Il n’y aura pas d’énergie sans énergie, ni d’énergie sans hydrogène, et dans la course pour la contrôler, la géopolitique sera à nouveau teintée de pétrole, mais verte.

L’hydrogène, nouvelle clé de l’énergie mondiale

Au XXe siècle, le pétrole définissait les puissances ; les routes du pétrole brut traçaient des frontières invisibles, décidaient des guerres et forgeaient des alliances. Au XXIe siècle, l’hydrogène vert jouera un rôle clé. Il ne s’agit pas seulement d’une transition énergétique ; c’est une nouvelle architecture du pouvoir où la molécule qui semble propre et technique aujourd’hui sera demain un passeport ou un décret de dépendance.

L’hydrogène vert n’est plus une expérimentation. En 2023, le monde en produisait près de 180 000 tonnes ; d’ici 2030, ce chiffre pourrait dépasser les 100 millions de tonnes par an, selon l’Agence internationale de l’énergie. La valeur marchande projetée pour cette année-là dépasse 1 000 milliards de dollars et, d’ici 2050, elle pourrait atteindre 1 400 milliards de dollars par an. Il ne s’agit pas d’une niche environnementale ; c’est un jeu géopolitique.

Chaque tonne d’hydrogène peut remplacer 2,6 barils de pétrole. Dans un monde qui consomme encore 100 millions de barils par jour, le potentiel de substitution est énorme. Quiconque contrôlera la production de masse contrôlera également les flux énergétiques qui alimentent les industries, les armées et les chaînes d’approvisionnement. Quiconque contrôlera les voies d’approvisionnement et les ports d’hydrogène aura le pouvoir de relancer ou de freiner des économies entières.

Des corridors d’approvisionnement sont déjà en cours de conception, des routes maritimes géantes sont prévues entre l’Australie, le Japon et la Corée du Sud, des oléoducs sont en cours de conversion en Europe pour transporter de l’ammoniac vert depuis les ports d’Afrique du Nord, et des terminaux spécialisés au Chili et en Namibie pour expédier de l’hydrogène comprimé vers l’Allemagne et les Pays-Bas. Chaque port construit et chaque contrat signé remodèlent la géographie du pouvoir. L’hydrogène n’est pas simplement un marché énergétique ; c’est une arme diplomatique, un atout dans les traités commerciaux et de sécurité. C’est le nouveau levier pour imposer ses agendas, et ceux qui le saisiront en premier écriront les règles du XXIe siècle. Les autres seront prisonniers de l’histoire que d’autres façonnent.

Ces annonces se traduisent déjà par des projets d’acier dans le sol. En Arabie saoudite, un complexe intégré d’énergie renouvelable et d’ammoniac vert est en cours de construction dans le désert, avec des contrats d’approvisionnement à long terme. En Australie, des consortiums publics et privés préparent des plateformes de plus de dix gigawatts combinant énergie éolienne et solaire avec de l’eau de mer dessalée. Dans la péninsule Ibérique, des alliances commerciales et ferroviaires planifient des chaînes de valeur allant de la production à la consommation industrielle d’acier et d’engrais. Il ne s’agit pas de futurisme ; il s’agit de projets de construction, de permis, d’enchères et de lignes de financement en cours.

Il y a un siècle encore, le pétrole transformait des ports comme Rotterdam et Houston en plateformes énergétiques. L’hydrogène fera de même avec Punta Arenas, Sines, Algésiras, Hambourg, Yokohama et Perth. Chaque port spécialisé dans l’hydrogène, ses dérivés ou l’ammoniac attirera chantiers navals, compagnies d’assurance, agences de certification et banques. La richesse ne viendra pas seulement de la vente de molécules ; elle proviendra de la captation des services, de la logistique et des connaissances autour de ces molécules. C’est là le véritable multiplicateur.

Les puissances qui s’arment déjà pour le contrôle

L’Allemagne avance avec une précision chirurgicale. Elle manque de soleil du désert ou de vents constants, mais elle dispose de capitaux, de technologies et d’une influence politique. Elle a signé des accords d’approvisionnement en Namibie, au Maroc, en Arabie saoudite et au Chili. Elle a engagé plus de 10 milliards d’euros en infrastructures et subventions pour garantir l’approvisionnement en hydrogène vert pour les trois prochaines décennies. Ses premières centrales en Basse-Saxe et à Hambourg totalisent déjà 1 GW de capacité d’électrolyse et sont connectées à des ports prêts à être exportés vers les Pays-Bas et la Belgique. Berlin ne veut pas tout produire ; elle veut contrôler les contrats à long terme et les voies d’importation.

La Chine franchit une nouvelle étape : elle ne cherche pas seulement à accéder à la molécule ; elle veut dominer l’ensemble de la chaîne de valeur. Elle produit des électrolyseurs à grande échelle, fabrique des éoliennes et des turbines solaires qui alimentent ses centrales, développe de l’ammoniac synthétique pour le transport maritime et maîtrise les technologies de stockage. Elle a investi plus de 20 milliards de dollars dans l’hydrogène depuis 2015 et compte déjà plus de 100 projets pilotes d’hydrogène vert, principalement au Hebei et en Mongolie-Intérieure. Pendant que d’autres discutent de la manière d’importer, Pékin cherche à vendre et à devenir le fournisseur incontournable.

Le Japon et la Corée du Sud, manquant d’espace et de ressources naturelles, optent pour la diplomatie énergétique. Ils ont signé des alliances stratégiques avec l’Australie et les pays du Golfe afin de sécuriser leurs livraisons dès 2030. Ils investissent dans des navires de transport d’hydrogène liquide et des infrastructures portuaires pour sa réception et sa distribution. Ils ont intégré l’hydrogène à leur stratégie de sécurité nationale afin de réduire leur dépendance aux importations de pétrole et de gaz russe ou iranien.

Les États-Unis ne veulent pas perdre la partie ; leur arme : des subventions massives. La loi sur la réduction de l’inflation accorde jusqu’à 3 dollars par kilo produit. Cela signifie qu’un producteur américain peut produire de l’hydrogène vert à des prix qu’aucun concurrent non subventionné ne peut égaler. Washington cherche ainsi à attirer les investissements, à installer des usines d’électrolyse et à dominer cette technologie. Son pari est que la maîtrise de l’innovation et des capacités industrielles garantira le leadership mondial, comme ce fut le cas pour le pétrole et le gaz non conventionnels.

La militarisation silencieuse de l’hydrogène

L’histoire nous enseigne que toute révolution énergétique s’accompagne d’une réorganisation militaire. Au XXe siècle, les cartes pétrolières marquaient l’emplacement des bases navales et des aérodromes stratégiques, et le contrôle des détroits d’Ormuz, de Malacca et de Bab el-Mandeb est devenu une priorité pour des armées entières. L’hydrogène vert, bien que toujours présenté comme un projet propre et pacifique, commence déjà à dessiner sa propre géographie conflictuelle.

Les routes et ports stratégiques pour l’hydrogène vert concentreront des flux de marchandises de très grande valeur. Un navire chargé d’ammoniac vert peut transporter l’équivalent énergétique de millions de dollars en combustibles fossiles sans émissions. Cela en fait une cible potentielle en cas de situation tendue. Un port concentrant des expéditions vers l’Europe ou l’Asie constituera non seulement une plaque tournante commerciale, mais aussi un atout pour la sécurité nationale. Et comme ce fut le cas pour le pétrole, sa défense pourrait justifier une présence militaire étrangère.

La « géographie pétrolière » nous a appris que les goulets d’étranglement maritimes sont vulnérables aux blocus et aux attaques. L’hydrogène disposera de ses propres corridors maritimes, reliant l’Australie au Japon et à la Corée, qui traverseront des zones déjà le théâtre de conflits navals, et les routes reliant l’Afrique du Nord à l’Europe traverseront la Méditerranée et l’Atlantique, où les alliances militaires pèseront autant que les contrats commerciaux.

Le risque que l’hydrogène vert soit utilisé comme levier dans des guerres économiques est réel. Un pays qui concentre son approvisionnement peut réduire ses expéditions, renchérir les contrats ou rediriger les cargaisons pour exercer une pression politique. Dans un monde où 10 % de l’énergie mondiale dépend de cette molécule, un blocus ou un sabotage dans un port clé pourrait avoir des conséquences aussi graves qu’une crise pétrolière. L’énergie propre n’échappe pas à la logique néfaste du pouvoir.

Le précédent historique est clair. L’embargo pétrolier de 1973 a montré que l’énergie pouvait paralyser des économies entières. Les guerres du Golfe, les attaques contre des pétroliers et les crises dans le détroit d’Ormuz ont laissé une leçon inoubliable. Si le trafic d’hydrogène se concentre dans quelques ports et corridors, tout incident technique ou politique pourrait avoir des conséquences systémiques sur les prix, les assurances et les chaînes d’approvisionnement.

Dans ce contexte, l’idée de corridors sécurisés, de convois escortés, de protocoles de sécurité communs, de centres de surveillance en temps réel et d’exercices navals conjoints émerge. La sécurité maritime deviendra une partie intégrante du coût de la molécule, et le prix final reflétera les primes d’assurance et le risque géopolitique. Énergie propre ne signifie pas risque zéro ; elle implique de nouvelles responsabilités et de nouvelles tensions.

Les pays producteurs et le dilemme de la souveraineté

Les pays qui possèdent cette ressource vivent actuellement un paradoxe : ils disposent du soleil, du vent et de l’eau nécessaires pour produire de l’hydrogène vert à des coûts records, mais ils manquent de contrôle sur la chaîne de valeur. Le Chili, la Namibie, le Maroc et l’Australie comptent parmi les territoires présentant le plus grand potentiel de la planète. Pourtant, dans la plupart des cas, les projets sont aux mains de consortiums étrangers qui en dictent les conditions, contrôlent la technologie et fixent les prix de vente.

Le Chili pourrait produire plus de 25 millions de tonnes par an d’ici 2050. La Namibie prévoit d’exporter plus de 300 000 tonnes par an vers l’Allemagne à partir de 2030. Le Maroc a signé des contrats pour fournir des millions de tonnes à l’Union européenne, sans que l’État marocain en soit l’actionnaire majoritaire. L’Australie, bien que forte sur le plan industriel, dépend également des capitaux et des technologies étrangers pour mener à bien ses mégaprojets.

Le schéma se répète : ressources locales, financements et technologies externes, contrats à long terme qui engagent les volumes et les prix avant même que le pays producteur ne dispose de ses propres capacités industrielles. Ainsi, la valeur ajoutée est captée dans les centres de consommation, et non sur les territoires où l’énergie est produite. Le risque est que l’histoire du pétrole et du gaz se répète avec une molécule présentée comme propre, mais soumise à la même logique de dépendance.

La souveraineté énergétique ne se mesure pas uniquement par la possession de la ressource ; elle se mesure par le contrôle de la production, de la technologie, de la distribution et des profits. Sans entreprises publiques fortes, sans développement industriel interne et sans cadre juridique garantissant une participation majoritaire de l’État, l’hydrogène vert risque de devenir une simple exportation primaire parmi d’autres. Dans ce cas, les pays producteurs seront à nouveau contraints de fournir des matières premières aux puissances qui dominent déjà la technologie et le marché.

Les États-Unis allient leurs ressources abondantes à une politique de subventions agressive pour dominer la production et la technologie. Ils ambitionnent d’être à la fois producteur et vendeur, mais aussi fabricant mondial d’électrolyseurs et de brevets clés.

L’Union européenne est le principal acheteur émergent. Elle ne peut produire suffisamment en raison de contraintes géographiques, mais elle investit dans des contrats à long terme avec les pays du Sud, conditionnant le financement et l’accès au marché en échange d’un approvisionnement garanti.

La Chine et la Russie jouent à la fois ensemble et séparément. La Chine domine la technologie et cherche à contrôler l’ensemble de la chaîne, tandis que la Russie voit dans l’hydrogène un moyen de maintenir son influence énergétique sur l’Europe et l’Asie en convertissant une partie de ses infrastructures gazières.

L’Inde souhaite devenir un exportateur majeur. Elle bénéficie d’un ensoleillement optimal et d’une main-d’œuvre bon marché, mais manque d’infrastructures et de technologies de grande envergure. Elle mise sur des partenariats avec le Japon et l’Australie pour gagner des parts de marché d’ici 2035.

L’Australie ne sera pas un acteur marginal, mais un géant énergétique transatlantique. Sa capacité de production d’énergie renouvelable, combinée à l’un des taux d’ensoleillement les plus élevés de la planète et à des vents constants au large de ses côtes, lui permet de projeter des volumes qui rivaliseront avec ceux des puissances traditionnelles. Entre 2025 et 2030, elle pourrait produire 5 millions de tonnes d’hydrogène vert, d’une valeur de 25 milliards de dollars américains, contre une production pétrolière d’environ 30 millions de tonnes par an. D’ici 2035, les projets déjà annoncés lui permettraient d’atteindre 12 millions de tonnes, d’une valeur de 60 milliards de dollars américains, dépassant largement la valeur de son pétrole brut et transformant l’Australie en plaque tournante pour l’exportation de molécules propres vers l’Asie. Dans ce cas, l’hydrogène vert n’est pas un substitut : il est la clé pour dominer le marché énergétique du Pacifique Sud.

Les contrats signés aujourd’hui définissent la marge de manœuvre de demain. Engagements de prise ferme sur quinze ou vingt ans , clauses d’indexation des prix de l’électricité et certificats d’origine, et options d’achat préférentielles pour les marchés du Nord. Lorsqu’ils sont signés sans participation de l’État ni obligation de contenu local, le pays producteur assume le risque et cède le bénéfice.

Il existe une autre voie : des entreprises publiques dotées d’un mandat clair, qui s’associent à des coentreprises dont le contrôle reste interne, des exigences de transfert de technologie, le développement de fournisseurs locaux, des banques de développement et des fonds souverains qui financent des capitaux patients. Il existe également des politiques de prix privilégiant les usages nationaux stratégiques tels que l’acier vert, les engrais et les transports lourds. La souveraineté ne consiste pas à fermer la porte ; elle consiste à négocier avec force.

La guerre pour la technologie et les brevets

La puissance de l’hydrogène ne se mesure pas seulement en mégawatts ; elle réside dans la capacité des fabricants de machines, des détenteurs de brevets et des éditeurs de normes. La bataille se joue autour des électrolyseurs, des piles, des compresseurs, des catalyseurs et de l’ammoniac vert. Quiconque maîtrisera cette technologie contrôlera les revenus du siècle.

Le marché des électrolyseurs connaît une croissance exponentielle. La capacité annoncée pour 2030 dépasse les 300 gigawatts, et la courbe d’apprentissage fait baisser les coûts chaque année. Aujourd’hui, un système alcalin installé peut coûter entre 500 et 900 dollars par kilowatt. Un PEM haute performance peut coûter entre 900 et 1 400 dollars par kilowatt. Les SOEC promettent des rendements supérieurs à haute température, mais ils n’en sont encore qu’au stade pilote. La Chine déploie une production à grande échelle avec Longi, Sungrow et Peric. L’Europe progresse avec Siemens Energy, Nel et ITM. Les États-Unis renforcent leur position avec Cummins et Plug Power. Le paysage industriel a déjà ses acteurs et ses barrières à l’entrée.

Les brevets concentrent le véritable pouvoir. Catalyseurs à l’iridium et au platine pour PEM. Revêtements céramiques pour SOEC. Membranes échangeuses de protons. Compresseurs haute pression pour 350 et 700 bars. Vannes cryogéniques pour liquéfaction à -253 degrés. Chaque composant clé fait l’objet d’une demande de brevet ou d’une famille de brevets auprès d’offices aux États-Unis, en Europe et en Chine. Ceux qui concèdent des licences perçoivent des redevances ; ceux qui n’en concèdent pas paient la dépendance.

L’ammoniac vert est un autre sujet de discorde. Le procédé Haber-Bosch, adapté à l’hydrogène renouvelable, nécessite des catalyseurs spécifiques, une intégration thermique fine et un contrôle numérique en temps réel. Le Japon développe des moteurs marins à l’ammoniac, la Corée du Sud développe des chaudières industrielles et l’Europe finance le craquage pour reconvertir l’ammoniac en hydrogène à destination. Les brevets relatifs à la synthèse, au transport et au craquage forment un triangle de contrôle qui déterminera les ports gagnants et les ports perdants.

La logistique crée ses propres barrières : navires d’hydrogène liquide à isolation extrême, réservoirs d’ammoniac dotés de systèmes de sécurité redondants, pipelines dédiés avec revêtements antifragilisation, vannes et capteurs certifiés ISO et CEI. Quiconque établit la norme définit qui peut vendre ; la norme, c’est la puissance sans uniformité.

Les goulots d’étranglement sont stratégiques. L’iridium est rare et représente un risque pour les cellules PEM, le nickel et l’acier inoxydable de haute pureté exercent une pression sur l’approvisionnement en piles alcalines, et l’électronique de puissance concurrence les industries solaire et éolienne. Sans une politique industrielle diversifiant les matériaux et recyclant les métaux critiques, le coût de la molécule sera lié à des oligopoles invisibles.

La course aux logiciels détermine l’efficacité. Des jumeaux numériques optimisent l’électrolyse, des algorithmes adaptent la production aux tarifs horaires du réseau, des systèmes de contrôle intégrant l’éolien, le solaire et le stockage thermique. Le kilowatt le moins cher sera celui qui sera le mieux programmé ; l’avantage ne résidera pas seulement dans le parc éolien, mais dans le code.

Les exportations et les contrôles technologiques sont omniprésents. Licences soumises à des impératifs de sécurité nationale, règles d’origine excluant les composants de pays concurrents, clauses de non-réexportation, restrictions sur les électrolyseurs de grande capacité. La géopolitique est déjà présente et ne s’en ira pas de sitôt.

Conclusion sur le plan technologique. Si un pays produit sans équipements de production, sans brevets propres, sans maîtriser les catalyseurs et sans établir de normes, il ne fera qu’exporter une énergie bon marché et s’exposera à une dépendance coûteuse. La souveraineté de l’hydrogène ne se décrète pas ; il est conçu, breveté et fabriqué localement.

Ce qui est en jeu

L’hydrogène vert n’est pas seulement une promesse technologique ; il constitue l’épine dorsale de l’architecture énergétique mondiale future et l’axe autour duquel s’articulera l’économie du XXIe siècle. D’ici 2050, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’il couvrira jusqu’à 20 % de la demande énergétique mondiale, ce qui équivaudra à remplacer une grande partie du pétrole, du gaz et du charbon qui alimentent actuellement l’industrie et les transports. Cette transition mobilisera plus de 1 400 milliards de dollars par an et déterminera qui détient le pouvoir et qui est subordonné.

Ce qui est en jeu, c’est la véritable souveraineté des pays. Ceux qui contrôlent leur hydrogène, leur technologie et leurs voies d’exportation jouiront d’une indépendance économique et d’une capacité de négociation politique. Ceux qui ne le feront pas dépendront de contrats conclus dans d’autres capitales, de brevets enregistrés dans d’autres langues et de normes techniques conçues pour favoriser des tiers. Ceux qui perdront le contrôle seront des acteurs secondaires sur un marché qui récompense l’intégration et punit la dépendance.

L’hydrogène vert peut représenter une formidable opportunité pour les pays disposant d’abondantes ressources renouvelables de devenir des puissances énergétiques, mais il peut aussi devenir un nouveau piège si le modèle extractiviste se répète. L’histoire du pétrole a montré qu’exporter des matières premières sans contrôle technologique ou industriel génère une croissance apparente et une dépendance structurelle. Si ce schéma se répète, l’étiquette « énergie propre » ne fera que masquer d’anciennes chaînes.

Le conflit n’est pas seulement économique, il est aussi stratégique. Des pays comme l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud et l’Inde tablent déjà sur leur sécurité énergétique grâce à des contrats sur l’hydrogène. La Chine et les États-Unis se disputent les brevets, les capacités industrielles et la normalisation. La Russie cherche à convertir son influence gazière à l’hydrogène pour maintenir son influence géopolitique. L’Union européenne conçoit des itinéraires d’importation qui évitent la dépendance à un fournisseur unique ; chaque initiative dessine une carte où l’énergie définit des alliances, des blocus et des zones d’influence.

Le temps est crucial. La période nécessaire pour garantir la souveraineté dans le domaine de l’hydrogène vert se mesure en années, et non en décennies. Les contrats d’approvisionnement, les investissements en infrastructures et le dépôt de brevets sont en cours. Un pays qui tarde à négocier ne pourra pas renégocier par la force ; il se retrouvera avec un marché fermé, avec des prix et des conditions imposés par ceux qui ont de la vision et de la volonté.

Les enjeux sont simples à comprendre et difficiles à inverser. Souveraineté ou dépendance, pouvoir ou soumission. Une place à la table où se décide l’avenir ou une place dans la file d’attente pour recevoir des instructions. L’hydrogène vert ne se donne pas, il se gagne.

D’ici 2035, la carte montrera des blocs énergétiques bien définis. Les États-Unis, avec leurs pôles industriels sur la côte du Golfe et dans le Midwest, exportent leurs technologies et une partie de leur production ; la Chine, avec ses chaînes d’approvisionnement intégrées, du polysilicium aux électrolyseurs, et ses flottes de navires d’ammoniac opérant en Asie et en Afrique ; l’Union européenne, en tant qu’acheteur majeur, établit des normes carbone qui serviront de barrières à l’entrée sous couvert de durabilité ; la Russie, qui convertit ses gazoducs et ses ports dans la Baltique et l’Arctique pour maintenir sa pertinence ; et l’Inde, qui intensifie sa mission nationale en matière d’hydrogène avec des projets solaires géants au Rajasthan et au Gujarat et des prêts à taux réduits destinés à son industrie lourde.

Le risque de fragmentation technique est élevé. Certificats d’origine différents, méthodologies de comptabilisation du carbone incompatibles, normes de pureté et de pression incompatibles, et exigences de contenu local incompatibles avec la réalité de la chaîne d’approvisionnement. Si chaque bloc impose ses propres règles, le commerce deviendra plus coûteux et la perspective d’une échelle mondiale sera diluée. D’où l’urgence de participer aux forums de normalisation et de créer des agences nationales fournissant une certification crédible utilisant des données ouvertes.

L’énergie propre sera la nouvelle arme sale du pouvoir

L’hydrogène vert n’est plus une promesse écologique ; c’est une course aux armements incontestée, où les chiffres sont plus éloquents que les mots. D’ici 2070, l’hydrogène vert et le pétrole rivaliseront non seulement en barils ou en tonnes, mais aussi en influence, en contrats et en souveraineté. Celui qui mènera cette transition contrôlera la monnaie invisible du pouvoir. Les laissés-pour-compte seront des clients sur un marché fermé.

Pour comprendre l’ampleur réelle des enjeux, il faut lire les chiffres, et non les discours. La production d’hydrogène vert, qui ne représente aujourd’hui qu’un infime pourcentage de la production mondiale, devrait être multipliée par des dizaines de milliers en moins de dix ans. Entre 2025 et 2030, les investissements et la capacité installée exploseront, et entre 2030 et 2035, puis entre 2050 et 2070, certains pays pourraient transporter des volumes équivalant aujourd’hui à des milliards de litres de pétrole métallique en équivalent énergie. Ces chiffres façonneront la carte de l’énergie propre.

Vous trouverez ci-dessous des projections estimées (en millions de tonnes (Mt) et en milliards (USD)) pour les pays qui seront en première ligne de ce conflit, en comparant la production d’hydrogène vert (GH) et de pétrole.

2025 – 2030

USA – HV : 8 Mt 40 000 M USD Pétrole : 480 Mt 200 000 M USD
HV vs Pétrole : 1,6 %

Chine – HV : 10 Mt 50 000 M USD Pétrole : 220 Mt 90 000 M USD
HV vs Pétrole : 4,5 %

UE – HV : 6 Mt 30 000 M USD Pétrole : 100 Mt 45 000 M USD
HV vs Pétrole : 6 %

Russie – HV : 3 Mt 15 000 M USD Pétrole : 540 Mt 180 000 M USD
HV vs Pétrole : 0,5 %

Inde – HV : 4 Mt 20 000 M USD Pétrole : 250 Mt 85 000 M USD
HV vs Pétrole : 1,6 %

Brésil – HV : 2 Mt 10 000 M USD Pétrole : 150 Mt 60 000 M USD
HV vs Pétrole : 1,3 %

Argentine – HV : 1 Mt 5 000 M USD Pétrole : 30 Mt 12 000 M USD
HV vs Pétrole : 3,3 %

Chili – HV : 2 Mt 10 000 M USD Pétrole : 12 Mt 5 000 M USD
HV vs Pétrole : 16,6 %

Australie – HV : 3 Mt 15 000 M USD Pétrole : 30 Mt 13 000 M USD
HV vs Pétrole : 10 %

2030 – 2035

USA – HV : 20 Mt 100 000 M USD Pétrole : 450 Mt 190 000 M USD
HV vs Pétrole : 4,4 %

Chine – HV : 25 Mt 125 000 M USD Pétrole : 200 Mt 85 000 M USD
HV vs Pétrole : 11,1 %

UE – HV : 15 Mt 75 000 M USD Pétrole : 90 Mt 42 000 M USD
HV vs Pétrole : 16,6 %

Russie – HV : 8 Mt 40 000 M USD Pétrole : 500 Mt 170 000 M USD
HV vs Pétrole : 1,6 %

Inde – HV : 12 Mt 60 000 M USD Pétrole : 230 Mt 80 000 M USD
HV vs Pétrole : 5,2 %

Brésil – HV : 5 Mt 25 000 M USD Pétrole : 140 Mt 55 000 M USD
HV vs Pétrole : 3,5 %

Argentine – HV : 3 Mt 15 000 M USD Pétrole : 28 Mt 11 000 M USD
HV vs Pétrole : 10,7 %

Chili – HV : 6 Mt 30 000 M USD Pétrole : 10 Mt 4 000 M USD
HV vs Pétrole : 60 %

Australie – HV : 8 Mt 40 000 M USD Pétrole : 25 Mt 11 000 M USD
HV vs Pétrole : 32 %

Estimation Mondiale

2030 – HV : 103 Mt 515 000 M USD Pétrole : 4 030 Mt 1 700 milliards USD HV vs Pétrole : 2,5 %

2035 – HV : 206 Mt 1,03 billion USD Pétrole : 3 813 Mt 1,6 billion USD HV vs Pétrole : 5,4 %

2050 – HT : 500 Mt 2,5 billions USD Pétrole : 2 500 Mt 1 billion USD HT vs Pétrole : 20 %

2070 – HV : 800 Mt 4 milliards USD Pétrole : 1 000 Mt 400 000 M USD HV vs Pétrole : 80 %

Ces chiffres illustrent clairement la transition : entre 2025 et 2035, l’hydrogène vert passera du statut d’accessoire à celui de pilier dans plusieurs grands pays. Chez des producteurs comme le Chili, la valeur économique de l’hydrogène vert dépassera largement celle du pétrole. D’ici 2050, cette molécule concurrencera le pétrole brut et, d’ici 2070, elle sera au bord de l’histoire.

Le message est simple : soit les chaînes de valeur (technologie, industrie, ports et normes) sont intégrées, soit l’énergie bon marché est exportée, ce qui engendre une dépendance coûteuse. La souveraineté ne se proclame pas ; elle se mesure en gigawatts, en tonnes et en contrats signés aujourd’hui.

D’ici 2070, le pétrole ne sera plus qu’un vestige d’un siècle révolu ; les guerres pour les barils seront remplacées par des guerres pour les molécules. L’hydrogène vert ne sera ni une option technologique ni un luxe environnemental : il sera la principale artère alimentant l’économie mondiale en énergie. Tout pays qui ne le contrôlera pas n’aura aucun pouvoir sur les structures du pouvoir, et sa souveraineté dépendra de contrats signés en langues étrangères.

Cette année, la lutte ne portera pas sur la question de savoir qui produira le plus, mais sur celle de savoir qui aura la capacité de couper l’approvisionnement en quelques heures et de redessiner le paysage géopolitique en quelques jours. Lorsqu’une molécule pourra renverser des gouvernements ou consolider des alliances, plus aucun discours ne pourra masquer la vérité : l’énergie propre sera la nouvelle arme sale du pouvoir. Et quiconque n’arrivera pas à temps n’aura pas sa place à la table des négociations, même pas comme invité.

En seulement dix ans, l’hydrogène vert passera d’un marché de niche à des volumes comparables à une fraction significative du pétrole mondial. Entre 2025 et 2035, la valeur annuelle de ce nouveau marché pourrait être multipliée par cinq, et la différence ne résidera pas dans la molécule elle-même, mais dans ceux qui la contrôleront. Ceux qui intègreront industrie et technologie domineront un nouveau paysage énergétique. Les autres ne seront que des fournisseurs bon marché.

Ces chiffres ne sont pas un exercice académique ; ils représentent une carte du pouvoir en construction. Chaque mégawatt installé, chaque tonne produite, chaque dollar investi dans l’hydrogène vert représente un enjeu pour l’avenir. L’histoire nous enseigne que celui qui contrôle l’énergie contrôle la politique et que les guerres se livrent pour des ressources déguisées en opportunités. L’hydrogène vert est présenté comme propre, mais il sera la nouvelle arme sale du pouvoir.

L’Australie, le joueur silencieux qui veut devenir un géant

L’Australie fait peu de bruit, mais elle prend des initiatives importantes. Elle dispose d’un avantage stratégique que peu peuvent égaler : une énergie renouvelable abondante, une stabilité politique et la proximité des principaux marchés asiatiques. Ses déserts ensoleillés et ses longues côtes venteuses en font une véritable usine à hydrogène verte.

Entre 2025 et 2035, elle prévoit d’installer des projets d’une capacité supérieure à 80 GW, avec des investissements pouvant dépasser 120 milliards de dollars. Elle mène déjà des mégaprojets tels que le Pôle asiatique des énergies renouvelables et le Pôle occidental des énergies vertes, conçus pour produire des millions de tonnes d’hydrogène vert et d’ammoniac par an pour le Japon, la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, l’Europe.

Si les projections se confirment, d’ici 2050, l’Australie pourrait générer davantage de revenus grâce à l’hydrogène vert que grâce aux exportations combinées de charbon et de gaz naturel. Et d’ici 2070, elle pourrait devenir le premier exportateur mondial, rivalisant ainsi avec la Chine et les États-Unis pour la première place.

Souveraineté ou dépendance, le choix final

Ces chiffres ne sont pas un exercice académique ; ils représentent une carte du potentiel énergétique en construction. Chaque mégawatt installé, chaque tonne produite, chaque dollar investi dans l’hydrogène vert représente un enjeu pour l’avenir. L’histoire nous enseigne que celui qui contrôle l’énergie contrôle la politique et que les guerres se livrent pour des ressources déguisées en opportunités.

L’hydrogène vert est présenté comme propre, mais il deviendra la nouvelle arme sale du pouvoir. Les pays qui ne maîtrisent pas leur production et leur technologie ne seront que des fournisseurs bon marché pour ceux qui intègrent les chaînes de valeur. Ceux qui exportent des molécules sans industrie exporteront également leur souveraineté.

D’ici 2070, le pétrole ne sera plus qu’un vestige d’un siècle révolu. Les guerres pour les barils seront remplacées par des guerres pour les molécules. L’hydrogène vert ne sera ni une option technologique ni un luxe environnemental : il sera la principale artère alimentant l’économie mondiale en énergie. Tout pays qui ne le contrôlera pas n’aura aucun pouvoir sur les structures du pouvoir, et son destin sera écrit dans des contrats signés en langues étrangères.

Méthodologie et références

Les chiffres présentés sont des estimations basées sur les données de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA), de l’Energy Information Administration (EIA) des États-Unis, du BP Statistical Review of World Energy 2024 et des projections officielles des ministères de l’énergie des États-Unis, de la Chine, de l’Union européenne, de la Russie, de l’Inde, du Brésil, de l’Argentine, du Chili et de l’Australie.

L’année de référence du calcul est 2024, les valeurs étant exprimées en dollars constants (USD) et ajustées au taux de change annuel moyen. La projection de l’hydrogène vert s’appuie sur les plans nationaux annoncés, les projets en cours de développement et le développement industriel anticipé, tandis que les valeurs du pétrole correspondent aux moyennes de production annuelle multipliées par le prix moyen projeté du baril.

Le ratio hydrogène vs pétrole est calculé à partir de l’équivalence énergétique (1 kg d’hydrogène ≈ 33,3 kWh ; 1 baril de pétrole ≈ 1 700 kWh) et est exprimé en millions de tonnes (Mt) et en milliards de dollars américains pour faciliter la comparaison.

Les prix du pétrole sont projetés sur la base des volumes historiques et des estimations de l’EIA et de l’AIE, avec des prix moyens du Brent de 80 $/baril en 2025-2030 et de 40 $/baril
en 2070.

Les comparaisons entre HV et pétrole sont basées sur la valeur économique annuelle (milliards USD) et reflètent des scénarios dans lesquels les projets annoncés atteignent le stade commercial selon les calendriers publics.

Hydrogène vert

L’hydrogène vert n’est pas un marché réservé aux entreprises arborant des logos et des lobbyistes ; c’est l’ultime frontière pour les pays qui souhaitent vivre dignement dans le siècle qui s’ouvre. Il n’y a pas de transition juste si l’on renonce à la souveraineté ; il n’y a pas d’énergie propre si la décision est prise dans une autre langue. L’avenir ne s’écrit pas par ceux qui attendent, mais par ceux qui agissent.

Le Chili, et toute nation qui considère aujourd’hui ses vents et son soleil comme des marchandises pour les autres, doit comprendre que cette fois, il ne s’agit pas de vendre. Il s’agit de décider s’il faut être acteur ou spectateur, propriétaire ou locataire, puissance ou satellite. Les promesses de profits rapides sont l’anesthésie de l’histoire.

D’ici 2035, les États-Unis et la Chine domineront les brevets, tandis que le Chili et l’Australie domineront la capacité industrielle. L’Union européenne consolidera son rôle de premier importateur mondial grâce à des contrats qui lieront des dizaines de pays. La Russie cherchera à maintenir son influence énergétique en convertissant une partie de son gaz en hydrogène, et l’Inde émergera comme un exportateur majeur en Asie grâce à des alliances stratégiques. Cette année-là, le champ des possibles sera quasiment fermé, et ceux qui n’auront pas obtenu le contrôle interne seront liés par des contrats signés par d’autres. Il ne s’agira pas d’une compétition technologique ; ce sera une carte du pouvoir où chaque molécule sera purement géopolitique.

Quand la molécule deviendra la monnaie du pouvoir, il n’y aura plus de temps pour les discours ni pour les plaintes. Quiconque n’aura pas le contrôle sera un client. Quiconque le contrôlera dominera la carte. Et sur cette carte, il n’y aura de place que pour ceux qui auront osé s’exprimer au nom de l’État et non du marché. Cette fois, ce n’est pas à vendre, cette fois, c’est à prendre.

 

Voir tous les articles de la Série Matières premières, Énergie, souveraineté, pouvoir  ICI

Voir d’autres articles sur le thème de l’hydrogène vert