« Le monde avance vers la décarbonation, mais la promesse de l’énergie propre devient un champ de bataille entre puissances, entreprises et peuples qui gardent les matières premières. »

Le XXe siècle fut gouverné par le pétrole. Guerres, dictatures, empires et multinationales ont grandi dans son ombre. Le XXIe siècle a déjà de nouveaux prétendants. Le lithium et l’hydrogène apparaissent comme les clés de la transition énergétique qui promet de sauver la planète de l’effondrement climatique. Le paradoxe est brutal. Ce qui se présente comme énergie propre charrie les mêmes vieilles tensions de pouvoir, de pillage et d’inégalités.

Le changement climatique impose de réduire d’urgence les émissions. L’Agence internationale de l’énergie avertit qu’à l’horizon 2030 il faut tripler les renouvelables et multiplier par six la production de minéraux critiques. Chaque panneau solaire, chaque batterie, chaque électrolyseur dépend de matières premières inégalement réparties. Tandis que le Nord industrialisé dessine des stratégies de décarbonation, le Sud global remet son sous-sol et son eau.

Le lithium, concentré dans une poignée de pays, et l’hydrogène vert, qui exige des territoires riches en soleil et en vent, sont devenus de nouvelles frontières du capital. Des salars andins aux déserts africains, des côtes chiliennes aux raffineries d’Allemagne et du Japon, se dessine une carte de projets qui promet des milliards d’investissements et aussi des impacts irréversibles.

La question est inévitable. La transition énergétique sera-t-elle une chance de justice globale ou un nouveau chapitre du colonialisme déguisé en vert ? La réponse fixera non seulement l’avenir de l’énergie, mais le destin de l’humanité dans les décennies à venir.

Le lithium et la fièvre du triangle sud-américain

Le triangle du lithium formé par le Chili, l’Argentine et la Bolivie concentre près de 60 % des réserves connues de la planète. Dans ces salars d’altitude, où la terre se confond avec des miroirs d’eau salée, se livre une bataille silencieuse qui définira la mobilité électrique et la transition énergétique mondiale. Ce qui fut jadis un territoire oublié est désormais convoité par multinationales, gouvernements et fonds d’investissement.

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Le Chili mène la production régionale. Ses salars d’Atacama et de Maricunga sont exploités par SQM et Albemarle, qui ont exporté en 2023 plus de 8,6 milliards USD en carbonate et hydroxyde de lithium. Le pays détient environ 36 % des réserves mondiales et alimente des usines de batteries en Chine, en Corée et aux États-Unis. La politique de nationalisation partielle impulsée par l’État cherche à équilibrer contrôle public et besoin d’investissements étrangers, mais le dilemme est clair : le Chili restera-t-il exportateur de matière première ou deviendra-t-il un acteur de la chaîne de valeur ?

L’Argentine avance avec des dizaines de projets à Jujuy, Catamarca et Salta. Des entreprises comme Livent, Allkem et Ganfeng Lithium étendent des opérations qui génèrent déjà plus de 1,2 milliard USD d’exportations annuelles. Le pays, encore en montée en puissance, pourrait devenir le deuxième producteur mondial d’ici 2030 s’il stabilise son cadre réglementaire et attire les capitaux.

La Bolivie, avec les plus grandes réserves théoriques du monde au salar d’Uyuni, reste piégée dans la contradiction. Elle possède la richesse mais manque de technologie et de partenaires stratégiques. Après des décennies de promesses, elle n’a lancé que des pilotes avec des entreprises chinoises et russes.

Le prix international du lithium est passé de moins de 10 000 USD la tonne en 2020 à des pics au-delà de 70 000 en 2022, avant de se stabiliser autour de 25 000 en 2024. D’ici 2030, la demande sera multipliée par quatre, tirée par les véhicules électriques et le stockage d’énergie. Le triangle sud-américain n’est pas qu’une carte géologique, c’est l’OPEP nouvelle manière du XXIe siècle.

L’Afrique et l’Australie, nouveaux géants du lithium

Tandis que l’Amérique du Sud capte l’attention médiatique, l’Afrique et l’Australie consolident une production qui rivalise directement avec le triangle du lithium. Ces territoires, riches en spodumène de roche dure, ont grimpé en flèche en une décennie et sont désormais des pièces clés du puzzle énergétique mondial.

L’Australie est le leader incontesté. Sa mine de Greenbushes, à l’ouest du pays, est la plus grande au monde et fournit près de 20 % de la production globale. Avec Pilbara et Mt. Marion, le pays a généré en 2023 plus de 18 milliards USD d’exportations de lithium, dépassant même le cuivre. Pilbara Minerals et Tianqi Lithium contrôlent une large part de cette extraction, en étroite association avec la Chine, qui raffine presque tout le matériau exporté.

 

En Afrique, le potentiel est plus récent mais non moins ambitieux. Le Zimbabwe dispose de la mine de Bikita et de projets à Arcadia qui pourraient le placer parmi les cinq premiers producteurs d’ici 2030. Le Congo, connu pour son cobalt, commence à explorer des gisements de lithium au Katanga. La Namibie s’affirme comme nouveau pôle d’investissements, avec des projets portés par des sociétés australiennes et chinoises. La région offre des coûts d’extraction bas et une proximité avec des ports stratégiques, mais court le risque de répéter l’histoire du pillage minéral : richesse exportée, pauvreté locale.

La concurrence avec l’Amérique latine est frontale. Tandis que les salars dépendent d’une évaporation lente et d’un usage intensif de l’eau, les mines de roche dure permettent une exploitation plus rapide et contrôlée. Cela accélère l’offre sur un marché où la demande monte sans trêve.

L’Australie et l’Afrique redessinent la carte. Il n’y a plus un triangle unique, mais un pentagone mondial du lithium, où chaque pays cherche à sécuriser sa part dans l’économie du transport et de l’énergie de demain.

L’hydrogène vert, nouvelle frontière énergétique

L’hydrogène vert s’est imposé comme la nouvelle promesse énergétique du XXIe siècle. Produit par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable, il est présenté comme le carburant capable de décarboner l’industrie lourde, le transport maritime et l’aviation. Le récit est clair : là où le lithium alimente les batteries, l’hydrogène fera tourner turbines et usines.

Les chiffres sont éloquents. Entre 2023 et 2025, plus de 240 milliards USD des projets d’hydrogène vert ont été annoncés dans le monde. L’Europe apparaît comme l’acheteur principal, engagée à importer de grands volumes dès 2030 pour réduire sa dépendance au gaz fossile. L’Allemagne mène la danse avec des contrats d’achat à long terme et le financement d’usines sur plusieurs continents.

Dans le Sud global, les territoires riches en soleil et en vent s’imposent. Le Chili projette de produire l’hydrogène le moins cher du monde en 2030 grâce au rayonnement de l’Atacama et aux vents de Magallanes. Le gouvernement estime des exportations potentielles de plus de 30 milliards USD par an à l’horizon 2040. Le Maroc avance avec des projets soutenus par l’Union européenne et des entreprises allemandes, misant sur sa proximité logistique avec l’Europe. L’Arabie saoudite, bâtie sur le pétrole, investit plus de 5 milliards USD dans Neom, un mégaprojet pour peser aussi à l’ère verte.

En Asie, le Japon se pose en pionnier de la demande, misant sur des navires transportant de l’hydrogène liquide depuis l’Australie et le Moyen-Orient. Pour Tokyo, ce carburant est une voie pour renforcer la sécurité énergétique et réduire les émissions.

L’hydrogène vert promet une révolution, mais dévoile aussi une réalité dure : qui contrôle la production et les corridors d’exportation tient non seulement un business à milliards, mais la clé de l’industrie mondiale de l’hydrogène.

La carte du pouvoir : Chine, États-Unis, Europe

La transition énergétique n’est pas qu’une course technologique, c’est une lutte acharnée pour le contrôle des chaînes de valeur. Trois acteurs dominent l’échiquier : la Chine, les États-Unis et l’Europe. Chacun déploie des stratégies pour que lithium, hydrogène et renouvelables servent d’abord ses intérêts.

La Chine a une décennie d’avance. Elle contrôle plus de 70 % du raffinage du lithium, 80 % de la production de panneaux solaires et domine les batteries avec des géants comme CATL et BYD. Son modèle conjugue investissement public, capital privé et sécurisation des ressources en Afrique et en Amérique latine. Pékin n’extrait pas uniquement, il transforme. C’est pourquoi il rythme les prix et fixe l’offre mondiale.

Les États-Unis, conscients de leur dépendance, ont lancé en 2022 l’Inflation Reduction Act, avec plus de 370 milliards USD de subventions pour l’énergie propre. Objectif : attirer des usines de batteries, stimuler l’hydrogène, sécuriser des chaînes loin de la Chine. Tesla, General Motors et Ford se disputent déjà des contrats d’approvisionnement direct avec des producteurs de lithium en Amérique du Sud et en Australie. Washington pousse aussi Chili, Argentine et Bolivie à privilégier des accords avec des entreprises américaines.

L’Europe, sans grandes réserves minières, parie sur la régulation et le financement. Le Green Deal dirige des milliards vers l’hydrogène vert, les renouvelables et le stockage. L’Allemagne sécurise des contrats d’importation depuis le Chili, le Maroc et la Namibie, consciente qu’elle ne peut dépendre ni de la Russie ni de la Chine.

Bruxelles parle de durabilité, mais sa dépendance technologique est manifeste. La carte du pouvoir est claire. La Chine produit et transforme, les États-Unis subventionnent et sécurisent, l’Europe régule et achète. La transition énergétique se présente comme une alliance globale, c’est en réalité un bras de fer géopolitique pour décider de l’avenir.

Enjeux environnementaux et sociaux

La transition énergétique se présente comme solution au changement climatique, mais son revers frappe déjà les territoires et les communautés. Lithium et hydrogène vert, piliers du futur, portent des conflits environnementaux et sociaux qui menacent de répéter l’histoire de l’extractivisme.

Dans les salars du triangle sud-américain, l’extraction du lithium exige d’évaporer des millions de litres de saumure. Au salar d’Atacama, au Chili, les entreprises pompent plus de 2 000 litres par seconde, bouleversant un écosystème fragile où flamants, communautés autochtones et végétation dépendent de cet équilibre hydrique.

En Argentine, les communautés kolla et atacama dénoncent des projets avancés sans consultation préalable, tandis que le gouvernement célèbre les exportations. La contradiction est brutale : on promet une mobilité propre en Europe ou en Asie au prix d’assécher le cœur de l’Altiplano.

L’hydrogène vert n’est pas exempt de paradoxes. Sa production exige de l’électricité renouvelable et d’énormes quantités d’eau douce. Au Chili, des projets à Magallanes et dans l’Atacama nécessitent des parcs éoliens et solaires à grande échelle, avec des impacts sur la faune et les paysages. Au Maroc, des communautés rurales craignent de perdre l’accès à l’eau dans des zones déjà arides. Même en Allemagne ou au Japon, la dépendance aux importations pose des questions de justice environnementale : on nettoie les émissions au Nord, on déplace les coûts au Sud.

Les conflits sociaux sont inévitables si la transition n’intègre pas participation locale et respect du vivant. Le risque est de reproduire le modèle des fossiles : richesse concentrée, pauvreté étendue, territoires sacrifiés. La vraie transition n’est pas seulement technologique, elle est aussi politique et sociale.

Projections 2030–2050

L’avenir énergétique ne se mesure plus seulement en barils de pétrole. Le lithium et l’hydrogène vert sont les vecteurs qui marqueront les trois prochaines décennies. Selon l’AIE, la demande mondiale de lithium sera multipliée par quatre d’ici 2030 et par six d’ici 2050, portée par l’électrification des transports et le stockage des renouvelables. Les seuls véhicules électriques pourraient exiger plus de 3 500 GWh de batteries en 2030, ce qui implique des millions de tonnes de lithium traité chaque année.

L’hydrogène vert suivra une courbe analogue. Aujourd’hui, il ne représente qu’environ 0,1 % de l’usage énergétique mondial, mais BloombergNEF projette qu’en 2050 il pourrait couvrir jusqu’à 20 % du mix, pour un marché dépassant 2 500 milliards USD par an. L’Europe mènera la demande, l’Allemagne important jusqu’à 70 % de ses besoins prévus. Japon et Corée du Sud seront des acheteurs clés, tandis que Chili, Maroc, Arabie saoudite et Australie rivaliseront pour devenir fournisseurs stratégiques.

Pétrole et gaz ne disparaîtront pas d’un coup. L’OPEP estime qu’ils représenteront encore plus de 40 % du mix en 2040, même si leur part relative baissera. La transition sera inégale : le Nord industrialisé avancera sur les renouvelables, le Sud global dépendra encore des fossiles pour soutenir son développement.

La concentration géopolitique est flagrante. La Chine dominera une grande partie du lithium et des chaînes de batteries, les États-Unis chercheront à prendre la tête de l’hydrogène, l’Europe se consolidera comme régulateur-importateur. Le danger est que la transition réécrive la même histoire : quelques puissances décident, les autres fournissent. L’enjeu est de briser cette logique avant que 2050 n’arrive trop tard.

Lithium et hydrogène vert en chiffres comparés

L’avenir énergétique repose sur deux vecteurs complémentaires mais distincts. Le lithium porte la révolution des batteries, qui dépendent d’électricité renouvelable ou fossile pour être rechargées. L’hydrogène vert, lui, se présente comme carburant direct, une essence propre capable de mouvoir navires, avions et industries sans prises ni réseaux.

  • Lithium (batteries) | Demande × 6 d’ici 2050 | Prix 2024 : 25 000 USD/tonne | Marché 2030 : 700 000 tonnes LCE
  • Hydrogène vert (carburant propre) | Aujourd’hui 0,1 % du mix | Projection 2050 : 20 % | Marché 2050 : 2 500 milliards USD

Le lithium est l’épine dorsale de l’électrification mobile. Chaque véhicule électrique nécessite 40 à 80 kg de lithium dans ses batteries. Sa logique est de stocker et de recharger, selon l’électricité disponible. L’hydrogène vert fonctionne autrement : il se comporte comme un carburant direct, utilisable dans turbines, piles à combustible et procédés industriels, en substitution du pétrole et du gaz. Une batterie au lithium doit être rechargée. Un réservoir d’hydrogène se remplit comme de l’essence, sans carbone.

Le différentiel d’investissement dit le reste. Le lithium se mesure en millions de tonnes et en dizaines de milliards d’exportations. L’hydrogène vert se projette en millions de tonnes de carburant propre et en milliers de milliards de revenus. L’un est un minéral stratégique. L’autre, un vecteur énergétique global.

L’enjeu n’est pas de savoir quelle technologie « gagnera », mais comment elles s’intégreront. Batteries et carburants ne sont pas ennemis, ce sont des pièces d’un même échiquier. Si le lithium assure la mobilité électrique et si l’hydrogène vert propulse l’industrie et le transport lourd, ensemble ils peuvent reconfigurer la carte énergétique du monde. Le dilemme est de savoir si cette promesse sera celle de tous ou seulement de ceux qui contrôlent minéraux et routes d’exportation.

Le pétrole a modelé le XXe siècle, avec ses guerres, ses dictatures et ses dépendances.

Aujourd’hui, le lithium et l’hydrogène vert se présentent comme la promesse d’un siècle différent, mais l’ombre de répéter les mêmes erreurs plane encore. La réalité saute aux yeux. Les investissements croissent, les prix s’envolent, les multinationales avancent sur salars et déserts, et les puissances tracent des accords qui décident du futur sans consulter ceux qui habitent les territoires. Le lithium assèche des lagunes d’altiplano, l’hydrogène vert consomme l’eau des zones arides. Ce qui se présente comme énergie propre traîne déjà des coûts sociaux et environnementaux qui frappent communautés et écosystèmes.

Pourtant, la beauté de ce qui pourrait être demeure possible. Le lithium pourrait fonder une mobilité juste et durable, l’hydrogène vert pourrait relayer le pétrole sans laisser les peuples derrière. La transition énergétique peut être le plus grand pacte global si elle se construit avec coopération, souveraineté partagée et respect de la nature. Sinon, elle deviendra une nouvelle carte du pillage déguisée en vert, où peu gagnent et beaucoup perdent.

Nous n’en verrons pas l’issue complète. Mais nos enfants et les enfants de leurs enfants hériteront d’une planète qui devra décider si l’énergie fut l’étincelle de nouvelles guerres ou l’occasion d’une paix climatique.

Que le XXIe siècle soit rappelé non pour l’avidité dans les salars ni pour les disputes autour de l’hydrogène, mais pour avoir choisi la voie d’une énergie juste, propre et universelle.

Bibliographie et références

  • Agence internationale de l’énergie (AIE, 2023). World Energy Outlook.
  • BloombergNEF (2023). Energy Transition Investment Trends.
  • Banque mondiale (2022). Minerals for Climate Action: The Mineral Intensity of the Clean Energy Transition.
  • CEPALC (2023). Le lithium en Amérique latine : opportunités et défis.

 

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