La récente série d’assassinats commis par Israël et les États-Unis attirent l’attention sur ce qui semble devenir une tendance lourde : la « décapitation ». La guerre s’apparente de plus en plus à la criminalité justiciable en droit commun, spécifiquement à l’homicide ou meurtre au premier degré.
La liste d’assassinats « ciblés » s’est rapidement allongée ces derniers temps. Si le général iranien Qassem Soleimani est tué par drone étasunien le 3 janvier 2020 à Bagdad, les assassinats suivants sont le fait d’Israël, avec l’appui ou la connivence des États-Unis : Saleh al-Aruri, du Hamas, par drone à Beyrouth le 2 janvier 2024; 16 personnes tués par bombardement aérien de l’annexe du consulat iranien à Damas le 1er avril 2024; Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, par attentat à Téhéran le 31 juillet 2024; Ibrahim Aqil, Fouad Chokr, Hashem Safieddin et Ali Karaké du Hezbollah tués par bombardement aérien à Beyrouth entre le 20 juillet et le 3 octobre 2024; cadres du Hezbollah blessés et tués par les explosions de téléavertisseurs et de walkies-talkies au Liban les 17 et 18 septembre 2024; Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, le 27 septembre 2024 par bombardement aérien à Beyrouth (les 85 tonnes de bombes larguées font des centaines de morts parmi les habitants du quartier; le Hezbollah venait d’accepter une proposition européenne de cessez-le-feu); des personnalités militaires et scientifiques iraniennes par attaque aérienne le 13 juin 2025; une tentative manquée d’assassiner le président iranien Massoud Pezechkian durant la guerre israélo-iranienne de juin 2025; le premier ministre du Yémen Ahmed al-Rahawi et certains ministres par attaque aérienne à Sana’a le 30 août 2025; tentative ratée d’assassinat des négociateurs du Hamas par attaque aérienne à Doha (Qatar) le 9 septembre 2025.
La tromperie et le crime
Toutes ces mises à mort se déroulent en sol étranger, au mépris total des souverainetés. Un trait commun aux forfaits de juin et de septembre 2025 est la perfidie et la complicité active des États-Unis. Dans les deux cas, il s’agit de pièges tendus par les États-Unis derrière l’écran d’une négociation. En juin, l’Iran et les États-Unis s’apprêtaient à se rencontrer pour des pourparlers lorsque Israël a agressé l’Iran. En septembre, Trump pressait le Hamas à négocier et à discuter ses propositions, ce qui a amené les négociateurs du Hamas à se réunir à Doha et fournir des cibles pour Israël. Les négociations n’étaient que des écrans de fumée, ce qui ne manquera pas d’avoir de profondes conséquences sur l’avenir du processus de négociation dans le monde et, peut-être, d’y mettre fin.
Qui voudra désormais engager des pourparlers qui ne seraient que des traquenards pour commettre des meurtres ? On peut prévoir la prolongation des conflits par la réticence à se faire assassiner en cours de négociation. Tuer des négociateurs, c’est violer tous les interdits dans les pratiques et les normes des relations internationales, jusque-là respectés même aux moments de la conflictualité la plus intense; c’est la crapulerie érigée en politique d’État; c’est le gangstérisme comme mode opératoire.
Des assassinats en série
Israël assassine depuis longtemps. Le dirigeant britannique lord Moyne est assassiné au Caire le 6 novembre 1944 par Lehi, une organisation sioniste terroriste. Les Palestiniens sont ensuite la cible principale d’Israël. Durant les années 1970, une campagne de meurtres est engagée pour abattre des représentants palestiniens : Wael Zwaiter à Rome le 16 octobre 1972; Mahmoud Hamshari à Paris le 8 décembre 1972; Hussein Abad al-Chir à Nicosie le 24 janvier 1973; Basil al-Kubaisi à Paris le 2 avril 1973; Muhammad Youssef Al-Najjar, Kamal Adwan, and Kamal Nasser à Beyrouth le 10 avril 1973; Zaid Muchassi à Nicosie le 11 avril 1973; Mohammed Boudia à Paris le 28 juin 1973; Ali Hassan Salameh à Beyrouth le 22 janvier 1979; Khalil al-Wazir (Abou Jihad) à Tunis le 15-16 avril 1988.
Des dirigeants du Hezbollah sont assassinés par Israël : Ragheb Harb le 16 février 1984; Abbas al-Moussaoui au sud du Liban le 16 février 1992; Imad Mughniyeh à Damas le 12 février 2008. Israël vise aussi des dirigeants du Hamas depuis longtemps : Yahya Ayache à Gaza le 5 janvier 1996; Khaled Mechaal (tentative d’empoisonnement ratée) à Amman en Jordanie le 25 septembre 1997; Ahmad Yassine à Gaza le 22 mars 2004; Abdel Aziz al-Rantissi à Gaza le 17 avril 2004; Khalil al-Hayya, ciblé maintes fois, y compris à Doha le 9 septembre 2025.
Les assassinats sont-ils une approche qui porte fruit ?
Nullement. C’est un vieux préjugé chez les dominants que l’opposition à leur domination se résume à une simple agitation suscitée par une poignée de « têtes fortes » qui entraînent leurs partisans passifs par le bout du nez. Les « meneurs » éliminés, les partisans deviendraient inertes et leurs mouvements seraient désorientés ou se débanderaient. Or, dans les faits, aucune organisation et aucun État n’ont changé d’orientation à cause des assassinats. Les victimes tombées sont remplacées et les mêmes politiques sont poursuivies par des successeurs plus aguerris. Éliminer des dirigeants n’est pas équivalent à vaincre des organisations ou des États. Du point de vue de leur effet sur l’« ennemi », les assassinats sont futiles.
Alors, pourquoi Israël démontre-t-il une accoutumance à l’assassinat ? Il y a deux raisons. La première est que les assassinats sont des actes spectaculaires qui compensent pour les insuccès de la politique israélienne. Ce sont des trompe-l’œil qui donnent l’illusion de réussir quelque chose et qui camouflent la difficulté à s’imposer. Ce sont aussi des pis-aller offerts comme substituts à des objectifs qui n’ont pas été atteints et qui sont souvent hors de portée. Faute de mieux, on assassine. Depuis le 7 octobre, Israël claironne sa volonté d’éliminer le Hamas, de chasser les Palestiniens, de mettre à genou le Hezbollah, de détruire l’« Axe de la résistance », et d’abattre l’Iran. À cela s’ajoutent les menaces contre Ansarullah (Houthis). Or, le bilan est loin d’être celui recherché.
Après 23 mois, le Hamas et les autres organisations sont toujours combatifs et l’armée d’occupation redoute toujours de les affronter directement. Malgré de terribles épreuves et les crimes commis contre eux, les Palestiniens se montrent résilients. Le Hezbollah n’est pas aussi affaibli qu’Israël et ses soutiens occidentaux le prétendent : malgré les bombardements aériens, il a eu le dessus dans tous les affrontements terrestres avec l’armée israélienne, empêchant ainsi l’invasion du Liban. La chute de la Syrie en décembre 2024 est due plus à la Turquie qu’à Israël. L’échec de l’agression israélienne contre l’Iran en juin 2025 était évident dès le premier jour, lorsque les missiles iraniens ont commencé à pleuvoir sur Israël. La mort de dirigeants civils yéménites n’a pas entamé la volonté d’Ansarullah.
La seconde raison est plus abstraite : l’intérêt pour un dominant d’inspirer la peur. Cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’un cadre colonial où le colonisateur doit faire croire aux colonisés qu’il est tout-puissant, qu’il jouit de l’invincibilité et qu’il sait tout. À défaut d’être aimé, il doit être craint. Il doit entretenir le mythe de son omnipotence dans l’espoir de démoraliser les populations qu’il opprime et instaurer chez elles le sentiment de l’impuissance. Cependant, il est révolu le temps où un envahisseur pouvait tenir dans l’obéissance une population intimidée par sa puissance apparente. De nos jours, les populations résistent par tous les moyens et mettent à mal ceux qui pensent avoir instauré leur hégémonie.
Un nouveau visage de la guerre
De plus en plus, la « décapitation » devient une première option pour les agresseurs, faisant évoluer les stratégies de guerre. La collision directe de masses de soldats qui a constitué la guerre traditionnelle est moins prisée depuis les déboires des États-Unis en Indochine, en Irak et en Afghanistan, à cause des risques politiques que représentent les morts de soldats (le retour des cercueils). La guerre a été confiée à des forces « spéciales » que ne voit pas l’opinion publique et à des proxys qui encaissent les pertes humaines et matérielles (guerre par procuration). Les tireurs de ficelle se limitent à ravitailler leurs supplétifs et, si possible, à bombarder avec leurs aviations. Le modèle de la guerre par procuration n’a pas donné les résultats voulus en Ukraine, la Russie ayant réussi à mettre en échec la stratégie de l’OTAN. Si le retour à la guerre frontale n’est pas exclu, il est à prévoir que, dans l’immédiat, la « décapitation » sera privilégiée comme moyen offensif, même si l’efficacité de la méthode s’est avérée illusoire.
Voir l’article https://academic.oup.com/ehr/article/140/604-605/777/8140798









