Lorsque le pouvoir se mue en provisoire permanent, la résistance acquiert un droit.

L’étincelle du mécontentement

Des milliers de Péruviens, menés par des jeunes, ont défilé le 16 octobre dans les rues de Lima et d’autres villes pour protester contre le président par intérim José Jerí et le Congrès. Les cortèges, partis des quartiers périphériques, ont convergé vers le centre historique, notamment vers la place San Martín et le bâtiment du Congrès, protégé par un important dispositif policier. Brandissant des pancartes et des drapeaux, les manifestants scandaient des slogans tels que « Il doit partir ! », « Assez d’impunité ! » et « Nous voulons une démocratie sans corruption ! »

Ce soulèvement n’est pas spontané ; il est le fruit d’une lassitude grandissante. L’insécurité règne dans les villes comme dans les campagnes, la criminalité explose et le sentiment d’abandon des institutions s’aggrave de jour en jour. Tout indique un profond fossé entre des dirigeants qui changent constamment et des citoyens qui ne croient plus aux promesses. Les jeunes (héritiers des réseaux sociaux, au fait des enjeux mondiaux) sont las de voir des formules éculées qui ne font qu’engendrer davantage d’impunité, de morts et de désillusion.

Un président sans fondement ni crédibilité

José Jerí a été nommé président par intérim il y a quelques jours seulement, succédant à Dina Boluarte après sa destitution. Cette nomination a suscité une vive controverse politique et ne fait l’objet d’aucun consensus. Depuis, il est confronté à des accusations d’agressions sexuelles qu’il réfute, mais qui ont terni son image avant même sa prise de fonctions. Son investiture intervient dans un contexte marqué par le soutien d’un Congrès qui l’a épaulé malgré les accusations portées contre Boluarte, accusations qui ont entraîné des morts lors de manifestations, des allégations de corruption et une méfiance généralisée de la population.

Jerí n’a pas accédé au pouvoir avec un mandat populaire clair. Sa base démocratique est fragile et ses principes de légitimation sont contestables. Il gouverne un État en crise, aux institutions exsangues, car chacune de ses décisions politiques sera scrutée par des citoyens qui ne lui ont pas accordé leur confiance. Cette fragilité est le pire ennemi d’un président en manque de crédibilité, incapable de contenir les protestations et ne faisant que les attiser.

Le Congrès sous le feu des citoyens

Au-delà du président, la cible de la colère est le Congrès. Les manifestants rejettent non seulement Jerí, mais aussi le Parlement qui l’a soutenu et a maintenu Boluarte au pouvoir. On entend souvent dire que « toute la chambre est pourrie ». Pour beaucoup, les députés incarnent le pacte de fait entre les partis (l’impunité) et les élites qui se partagent le pouvoir.

Qu’un congrès puisse destituer des présidentes pour incapacité morale tout en maintenant en fonction des présidents faisant l’objet de graves accusations est une incohérence que le peuple ne tolérera pas. Le système politique du pays est corrompu. Les manifestants ne réclament pas de simples réformes ; ils exigent une refonte complète des institutions, le démantèlement des réseaux de clientélisme et la fin de l’abus de pouvoir législatif.

Le risque de répression

Des affrontements ont déjà eu lieu entre manifestants et forces de l’ordre. Dans plusieurs quartiers de Lima, des confrontations ont entraîné des fermetures de routes et des perturbations du trafic. L’Autorité des transports de Lima et Callao (ATU) a annoncé des fermetures de lignes. La police utilise des casques, des boucliers et des balles en caoutchouc. Les tensions s’exacerbent rapidement : les manifestants lancent des pierres et la police riposte avec des gaz lacrymogènes. Piétons et commerces se retrouvent pris entre deux feux.

Le risque d’escalade du conflit est omniprésent. Une action excessive, un ordre malavisé, peut transformer une manifestation légitime en tragédie. Les représentants de l’État doivent se souvenir que leur mandat est de protéger, et non de réprimer, la voix de leur peuple. Une répression initiale pourrait dégénérer en une crise plus grave si elle n’est pas menée avec retenue.

Le rôle prépondérant du peuple

Ce qui se passe aujourd’hui au Pérou n’est pas seulement une manifestation de jeunes. Elle implique des syndicats d’ouvriers, d’enseignants, de chauffeurs et des communautés rurales qui se sentent délaissées. De nombreuses marches expriment des revendications fondamentales telles que la sécurité, la justice, l’emploi, une répartition plus équitable des ressources et la lutte contre la corruption généralisée. Face à cela, l’État semble impuissant, absent et déconnecté de la réalité.

Manifester est un acte civique. Tous les manifestants n’adhèrent pas à des causes radicales ; beaucoup souhaitent simplement un gouvernement efficace, qui ne tue pas en toute impunité et ne tolère pas l’injustice. Leur revendication est simple : que les dirigeants cessent de servir des puissances occultes et commencent à servir le pays, le Pérou du quotidien. Afficher cette dignité dans la rue fait partie intégrante de la force morale de ce mouvement.

Scénarios ouverts

Que va-t-il se passer ensuite ? Plusieurs possibilités existent :

  • Le gouvernement devrait faire marche arrière, mettre en œuvre des réformes profondes, remplacer les ministres et instaurer un large dialogue. Cela pourrait apaiser les tensions ou, au contraire, susciter la méfiance si ces mesures ne sont pas suivies d’actions concrètes.
  • Que le Congrès impose des élections anticipées ou accepte une réforme profonde, cela exigera du courage politique et un consensus au sein d’une institution qui, jusqu’à présent, a échappé à toute responsabilité.
  • Que l’État exerce une répression accrue, déclare l’état d’urgence et restreint les libertés civiles. Cette voie est dangereuse et pourrait nuire à la gouvernance.
  • Les manifestations pourraient dégénérer en blocages massifs, grèves générales et libération de zones. La crise pourrait alors s’aggraver et s’étendre.

Quel que soit le chemin emprunté, le facteur décisif sera le peuple qui manifeste. S’il maintient la discipline, l’unité et la clarté de ses revendications, il gagnera en légitimité morale. S’il se divise ou cède aux provocations, il perdra de sa force. Le leadership du mouvement (notamment des jeunes) par les responsables locaux et les syndicats jouera un rôle essentiel dans sa pérennité.

Le pays qui exige une refondation

Le Pérou ne réclame pas de simples ajustements. Il exige une restructuration institutionnelle. Il réclame une refondation éthique de l’État péruvien qui refuse le pouvoir comme butin de guerre et le changement comme simple façade. Il réclame un Congrès qui ne légifère pas pour servir des intérêts particuliers, un pouvoir exécutif qui ne nomme pas ses dirigeants sur la base d’alliances douteuses et un système judiciaire qui ne soit pas un instrument de protection des puissants.

Ce pays repose sur la transparence, le contrôle citoyen, la fin de l’impunité et le renforcement du pouvoir local. Il ne s’agit pas d’une utopie, mais d’un minimum vital. L’État qui survivra devra faire preuve de confiance et démontrer qu’il n’est pas un appareil que l’on peut destituer par des protestations, mais une institution responsable devant le peuple.

Données de protestation

  • Le ministère de la Santé (Minsa) a fait état de 29 civils blessés et de 60 policiers blessés lors des manifestations à Lima.
  • Le président Jerí a admis qu’il y avait 55 policiers blessés, 20 civils blessés et 10 détenus.
  • Le bureau du médiateur a fait état de 102 blessés, dont environ 80 policiers.
  • Un manifestant, identifié comme Eduardo Ruiz Sanz (32 ans), est mort après avoir été abattu près du Congrès à Lima.
  • Lors des affrontements, au moins 20 civils et 55 policiers ont été blessés, et 10 personnes ont été arrêtées.

Le Pérou se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins en matière de dignité.

Les rues résonnent d’un cri contre l’indifférence et la vengeance institutionnelle. Il ne s’agit pas seulement d’une protestation contre Jerí ou contre le Congrès.

  • Oui, c’est une protestation contre un système qui a laissé mourir la loyauté républicaine.
  • Si ceux qui gouvernent n’écoutent pas, ils apprendront que le pouvoir ne réside pas dans le siège ou la tribune, mais dans l’exigence morale d’un peuple qui refuse de faire taire sa voix.

Ce moment n’est pas seulement une épreuve politique, c’est une épreuve pour l’âme péruvienne. Que l’histoire en juge, mais que le pays décide…