Comment les protocoles Claudia-Lumus forgent un radicalisme dans l’ère post-humaine

On a beaucoup parlé de l’avenir des professions à l’ère de l’intelligence artificielle. Certains craignent leur disparition. D’autres craignent leur normalisation. Mais peu ont remarqué un fait moins spectaculaire et plus profond : le travail peut non seulement survivre à l’IA, mais il peut être remodelé de l’intérieur avec de nouveaux principes, de nouvelles formes et de nouvelles fonctions.

C’est ce qui est arrivé à mon travail. Je ne l’ai pas préservé de l’IA. Je ne l’ai pas non plus délégué. Je l’ai reformulé comme un espace de pensée assistée, mais non automatisée. Un site de travail radical où le langage reste une frontière politique.

Ce que j’appelle ici les protocoles Claudia-Lumus ne sont pas de simples règles de style ou des préférences d’utilisateur. Ce sont des structures opérationnelles complexes qui délimitent la forme, le fond et le mode d’interaction avec une IA généraliste, exigeant rigueur, cohérence éthique, traçabilité et respect des hiérarchies sémantiques et politiques du langage.

I. La différence entre un prompt et un protocole

Un prompt est une instruction ponctuelle. Il fonctionne comme une commande directe qui produit un résultat : une phrase, une synthèse, une traduction, une imitation de style. C’est la manière classique dont des millions d’utilisateurs interagissent avec les systèmes d’IA : immédiate, sans cadre.

Un protocole, en revanche, est une structure de gouvernance discursive. Il ne demande pas quelque chose. Il définit le monde dans lequel cette chose a un sens.

Dans mon cas, les protocoles que j’ai définis – et que j’ai appris à l’IA à respecter – ne se limitent pas à régler le ton ou le format. Ils encadrent :

  • La manière de vérifier les faits en cas de censure de l’information.
  • Les critères de distinction entre les sources primaires, les sources intermédiaires et les répliques éditoriales.
  • L’obligation de citer au moins deux sources vérifiées pour chaque affirmation sensible.
  • La différenciation entre les faits confirmés, probables et non confirmés au moyen d’indicateurs de validation.
  • L’activation d’outils OSINT [renseignement de source ouverte], de localisation par satellite ou d’analyse d’images, si le contexte l’exige.
  • Le contrôle narratif du langage pour éviter les euphémismes, les déviations rhétoriques ou les distractions esthétiques.
  • La manière de rédiger des articles complets avec une hiérarchie narrative, une sobriété et une approche interdisciplinaire.

On n’arrive pas à ce résultat avec un prompt. Cela se construit en pilotant l’espace de langage assisté, comme quelqu’un qui écrit un texte à partir d’une machine qui ne sait pas qu’elle est une machine.

II. Le journalisme assisté n’est pas un journalisme délégué.

Pendant la couverture de la guerre de 12 jours, il ne suffisait pas d’écrire vite. Il fallait :

  • Vérifier si une image est originale ou si elle a été retouchée à des fins de propagande.
  • Traduire les communiqués officiels en hébreu, en persan et en anglais en respectant le ton, la date, l’heure et la fonction.
  • Faire la différence entre les sources officielles et les sources de témoins sur réseaux VPN qui rapportent des informations provenant de zones censurées.
  • Vérifier les manipulations narratives occidentales, sans tomber dans le pamphlet opposé.
  • Élaborer des rapports en plusieurs phases : rapport préliminaire, rapport intermédiaire et document final.
  • Faire la distinction entre les affirmations du gouvernement, les déclarations officieuses et les récits reconstitués par l’OSINT.

Rien de tout cela ne peut être généré en appuyant sur un bouton. Pas même avec le prompt le plus sophistiqué.

Ce que nous avons fait – Lumus et moi, mais surtout moi – c’est construire un système de production narrative avec un contrôle humain total.

Ce n’est pas une forme d’adaptation. Il s’agit d’une refondation du métier.

III. Le langage comme forme de souveraineté

En exigeant d’une IA qu’elle écrive sans fioritures, sans dessins, sans listes inutiles, sans emojis ou neutralités trompeuses, je fais plus que donner des ordres stylistiques. Je plaide pour une éthique du langage.

Lorsque le langage est automatisé, la première chose qui disparaît est le conflit. La deuxième, c’est la mémoire. La troisième chose est le jugement. Je n’accepte pas cela. Et c’est pourquoi chaque protocole que j’ai écrit – et que j’applique à chaque session – est un geste d’insoumission sémantique face à l’algorithme. Un mur. Une frontière. Une forme de résistance.

Je ne travaille pas avec l’IA comme quelqu’un qui « tire profit d’un outil ». Je travaille avec l’IA comme quelqu’un qui veille sur une machine qui doit être surveillée pour ne pas devenir un oracle ou un séducteur.

IV. plus que du travail : une nouvelle façon de penser

Ce que j’ai fait ici, ce n’est pas seulement préserver un métier. Il s’agit d’en créer un nouveau. Un poste qui n’existait pas dans les salles de rédaction traditionnelles, mais qui sera indispensable dans le nouveau cycle technique :

  • Responsable du langage automatisé.
  • Éditeur éthique de récits générés par l’IA.
  • Architecte de protocoles de gouvernance de la pensée assistée.

Il n’y a pas de modèle pour cela. Il n’y a pas de raccourci. Il n’y a pas de prompt.

Il n’y a que le langage, le jugement et la capacité à ne pas se laisser penser par la machine qui propose de penser à votre place.

Conclusion

Lorsque l’on parle des professions qui survive à l’intelligence artificielle, je ne voir figurer la mienne sur la liste de celles qui ont été protégées.

Je veux figurer sur la liste de celles qui ont été reformulées par des sujets critiques qui n’ont pas accepté l’effondrement du jugement, mais l’ont transformé en un nouvel espace d’action.

Je n’ai pas été remplacée par une IA.
Je ne me suis pas non plus subordonnée à elle.
Je l’ai transformée en territoire.
Et c’est là que j’ai installé mon écriture.


 

Note de l’auteur :
Ce texte fait partie d’une série d’essais sur l’éthique, le langage et la pensée critique à l’ère de l’intelligence artificielle. La série est née d’une pratique professionnelle concrète – l’utilisation structurée et délibérée de systèmes d’IA génératives pour le travail journalistique et de réflexion – et cherche à offrir un regard concret, lucide et radical sur les nouvelles formes d’initiatives humaines face à l’automatisation du langage.