« L’intelligence artificielle ne se résume pas à des algorithmes et à des données. C’est le pouvoir, le contrôle et la souveraineté. Le XXIe siècle se joue sur les serveurs, les câbles sous-marins et les lois numériques qui définiront qui commandera dans le nouvel ordre mondial. »

L’intelligence artificielle est la nouvelle poudre à canon du XXIe siècle. Elle ne sent pas le soufre et ne laisse pas de traces de fumée sur les champs de bataille mais son explosion a déjà changé notre façon de penser, de produire et de gouverner. Ce qui semblait autrefois relever de la science-fiction est devenu l’arme silencieuse que se disputent les États, les entreprises et les armées.

Le bond en avant a été brutal. En 2022, ChatGPT a fait son apparition et, en quelques mois, a bouleversé les conversations mondiales. Google a répondu avec Gemini, Anthropic a lancé Claude, Meta a sorti Llama, et le tableau numérique a explosé. Les algorithmes ont cessé d’être des instruments cachés dans des laboratoires pour devenir des acteurs publics, donnant leur avis, écrivant, créant des images, concevant des codes et jusqu’à orienter des décisions financières ou militaires. L’impact économique s’est mesuré en milliards. Rien qu’en 2023, les investissements dans l’IA ont dépassé les 50 milliards de dollars aux États-Unis tandis que la Chine en consacrait 25 milliards supplémentaires pour ne pas se laisser distancer.

L’humanité est confrontée à un dilemme qui ne tolère aucune échappatoire. Contrôlons-nous l’intelligence artificielle ou est-ce l’intelligence artificielle qui nous contrôle ? Les algorithmes sont-ils le reflet de notre civilisation, ou la nouvelle cage dans laquelle nous serons piégés ? C’est dans cette tension que se joue la souveraineté de l’avenir, car il ne suffit plus d’avoir des armées ni des réserves de pétrole. Aujourd’hui, la frontière entre liberté et dépendance se mesure en serveurs, puces et codes.

La naissance de l’ IA

L’intelligence artificielle n’a pas surgi de nulle part. Ses prémices remontent aux années 40, lorsque Norbert Wiener fonda la cybernétique et prédit que les machines pourraient apprendre à se corriger elles-mêmes. En pleine période d’après-guerre, ses propos semblaient hérétiques et scientifiquement impossibles, mais l’idée avait déjà fait son chemin dans les universités et les laboratoires militaires des États-Unis.

En 1956, un groupe de jeunes chercheurs, dirigé par John McCarthy, a organisé à Dartmouth un séminaire qui est devenu légendaire. C’est là qu’est né le terme « intelligence artificielle » et qu’a été esquissée l’idée qu’une machine pouvait imiter les processus de la pensée humaine. La guerre froide a été le catalyseur. Le Pentagone a financé des projets de vision par ordinateur et de traitement du langage, car il pressentait que la prochaine arme ne serait pas la bombe à hydrogène, mais le calcul algorithmique.

Des décennies plus tard, en 1997, le monde a assisté à un coup symbolique : Deep Blue, le superordinateur d’IBM, a battu le champion du monde d’échecs Garry Kasparov. Ce n’était ni une supercherie ni une simulation, mais l’annonce que la capacité de calcul pouvait vaincre la créativité humaine sur son propre terrain. Ce jour-là a commencé l’ère de la peur technologique.

Mais le véritable essor s’est produit au XXIe siècle avec l’explosion des données et la puissance des processeurs. Les algorithmes ont cessé d’être des théories pour devenir des moteurs de recherche, des systèmes de recommandation, des cartes numériques, des diagnostics médicaux et des armes téléguidées. Le marché mondial de l’IA, qui ne représentait qu’à peine 10 milliards de dollars en 2015, a dépassé les 250 milliards de dollars en 2023, et continue de croître à un rythme supérieur à 35 % par an.

L’arrivée de ChatGPT en 2022 a été l’équivalent numérique de l’invention de l’imprimerie. En quelques semaines, des millions d’utilisateurs l’ont essayé, l’ont intégré à leur travail et l’ont transformé en un acteur économique réel. Les entreprises, les gouvernements et les armées ont compris qu’il ne s’agissait pas d’un jeu académique, mais d’un changement structurel. L’IA n’était plus une expérience, mais un monstre qui avait appris à parler, à écrire et à simuler le raisonnement avec une fluidité inquiétante.

Les premières utilisations ont fait la différence entre utopie et menace.

  • En médecine, l’IA a commencé à détecter des tumeurs à un stade précoce avec un niveau de précision supérieur à celui des radiologues.
  • Dans le domaine financier, les algorithmes ont été utilisés pour prédire les mouvements boursiers en quelques millisecondes.
  • Dans le domaine militaire, les drones et les systèmes de surveillance alimentés par l’intelligence artificielle (IA) ont changé la logique de guerre. Chaque application ouvrait une porte au progrès, mais aussi une fenêtre au contrôle et à la dépendance.

De Wiener à ChatGPT, l’évolution de l’intelligence artificielle (IA) montre que ce qui était au départ une promesse académique s’est transformé en un champ de bataille pour le pouvoir. Ce ne fut pas un accident, mais une création historique. Les algorithmes ne sont pas nés neutres, ils sont nés sous l’égide du Pentagone, de la concurrence technologique et de la logique du marché. Le monstre a toujours été destiné à grandir et menace aujourd’hui de dépasser ses propres créateurs.

Silicon Valley et le monopole algorithmique

Le cœur de l’intelligence artificielle bat dans la Silicon Valley. Là-bas, une poignée d’entreprises concentrent le pouvoir algorithmique mondial, avec une force comparable à celle du pétrole dans les années 70 ou à celle de l’or à l’époque moderne. Google, Microsoft, Meta, OpenAI et Amazon ne sont pas seulement des géants technologiques, ce sont des empires capables d’influencer les gouvernements et de redessiner l’économie mondiale par une décision stratégique.

  • Google a investi des milliards dans Gemini, son modèle de langage destiné à ne pas perdre de terrain face à OpenAI.
  • Microsoft a investi plus de 13 milliards de dollars dans cette même entreprise et contrôle aujourd’hui une grande partie de son développement.
  • Meta a lancé Llama, un modèle open source qui attire des millions de développeurs et redéfinit la bataille pour l’influence.
  • Amazon, via AWS, concentre près de 40 % de l’infrastructure cloud et devient un fournisseur indispensable pour tout projet d’IA. Le marché boursier a récompensé ces enjeux : en 2024, les cinq plus grandes entreprises technologiques américaines ont dépassé ensemble les 10 500 milliards de dollars de capitalisation boursière, un chiffre supérieur au PIB combiné de l’Allemagne et du Japon.

Cette domination ne s’explique pas uniquement par les logiciels (le software). La véritable force réside dans le matériel informatique (« hardware») et les centres de données. En 2023 les grandes entreprises technologiques ont dépensé plus de 200 milliards de dollars en infrastructures numériques, soit le double de l’investissement enregistré en 2019. On estime que la consommation électrique des centres de données IA représente déjà 2 % de la demande mondiale en énergie et pourrait atteindre 6 % en 2030. Chaque serveur est une brique de la nouvelle puissance mondiale, et presque tous dépendent de la technologie américaine.

Le monopole a un nom propre :  chips [NdT : l’AI Chip est un type de processeur spécialement conçu pour accélérer les applications d’IA].

  • Fondée en 1993, Nvidia est devenue le moteur indispensable de l’IA. Ses processeurs graphiques (GPU) représentent plus de 80 % du marché mondial et sa valeur boursière a dépassé les 3 300 milliards de dollars en 2024, devenant ainsi l’entreprise la plus valorisée de la planète.
  • La société taïwanaise TSMC fabrique la plupart de ces processeurs, ce qui fait de l’île une enclave stratégique dans la géopolitique mondiale. Intel, bien que distancé, cherche à regagner du terrain avec ses nouvelles gammes de puces dédiées à l’IA, conscient que sans semi-conducteurs, aucun algorithme ne peut fonctionner.

Le reste du monde observe et attend. L’Europe réglemente, la Chine rivalise, l’Inde développe des logiciels, mais la colonne vertébrale de l’IA reste sous contrôle américain. Les modèles les plus avancés sont hébergés sur des serveurs situés en Californie, en Oregon ou en Virginie, et tout pays souhaitant entrer en concurrence doit louer la puissance de calcul de ces entreprises. La dépendance est totale. Il ne s’agit pas seulement de programmes, mais aussi de souveraineté numérique.

La Chine et la voie des algorithmes rouges

La Chine a très tôt compris que l’intelligence artificielle serait le moteur du XXIe siècle. En 2015, elle a lancé la stratégie « Made in China 2025 » dans le but de dominer dix secteurs stratégiques, dont la robotique, les semi-conducteurs et l’intelligence artificielle (IA). Deux ans plus tard, en 2017, le Conseil d’État a présenté le Plan de Développement de l’Intelligence Artificielle de Nouvelle Génération, connu sous le nom de Plan IA 2030, qui fixait un objectif ambitieux : faire de la Chine le leader mondial de l’IA avant la fin de la décennie.

Les géants du numérique se sont alignés sur cet objectif

  • Baidu, avec son modèle Ernie, défie ChatGPT dans le domaine du langage naturel.
  • Tencent et Alibaba intègrent des algorithmes dans les réseaux sociaux, le commerce électronique et les services financiers utilisés quotidiennement par plus d’un milliard de personnes.
  • Huawei, boudé par l’Occident, a investi des milliards de dollars pour développer ses propres puces et réseaux 5G qui alimentent aujourd’hui une grande partie de la planète.

Ces entreprises ne sont pas des sociétés privées au sens occidental du terme, mais des branches de l’État chinois qui répondent à la stratégie centrale du Parti Communiste.

Les chiffres sont éloquents. En 2023, la Chine a investi plus de 14 milliards de dollars dans des projets spécifiques liés à l’IA, et les dépenses annuelles dans ce secteur dépassent déjà les 30 milliards de dollars, avec une croissance prévue de 25 % par an jusqu’en 2030.

Elle possède plus de 230 supercalculateurs haute performance, dont plusieurs parmi les plus puissants au monde, dédiés à l’entraînement de modèles linguistiques et à des simulations scientifiques. Dans le domaine des puces électroniques, malgré les sanctions américaines, la Chine a réalisé des progrès notables puisque, en 2023, Huawei a présenté un processeur de 7 nanomètres fabriqué localement, un coup symbolique qui a démontré sa capacité à résister au blocus technologique.

Le pari n’est pas improvisé. Le gouvernement chinois prévoit que l’économie de l’IA contribuera à hauteur de plus de 1300 milliards de dollars à son PIB d’ici 2030, soit 10 % de sa production totale. Il s’agit d’un plan global qui associe investissements publics, entreprises privées contrôlées, universités et système de surveillance national. Alors que l’Occident débat sur les règles éthiques, Pékin avance avec pragmatisme et discipline.

Table comparative : Etats-Unis vs Chine en Intelligence Artificielle (2023-2024)

Pays | Investissement annuel dans l’IA (USD) | Supercalculateurs (TOP500) | Puces stratégiques | Projection du PIB de l’IA en 2030 (USD) | Entreprises leaders Contrôle politique

  • États-Unis | +50 milliards | environ 150 | Nvidia (80 % des GPU), Intel AMD | 1,8 billion | Google, Microsoft, OpenAI, Amazon, Meta | Entreprises privées disposant d’un lobby puissant.
  • Chine | +30 milliards | environ 230 | Huawei, SMIC (puces 7 nm) | 1,3 billion | Baidu, Tencent, Alibaba, Huawei | L’État-Parti contrôle les données et les entreprises

L’Europe et la défense de la souveraineté numérique

L’Europe a décidé qu’elle ne pouvait rivaliser avec la force brute de la Silicon Valley ni avec la discipline centralisée de Pékin, et a donc choisi une autre voie : la réglementation. En 2023, l’Union européenne a adopté l’AI Act, la première loi globale sur l’intelligence artificielle au monde, qui entrera en vigueur entre 2024 et 2025. Ce cadre juridique établit des catégories de risque pour chaque application, depuis celles qui sont interdites, comme la reconnaissance faciale massive, jusqu’à celles qui présentent un faible risque, comme les chatbots commerciaux. Avec cette mesure, Bruxelles a cherché à se démarquer et à se présenter comme la voix éthique de l’avenir numérique.

Le problème est que les normes ne génèrent ni puces ni modèles linguistiques.

  • Alors que l’Europe rédige des règlements,
  • Google et Microsoft lancent de nouvelles versions de leurs systèmes,
  • La Chine déploie chaque année des supercalculateurs. Les entreprises européennes spécialisées dans l’IA existent, mais elles ne disposent pas de la puissance financière et technologique de leurs concurrents.
  • Le Vieux Continent dépend de serveurs hébergés aux États-Unis et de processeurs fabriqués à Taïwan ou dans la Silicon Valley. La contradiction est flagrante : ils légifèrent avec fermeté, mais exécutent avec du matériel et des logiciels étrangers.

La stratégie européenne s’appuie sur son poids économique.

  • Le PIB numérique européen s’élève à environ 600 milliards de dollars par an, soit 4 % de son PIB total, mais il est loin des niveaux atteints par les États-Unis et la Chine.
  • En 2023, l’Europe a consacré un peu plus de 10 milliards de dollars à l’investissement direct dans l’IA, soit cinq fois de moins que Washington et trois fois de moins que Pékin. L’Allemagne, la France et les pays nordiques concentrent la majeure partie de ces dépenses, mais ne parviennent toujours pas à faire le saut.

La loi sur l’IA vise à limiter le pouvoir des géants technologiques sur le sol européen. Elle impose la transparence des algorithmes, oblige à étiqueter les contenus générés par l’IA ,et prévoit des amendes de plusieurs millions d’euros pour les entreprises qui ne la respectent pas. Bruxelles regarde également la Chine avec méfiance : elle souhaite empêcher ses systèmes de surveillance d’entrer sur le marché européen, en particulier les caméras et les logiciels de Huawei ou Hikvision.

Le Sud global dans la bataille invisible

Alors que les États-Unis et la Chine se disputent la suprématie algorithmique et que l’Europe légifère, le Sud global observe la partie depuis la périphérie. L’Amérique latine, l’Afrique et une grande partie de l’Asie vivent la révolution de l’intelligence artificielle avec enthousiasme, mais aussi avec une dépendance structurelle qui menace d’aggraver la fracture numérique.

  • En Amérique latine, les projets en sont encore à leurs débuts.

Le Brésil concentre près de 50 % des investissements régionaux dans l’IA et a lancé en 2021 sa stratégie brésilienne en matière d’intelligence artificielle. Cependant, la plupart de ses systèmes fonctionnent sur des serveurs Amazon ou Microsoft.

Le Mexique développe des plateformes d’IA pour l’administration publique et l’industrie, mais dépend des puces importées et des logiciels étrangers.

Le Chili, fort de son élan dans le domaine des sciences des données et du data mining, évoque l’IA pour optimiser la production de cuivre et de lithium, même si les applications concrètes restent limitées. Au total, l’Amérique latine investit moins de 2 milliards de dollars par an dans l’IA, soit l’équivalent de ce que dépense Google en un seul trimestre.

  • En Afrique, la situation est encore plus critique. Le continent abrite les plus grandes réserves de minerais stratégiques pour la fabrication de puces électroniques, tels que le cobalt, le coltan et les terres rares, mais il ne dispose pas des capacités industrielles nécessaires pour les traiter ni pour développer des superordinateurs. La dépendance est double : elle exporte les matières premières, puis importe les algorithmes. Les centres de données en Afrique du Sud, au Nigeria ou au Kenya fonctionnent en grande partie grâce à des capitaux étrangers, et les grandes plateformes (Google, Meta, Microsoft) contrôlent l’infrastructure numérique. La souveraineté africaine se dilue dans le cloud de la Silicon Valley.
  • L’Inde émerge comme le grand acteur du Sud. Avec plus de 1,4 milliard d’habitants et une industrie du logiciel qui emploie des millions d’ingénieurs, le pays est devenu un fournisseur clé de services numériques et un concurrent dans le domaine de l’IA. Son programme IndiaAI Mission prévoit d’investir près de 5 milliards de dollars américains d’ici 2027, et les géants technologiques locaux tels qu’Infosys et Tata Consultancy intègrent déjà des systèmes d’IA dans les secteurs de la banque, de la santé et de l’éducation.

La force de l’Inde ne réside pas dans les puces électroniques, mais dans son capital humain : chaque année, elle forme plus de 1,5 million d’ingénieurs en informatique.

L’inégalité numérique traverse toute la Terre. Alors qu’un travailleur californien utilise ChatGPT pour augmenter sa productivité, un étudiant à Lima ou à Lagos dépend de la version gratuite, limitée et en anglais. Alors qu’un hôpital berlinois forme ses propres algorithmes pour détecter le cancer, un hôpital guatémaltèque peut à peine se permettre d’acheter des licences pour des logiciels américains. Le résultat est un Sud mondial pris au piège d’une dépendance technologique qui rappelle l’ancienne dépendance coloniale : exporter des matières premières importer des connaissances.

L’intelligence artificielle n’est pas seulement synonyme de progrès. Elle ouvre également une boîte de Pandore qui menace de détruire la démocratie, l’emploi et même la notion même de liberté. Le côté obscur de l’IA est déjà là, opérant silencieusement sur les réseaux sociaux, dans les armées et sur les marchés du travail.

  • La surveillance de masse est l’un de ses tentacules les plus inquiétants. Les systèmes de reconnaissance faciale installés dans les gares, les aéroports et les rues des grandes villes permettent de suivre en temps réel des millions de personnes.
  • La manipulation politique s’est développée avec l’IA générative : la production de contrefaçons et de fausses informations se multiplie à chaque processus électoral. En 2024, l’Union européenne a estimé que plus de 60 % des fausses informations détectées dans le cadre des campagnes provenaient de systèmes automatiques de génération de contenu. La guerre psychologique n’a plus besoin d’armées, une armée d’algorithmes suffit.
  • Sur le plan militaire, la menace s’intensifie. Les drones autonomes capables d’identifier et d’attaquer des cibles sans intervention humaine ne sont plus une utopie, mais une réalité. La reconnaissance faciale est intégrée aux bases de données militaires et permet de localiser les ennemis avec une précision chirurgicale. Les armes algorithmiques changent la doctrine de la guerre : celui qui maîtrise l’IA n’a plus besoin de soldats, mais de serveurs.
  • Le marché de l’intelligence artificielle militaire est estimé à 13 milliards de dollars en 2023 et dépassera les 35 milliards de dollars d’ici 2030, avec une croissance annuelle supérieure à 15 %. Les États-Unis et la Chine sont en tête de cette course, tandis qu’Israël et la Turquie exportent des drones intelligents vers des dizaines de pays.

L’autre facette de l’IA est l’emploi. L’automatisation a déjà supprimé des millions d’emplois dans le secteur manufacturier, mais l’IA menace désormais les employés en col blanc. Traducteurs, journalistes, avocats juniors, programmeurs et designers courent le risque d’être remplacés par des systèmes qui fonctionnent 24 heures sur 24, sans percevoir de salaire, ni revendiquer de droits. En 2023 l’Organisation mondiale du travail a averti que l’IA pourrait affecter jusqu’à 300 millions d’emplois dans le monde au cours de la prochaine décennie. Ce n’est pas un scénario hypothétique, c’est déjà en train de se produire : des cabinets de conseil internationaux tels que PwC et Ernst & Young utilisent l’IA pour des tâches comptables et juridiques, réduisant ainsi le besoin en personnel humain.

La cybersécurité est un autre domaine en pleine expansion. Les entreprises et les gouvernements ont dépensé plus de 180 milliards de dollars en 2024 pour se protéger contre les cyberattaques alimentées par l’IA. Les piratages massifs, les usurpations d’identité et les sabotages numériques sont de plus en plus sophistiqués, et les défenseurs doivent investir des sommes astronomiques pour endiguer une offensive invisible.

Le côté obscur de l’IA montre que l’avenir ne sera pas un scénario neutre. Elle peut être un outil de libération ou un instrument de domination, mais elle ne sera jamais innocente. Celui qui contrôle les algorithmes contrôlera l’information, la sécurité et le travail. Et c’est dans ce domaine que se joue le destin de l’humanité.

Qui contrôle le futur?

L’intelligence artificielle n’a pas de drapeau fixe. Les États, les entreprises et les organismes internationaux se disputent son contrôle, mais aucun n’exerce une emprise absolue. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la propriété des algorithmes, mais aussi la souveraineté numérique qui définira la carte du pouvoir au XXIe siècle.

  • Les États tentent de garder le cap. Les États-Unis subventionnent leurs géants technologiques et utilisent l’appareil militaire comme ancrage de leur domination.
  • La Chine déploie un modèle dans lequel le Parti contrôle les données, les entreprises et les citoyens.
  • L’Europe mise sur la législation, même si elle dépend du matériel étranger.
  • Le Sud global, fragmenté, est à la traîne. La rivalité entre Washington et Pékin dicte l’agenda, et tous les autres pays gravitent autour de ces deux pôles.

Les entreprises sont les acteurs les plus influents.

  • Google, Microsoft, Meta, Amazon, Nvidia et OpenAI ont des budgets qui dépassent ceux de nombreux pays de taille moyenne. Leurs décisions concernant le modèle à commercialiser, les données à utiliser ou le code à ouvrir ont un impact immédiat sur des millions de personnes. Ils ne rendent pas de comptes aux citoyens, mais aux actionnaires. Et c’est là le plus grand danger : que l’architecture de l’IA reste entre des mains privées sans contrôle démocratique.
  • Les organismes internationaux réagissent tardivement et de manière timide. L’ONU a organisé des débats, l’UNESCO a rédigé des principes éthiques en 2021, mais aucune de ces initiatives n’a de caractère contraignant. Les recommandations restent lettre morte face à des investissements de plusieurs milliards. Il n’existe aucun organisme mondial capable de contrôler les algorithmes qui orientent aujourd’hui les élections, les guerres ou les marchés financiers.

Les tensions entre souveraineté nationale et souveraineté numérique sont de plus en plus visibles. Un pays peut avoir des frontières solides et des armées bien armées, mais si ses données circulent sur des serveurs étrangers et que ses entreprises dépendent de logiciels importés, sa souveraineté est illusoire.

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle progresse, sans arbitrage, sans règles universelles, sans véritable contrôle démocratique. La souveraineté numérique est contestée, et il n’existe toujours pas d’accord garantissant que l’avenir appartienne aux personnes et non aux machines.

Tableau comparatif : acteurs en lice pour le contrôle de l’IA (2024)

Acteur | Force principale | Faiblesse structurelle | Exemples | Impact sur la souveraineté numérique

  • États | Financement, réglementation, puissance militaire | Dépendance vis-à-vis des entreprises et des puces étrangères | États-Unis (Pentagone, subventions aux géants de la technologie), Chine (contrôle étatique), UE (loi sur l’IA) | Ils définissent les cadres juridiques et géopolitiques, mais ne maîtrisent pas toujours les infrastructures.
  • Entreprises | Ressources financières et technologiques, innovation rapide | Elles ne rendent pas de comptes aux citoyens, mais uniquement aux actionnaires | Google, Microsoft, OpenAI, Meta, Amazon, Nvidia | Elles contrôlent les données, les modèles et les serveurs, et concentrent le véritable pouvoir algorithmique
  • Organismes internationaux | Principes éthiques, forums de débat, légitimité mondiale | Absence de pouvoir contraignant et de ressources | ONU UNESCO, OCDE | Ils proposent des cadres éthiques, mais n’ont pas de réelle capacité de contrôle.

Colonne vertébrale de la nouvelle économie

L’intelligence artificielle n’est ni une invention innocente ni un jouet académique. Elle est la colonne vertébrale de la nouvelle économie et le moteur d’une géopolitique qui ne se mesure plus en frontières ou en barils de pétrole, mais en serveurs, puces et algorithmes. Le monde est entré dans une ère où le pouvoir ne se dispute plus dans les tranchées, mais dans les centres de données, où l’arme la plus meurtrière n’est pas un missile, mais une ligne de code.

Le dilemme est brutal. Si les algorithmes restent entre les mains d’entreprises privées, la démocratie se réduit à un mirage gouverné par les actionnaires. S’ils restent sous le contrôle de régimes autoritaires, l’humanité devient un troupeau surveillé. Sans accord mondial, l’avenir sera fragmenté entre des empires numériques qui dicteront les règles du jeu.

L’histoire nous enseigne que toute révolution technologique ouvre la voie au progrès et à la destruction. L’imprimerie a libéré le savoir, mais elle a également multiplié les guerres de religion. L’énergie nucléaire promettait une électricité infinie, mais elle a produit Hiroshima et Nagasaki. L’intelligence artificielle offre la possibilité de guérir des maladies, d’optimiser les industries et d’élargir les connaissances humaines, mais elle peut également asservir des générations entières sous la tyrannie des données.

La souveraineté du XXIe siècle ne se mesure pas en canons ni en drapeaux. Elle se mesure à la capacité de chaque peuple à contrôler le code qui guidera son destin. 

 

Bibliographie et références

  • OECD (2023). AI Policy Observatory.
  • UNESCO (2021). Recommendation on the Ethics of Artificial Intelligence.
  • Stanford University (2023). AI Index Report.
  • McKinsey Global Institute (2023). The economic potential of generative AI.
  • World Economic Forum (2023). Future of Jobs Report.
  • International Labour Organization (2023). Generative AI and jobs.
  • SIPRI (2024). Military Expenditure Database.
  • European Union (2023). Artificial Intelligence Act.
  • US Department of Defense (2022). Responsible AI Strategy and Implementation Pathway.
  • China State Council (2017). New Generation Artificial Intelligence Development Plan.

 

Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet