoir Réel, les pouvoirs judiciaire et économique s’uniront pour le contrer jusqu’à son échec. Depuis un certain temps déjà, les dirigeants sont soit contrôlés, soit conditionnés, mais actuellement, face à l’accélération de la concentration des richesses et à l’expulsion de la main-d’œuvre dûe à l’appropriation des technologies par les ultra-riches, l’équilibre social des démocraties traditionnelles devient intenable, et des gouvernements autoritaires sont nécessaires pour discipliner la société. Certains de ces dirigeants peuvent appartenir au Pouvoir Réel, comme dans le cas de Trump, et d’autres n’en sont que des marionnettes, comme Milei, mais tous suivent le même scénario écrit par un para-État qui gouverne déjà le monde.

On pourrait se demander combien de temps cette situation peut perdurer, car si la situation de la population est toujours plus misérable, on peut supposer qu’une rébellion exigeant le changement finira par éclater. Mais la question n’est pas si simple, car il ne s’agit pas seulement de savoir si les gens sont de plus en plus mal lotis ; il s’agit de savoir à qui imputer cette situation. Qui un chômeur peut-il blâmer ? Un fonds d’investissement fictif basé dans un paradis fiscal qui a provoqué des licenciements dans ses filiales ? Ou son voisin immigré qui s’accroche désespérément à un emploi précaire ? Et si le changement climatique provoque des inondations plus fréquentes et plus intenses dans une région, qui sera tenu pour responsable ? Les multinationales prédatrices qui ont fait pression sur les gouvernements du monde entier pour empêcher la mise en place de véritables mesures limitant leurs profits ? Ou le dirigeant de la région, incapable de financer des projets d’infrastructure suffisants, compte tenu de la baisse des recettes fiscales et de l’augmentation de la dette envers les banques ?

On a tendance à blâmer les personnes les plus visibles et les plus proches, et la manipulation médiatique contribue à désigner les coupables les plus commodes pour ceux qui appartiennent au Pouvoir Réel. De plus, à mesure que la pauvreté s’aggrave, le maintien d’un filet de sécurité sociale pour lutter contre l’extrême pauvreté sera toujours moins coûteux que des réformes structurelles visant à garantir une répartition équitable des richesses.

Lorsque la classe moyenne sera complètement appauvrie, elle en viendra à se réjouir du minimum vital que l’État lui accorde, tout en imputant l’entière responsabilité au gouvernement précédent. Le président argentin Milei illustre cette stratégie : il a légèrement augmenté les aides sociales pour les plus démunis , afin de s’éviter des ennuis, tout en appauvrissant la classe moyenne. De ce fait, de plus en plus de personnes auront besoin de ces aides, et au final, le revenu par habitant aura chuté drastiquement, enrichissant les plus fortunés. À une autre échelle, dans certaines régions, le recours à la guerre peut toujours être envisagé si nécessaire.

La guerre non seulement décime  la population, mais elle instaure aussi la terreur, et finalement, les gens préfèrent se résigner à une vie misérable plutôt que de subir les affres de la guerre. Autrement dit, les révolutions et les transformations structurelles d’une société ne sont pas une conséquence logique de ses souffrances ou de prétendues conditions objectives ; la situation peut toujours s’aggraver. Notre apitoiement sur la situation de notre société est inutile pour changer de cap ; il faut une volonté humaine, une vision, un projet, une force motrice. Les protestations et la spontanéité ne suffisent pas à infléchir le cours des choses ; il nous faut y ajouter une orientation et une vision axée sur le processus. Bien sûr, ce n’est pas facile, mais tout sera encore plus difficile si nous restons résignés face au pouvoir réel, ou si nous y réagissons de manière irrationnelle.

Mais revenons à ce para-État qui a pris les rênes du monde. N’imaginons pas qu’il s’agisse d’un groupe homogène de riches malfaisants s’étant organisés et ayant conspiré pour s’emparer du pouvoir planétaire. Il s’agit plutôt du résultat d’un long processus d’accumulation et de concentration des richesses, alimenté par les mécanismes mêmes du capitalisme. Cette concentration signifie qu’ils deviennent moins nombreux mais plus riches, et donc qu’ils ont des intérêts communs et la capacité de parvenir à des accords, même s’ils ne le font pas toujours. S’il est logique de supposer que ceux qui ont atteint ce stade sont ambitieux et avides, si ce n’était pas eux, ce serait quelqu’un d’autre, car ils sont le produit d’un système qui les dépasse.

De même, la marginalisation de millions de personnes résulte de ce mécanisme de concentration des revenus et des progrès technologiques qui ne servent pas la création d’emplois, mais l’optimisation des profits des entreprises. Il est évident que ce mécanisme capitaliste a atteint un point de non-retour où il ne peut plus progresser qu’au prix de l’appauvrissement de la majorité et de la destruction de la planète. Ce mécanisme doit être transformé, et il convient, à cet égard, de s’interroger sur le rôle joué par les mouvements progressistes ces dernières décennies.

Face à l’immense pouvoir de ce para-État et à ses conséquences sociales, de nombreuses voix se sont élevées, mais peu de projets concrets de réforme structurelle ont vu le jour. Après l’échec retentissant du socialisme authentique et l’effondrement des économies planifiées, rares ont été ceux qui ont osé imaginer, et encore moins proposer publiquement, une économie autre que le capitalisme. Au mieux, des solutions d’atténuation ont émergé, tentant de limiter son impact ou de compenser les inégalités croissantes. Mais non seulement ces mesures se sont révélées inefficaces, mais aussi la concentration des richesses et du pouvoir a fini par balayer même les propositions alternatives les plus timides. C’est ainsi qu’aujourd’hui, l’extrême droite progresse politiquement, car une grande partie de la population s’est sentie frustrée par les mouvements progressistes incapables de tenir les promesses tièdes qui les ont portés au pouvoir.

L’heure est venue de s’attaquer à la nécessité d’un changement systémique. Si le système actuel de production et de consommation ne peut inclure tous les habitants de la planète, alors il a échoué. Si les régimes et les conditions de la propriété privée permettent à 1 % de la population de dominer le monde, alors quelque chose ne va pas du tout, et ce système est inutile. Et si les mécanismes actuels de croissance et de consumérisme nous ont menés à la destruction de la planète, alors un changement de cap radical est urgent.

Alors, au lieu de s’autocensurer et d’élaborer des propositions acceptables pour le Pouvoir Réel, leurs médias et leur appareil de propagande ; au lieu de demander la permission de formuler une revendication mineure qui n’affecte pas significativement les intérêts des puissants, peut-être devrions-nous commencer à discuter de la nécessité de réformes structurelles avec le peuple.

La propriété des moyens de production doit être limitée pour éviter leur concentration, et les travailleurs doivent y avoir accès.

On ne peut pas s’attendre à ce que le réinvestissement productif des profits et la création d’emplois qui en découle dépendent uniquement de la volonté des propriétaires ; ce réinvestissement doit être imposé par le biais de politiques fiscales.

Les excédents financiers doivent être réinvestis dans la production, et la spéculation financière ainsi que les paradis fiscaux doivent cesser.

Le modèle actuel de productivisme et de consumérisme doit être radicalement transformé car il détruit la planète.

Tous ces sujets, et bien d’autres, doivent être abordés avec la population afin de bâtir une société nouvelle. Il est inutile de perdre du temps à demander à nos dirigeants d’agir, à polémiquer avec l’extrême droite ou à demander la permission au para-État. Si le peuple comprend, le changement se produira ; dans le cas contraire, nous continuerons de foncer droit dans l’abîme. Mais nous devons dire la vérité, sans relativisme ni honte.

Traduction, Evelyn Tischer