Dans son excellent opuscule, Résister, la journaliste du média indépendant Blast, Salomé Saqué, trace le portrait de la montée du fascisme au sein des sociétés occidentales. Les systèmes que l’on considère démocratiques sont désormais soumis à rude épreuve. L’autoritarisme n’existe plus seulement à l’Est comme dans la Hongrie de Viktor Orban, car il est aussi en progression constante en Allemagne avec l’AFD, en France avec le Rassemblement national et en Grande-Bretagne avec Nigel Farage.  Mais c’est à l’occasion du second mandat de Donald Trump aux États-Unis que le phénomène s’est révélé dans toute son ampleur saisissante. On y assiste au démantèlement des institutions publiques, à la violation de la constitution, à une désinformation systématique, à la négation de la règle de droit et à la suprématie des décrets présidentiels.

Le département d’État vient d’approuver de nouvelles directives au sujet de la violation des droits de la personne. Il cible l’accès à l’avortement, l’égalité des personnes LGBTQ+, les politiques EDI, les libertés universitaires, la protection de la liberté d’expression à l’étranger, et même les pays qui accueillent des réfugiés sur leur territoire. Ces nouvelles directives ont été envoyées à toutes les ambassades et consulats américains à travers le monde. Elles ordonnent aux diplomates américains de considérer ces pratiques comme des violations des droits humains. En d’autres termes, si un pays protège les femmes, les personnes LGBTQ+, les minorités, les immigrants ou le public contre les discours violents, l’administration Trump veut faire croire au monde entier que ce pays viole les droits humains.

À tout cela s’ajoute, dans une perspective conservatrice et supposément au nom de la majorité, un backlash à l’égard de l’immigration, des cultural wars et des identity politics, ainsi qu’une offensive contre la critical race theory.

Si la gauche s’oppose au fascisme, elle n’avalise pas pour autant le néolibéralisme dominant. Les néolibéraux se drapent dans l’antifascisme pour cacher leur politiques réactionnaires et leur bellicisme (Parti Démocrate, par exemple). Ils se dressent en adversaires du fascisme et le montent habilement en épingle pour faire oublier leurs propres politiques et leur bilan désastreux qui a fait le lit du fascisme. Tout aussi dangereux que les fascistes, les néolibéraux et néoconservateurs pseudo-démocratiques sont des chantres de l’impérialisme étasunien, des promoteurs de l’expansionnisme guerrier ainsi que des regime change sous couvert de prosélytisme pour les « valeurs occidentales ». Ils appellent à approuver l’impérialisme au prétexte que les régimes occidentaux seraient « démocratiques », contrairement à ceux des pays qu’ils comptent mettre sous leur contrôle. De fait, chacun de ces courants se nourrit de l’autre dans une symbiose malsaine. Les penseurs de gauche s’accordent sur cette analyse, mais ils ne sont pas à l’abri d’une lecture de la réalité politique internationale pensée dans des termes qui mettraient en relief une soi-disant opposition entre les défenseurs de « la démocratie » et ceux qui s’y opposent ou qui semblent s’y opposer. Salomé Saqué échappe-t-elle à cette critique?

Qui se ressemble s’assemble?

On pourrait poursuivre une analyse comme la sienne pour constater qu’une internationale réactionnaire s’est progressivement mise en place. Or, cela permet des rapprochements possibles non seulement avec Orban, mais aussi avec Jair Bolsonaro au Brésil, Reyep Tayyip Erdogan en Turquie, Narendra Modi en Inde, Ferdinand Marcos jr. aux Philippines, Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte ou Mohammed Ben Salmane en Arabie saoudite.

Trump exploite le mouvement MAGA (Make America Great Again) pour asseoir son autorité sur le pays et compte sur ICE (Immigration and Customs Enforcement) pour expulser manu militari des personnes immigrantes pourtant déjà bien intégrées. En France, la théorie du grand remplacement trahit une perte de confiance en soi et un repli identitaire qui nourrit l’islamophobie. On est loin du séparatisme ringard d’un Philippe Devilliers. Éric Zemmour, par exemple, n’hésite pas à afficher ouvertement une islamophobie pleinement assumée. Les réactions hostiles à l’immigration se multiplient visant tout particulièrement les Arabes et les Noirs.

Trump, AFD, Orban, qui se ressemble s’assemble. Mais Trump ne fait pas que s’en prendre à la règle de droit s’appliquant à l’intérieur de la société américaine. Il piétine aussi dans un seul et même élan les règles du droit international, d’où ses velléités d’annexion du Groenland, de Panama et du Canada. D’où aussi l’idée d’expulser les Palestiniens de Gaza et de transformer la région en une Riviera pour riches.

Or, dans l’esprit d’une certaine gauche, qu’il s’agisse des États-Unis de Donald Trump ou de la Russie de Vladimir Poutine, ce serait du pareil au même. Tandis que certains représentants de l’extrême-droite imaginent la Russie comme une championne de la « race blanche et chrétienne » dans la « guerre civilisationnelle » qu’ils rêvent de mener (contre l’islam, en particulier), à l’opposé, les porte-voix occidentaux mondialistes essaient de la peindre en pouvoir autoritaire pour justifier leur expansionnisme prétendument pour la démocratie. Mais il faut voir aussi qu’en se représentant la conjoncture politique internationale comme mettant en cause les « démocrates » contre ceux qui s’opposent à « la démocratie », un même danger guette la gauche aussi.

Ils font tous fausse route. La Russie est un pays qui a été terriblement éprouvé par le démantèlement de l’URSS, par l’effondrement de l’État, par un capitalisme débridé qui l’a appauvrie durant les années 1990 et par les efforts occidentaux d’en faire un État désarticulé et vassal, dirigé par un pantin, tel Eltsine, qui mettrait ses immenses ressources naturelles à leur disposition. Son aspiration est de tourner la page sur cette période sombre de son histoire. Elle a besoin d’un État fort et apte à empêcher le retour à l’anarchie post-soviétique à laquelle la politique de l’OTAN vise à ramener les Russes. Dans certaines conjonctures historiques, la survie collective a préséance sur les libertés individuelles. Les priorités de la Russie sont de rétablir un État fonctionnel, de relever le niveau de vie de sa population et de sauvegarder sa souveraineté nationale contre les menaces extérieures. Son régime est nationaliste dans le sens où il défend la nation contre la politique occidentale de défaire les États (autres que les États-Unis) et de dissoudre les nations dans un magma mondialiste américanocentré.

La confusion des genres

Selon Saqué, une lutte doit être menée par la gauche contre le virage à l’extrême droite de nos sociétés. Les gouvernements, partis politiques, ou mouvements qui versent dans l’extrême droite ont tous en commun une orientation antidémocratique et elle semble dire que c’est sur cet enjeu qu’il faut insister pour comprendre les conflits internationaux. Si les règles de droit international sont violées, elle semble suggérer que ce serait à cause des relents anti-démocratiques au sein de nos propres sociétés. D’où le slogan que Saqué propose pour rassembler la gauche et qui clôt son court exposé: « Nous sommes la démocratie! », dit-elle.

Tout en reconnaissant l’intérêt de plusieurs aspects de son analyse, ainsi qu’à la perspective de gauche qui l’anime, on ne peut s’empêcher de constater qu’un glissement problématique risque subrepticement de s’opérer dans une telle argumentation. Il est tentant de passer d’un constat au sujet de la politique domestique de certains pays pour en tirer des conclusions sur le plan de la géopolitique. La réalité internationale est alors appréciée à partir d’une perspective qui oppose « la démocratie » aux pays dirigés par des régimes jugés anti-démocratiques. Entre autres, le mouvement DIEM25 (Democracy in Europe Movement 2025), promu par Yanis Varoufakis, n’est pas immunisé contre une telle dérive.

À partir de là, il n’y a qu’un pas à franchir pour manifester une hostilité pleine et entière à l’égard de la réaction russe en Ukraine, dès lors que la société russe est qualifiée d’autoritaire. L’autoritarisme de la société russe serait ainsi à l’origine d’une posture cavalière à l’égard du droit international. C’est ainsi qu’une certaine gauche voulant au départ mener la lutte à l’autoritarisme risque de tirer des conclusions erronées et pro-impérialistes sur le plan géopolitique. Le premier domaine d’analyse sert de tremplin et de compas moral pour se prononcer sur des enjeux relevant des relations internationales. Ce faisant, on finit par se placer sur le terrain du récit occidental néolib/néocon dominant.

Selon ce point de vue, il faudrait utiliser le prisme de l’idéologie et de l’organisation du régime politique interne des pays concernés pour comprendre comment ils parviennent à adopter telle ou telle position sur le plan des relations internationales. Si on est disposé à violer les règles de sa propre constitution, on violera aussi allègrement celles du droit international. Le dénigrement des enjeux identitaires à l’échelle domestique donnerait lieu inévitablement à un dénigrement semblable sur le plan de la politique étrangère. L’intervention russe en Ukraine s’inscrirait dans le prolongement du conservatisme pratiqué à l’échelle domestique au sein de la Russie.

Ainsi, les réalités internationales, le droit à la sécurité d’une nation indépendamment de son idéologie, les menaces géopolitiques, l’expansionnisme de l’OTAN et sa militarisation de l’Ukraine, l’encerclement de la Russie et les tentatives occidentales de s’ingérer pour y provoquer un Maïdan à Moscou passent à la trappe. En outre, la thèse voulant que les autoritaires bafouent le droit international parce qu’ils violent leur propre constitution se heurte au fait que les néolibéraux et néoconservateurs bafouent le droit international en s’appuyant sur leur propre constitution, celle dans laquelle les « droits et libertés » sont consacrés (mais pas nécessairement respectés). Comme on le voit, il n’y a pas de lien de causalité entre l’intérieur et l’extérieur.

Certains vont plus loin dans l’assimilation des régimes internes et de la politique extérieure. Ils veulent croire que Trump, qui viole systématiquement l’État de droit, a changé de politique vis-à-vis de la Russie par affinité avec son régime, représenté comme autoritaire. Trump et Poutine mèneraient un seul et même combat et seraient comme deux larrons en foire. Ces personnes ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre la réalité internationale : l’OTAN a perdu la guerre contre la Russie et Trump ne fait que s’ajuster à un fait implacable, car il n’a pas le choix. La nature des régimes américain et russe n’a rien à y voir.

Une analyse défectueuse

La propension à projeter la configuration politique interne sur la réalité géopolitique est sans validité. Elle se heurte à plusieurs difficultés importantes. Il n’y a pas de lien direct entre la politique intérieure et la politique extérieure des pays. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne était la société libérale la plus avancée, mais cela ne l’a pas empêchée d’être impérialiste, de se comporter en État voyou sur le plan de sa politique extérieure, d’agresser systématiquement et de se constituer un énorme empire colonial. Depuis 1950, les États-Unis ont pris le relais. Ils ont beau avoir un modèle développé de société libérale à l’interne, cela ne les a pas empêchés d’être impérialistes, de semer la mort, la désolation et le chaos partout où ils passent.

À l’occasion d’un colloque organisé par le New York Times, Jeffrey Sachs a en effet osé souligner le lien qui existe entre les démocraties libérales et le caractère belliqueux qu’elles adoptent sur la scène internationale. Si, au XIXe siècle, la Grande-Bretagne, alors le pays le plus avancé sur le plan des libertés, a pu être aussi le pays le plus agressif à l’échelle internationale, les États-Unis les ont remplacés dans ces deux rôles à partir des années 1950[1].

Ensuite, l’analyse souffre d’une mémoire courte. Si le conflit au Proche Orient n’a pas débuté le 7 octobre 2023, le conflit en Ukraine n’a pas débuté le 24 février 2022 et l’impérialisme américain n’a pas débuté le 20 janvier 2025. Les Américains violent le droit international depuis des lustres. Joe Biden, Barack Obama et Bill Clinton n’avaient rien contre l’avortement, l’homosexualité, les transgenres, la critical race theory, la cancel culture et les identity politics. Ils ne s’en prenaient pas à l’État de droit. C’est pourtant sous le gouvernement de Bill Clinton que fut décidée l’élargissement de l’OTAN et l’encerclement de la Russie. C’est sous la présidence d’Obama que les États-Unis ont bombardé la Syrie, la Libye, la Somalie, le Yémen, l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan. C’est enfin sous Joe Biden que la guerre d’Ukraine a pris des proportions catastrophiques et c’est aussi sous son administration que le génocide de Gaza a pu être perpétré en toute impunité avec la complicité génocidaire américaine. Une approche qui se focalise sur les dérives de Trump risque de faire l’impasse sur un impérialisme américain se manifestant autant sous les administrations démocrates que républicaines.

Nous venons d’évoquer deux raisons permettant de résister à la tentation d’une parfaite continuité entre les politiques internes et externes des pays et qui expliqueraient à la fois pourquoi la Russie est intervenue en Ukraine et pourquoi les États-Unis sont avec Trump plus conciliants à l’égard de la Russie. Il arrive souvent qu’une société dite démocratique sur le plan domestique se comporte comme un hors-la-loi dans ses relations avec les autres pays. Et on ne peut attribuer exclusivement à Trump la responsabilité des deux guerres menées par les États-Unis : celle que le pays mène par procuration contre la Russie et celle que le pays a alimenté en appuyant militairement le génocide de Gaza. Sans oublier les guerres sans fin menées depuis des décennies au Proche-Orient et en Asie.

Il existe toutefois une troisième raison pour rejeter l’hypothèse de l’identité des politiques domestiques et extérieures. Elle comporte deux volets. Tout d’abord, suite à la dissolution de l’Union soviétique en décembre 1991, la fédération russe a sombré dans un marasme économique tel, que la substance de la politique de Poutine aura été de rétablir la santé économique du pays et de relever le niveau de vie en chute libre de la population après les années de capitalisme sauvage. Il fallait aussi restaurer les institutions de l’État pour stopper l’anarchie et mettre au pas les oligarques et le grand banditisme. Les Russes lui en ont été reconnaissants. Ils étaient très heureux de vendre leur pétrole et leur gaz à l’Europe, laquelle était pour eux un partenaire économique plutôt qu’un ennemi. Cela a permis un redressement économique que le pays voulait poursuivre et non interrompre par une guerre coûteuse en vies humaines. Les Russes voulaient se rapprocher de l’Union européenne et Poutine avait même émis l’idée de joindre l’OTAN.

En somme, bien qu’il ait imposé son autorité sur le pays, il ne s’est pas lancé à la conquête du monde. Ce sont les États-Unis « démocratiques » qui revendiquent l’hégémonie mondiale. Une analyse plus fine permet de mettre en évidence que c’est la menace d’une présence des États-Unis en sol ukrainien, avec installation sur les frontières de la Russie de bases de la CIA, de laboratoires de recherche en guerre biochimique et, éventuellement, de missiles pouvant atteindre Moscou en quelques minutes, qui inquiétait le Kremlin.

D’autre part, la guerre par procuration des États-Unis contre la Russie n’a pas été menée pour défendre les idéaux démocratiques. Ce ne sont pas non plus les raisons qui motivent l’appui génocidaire à Israël. L’idéal démocratique est un écran de fumée idéologique qui sert d’alibi pour cacher l’impérialisme des États-Unis. C’est justement la reprise économique et le rétablissement de l’État russe qui ont incité les États-Unis à instrumentaliser l’Ukraine pour affaiblir la Russie et tenter de la ramener au chaos des années 1990.

En somme, la projection des réalités internes sur la réalité externe donne lieu à des extrapolations malheureuses. Elles produisent une analyse fallacieuse, voire apologétique pour la politique impérialiste des États-Unis, validée par leur système prétendument « démocratique ».

Conclusion

La vérité est que le schéma qui transforme les enjeux géopolitiques en enjeux liés au combat entre les régimes « démocratiques » et les régimes « autoritaires » est un cadre défectueux. C’est une analyse qui fait non seulement fi de l’impérialisme américain qui existe depuis des années et qui n’a rien à voir avec la seule figure de Donald Trump. C’est aussi une analyse dangereuse parce qu’elle donne du crédit à l’idée selon laquelle il pourrait être justifié d’intervenir au sein des sociétés jugées non démocratiques sous le prétexte de propager les « valeurs démocratiques » dans le monde. Quand la gauche brandit l’étendard de « la démocratie » pour combattre les régimes « autoritaires », elle risque ainsi de répéter les mensonges proférés par les néocons américains.

C’est enfin et surtout aussi une analyse trompeuse, parce qu’elle occulte par un verbiage idéologique les motifs économiques et géopolitiques qui animent l’hégémon américain. La lutte en faveur de la démocratie contre l’autoritarisme est une lutte légitime. Mais une confusion peut survenir au sein de la gauche justement pour cette raison, dès lors que les analyses menées à l’échelle locale servent de prisme au travers duquel sont appréhendés les conflits à l’échelle internationale. Le risque est de produire des analyses fausses et des positionnements au côté de l’impérialisme américain.

 

[1] Voir sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=VP_SpW-DyQg&ab_channel=BryanVanNorden