Stella Yanda est une femme congolaise qui vit à Bukavu et qui a consacré toute sa vie au travail social, en participant à la naissance de la Société civile où elle est engagée comme « ainée » jusqu’à ce jour.

Quels ont été les premiers pas de votre travail social ?

En février 1981, je suis entrée dans « Solidarité paysanne », la première organisation laïque, du moins au niveau de l’ancienne province du Kivu avant le démembrement. Notre souci c’était que la population paysanne, constituant plus du 80% de l’ensemble du peuple, n’était pas prise en compte dans les grandes décisions politiques du pays, surtout dans le domaine agricole et du développement.

« Que faites-vous ? » « Rien », répondaient les paysans, alors qu’ils nourrissaient tout le monde par le produit de leur travail et qu’ils payaient des taxes et impôts. Nous avons commencé un travail de sensibilisation pour qu’ils prennent conscience de leur rôle essentiel et de la nécessité de se structurer pour être forts et pouvoir prendre une place dans les processus de décision du pays.

On était en pleine dictature de Mobutu, au temps de la guerre froide entre les blocs Est et Ouest. Du côté du régime ou de personnes mal intentionnées, nous étions traités de communistes, on nous accusait de travailler pour l’URSS. A la fin, notre objectif de travailler avec la base a été compris, mais il nous fallait aussi développer des stratégies qui étaient acceptables ou tolérées. Ainsi, on a créé avec les producteurs au niveau de la Plaine de la Ruzizi des coopératives paysannes, où se mélangeaient hommes et femmes.

Quelle était la relation homme-femme au sein de ces coopératives ?

Dans nos villages de la Plaine, les femmes ne pouvaient pas se réunir avec les hommes ni prendre la parole en public. Nous avons mis l’accent sur la participation des femmes. La première étape était que les femmes participent aux réunions, même sans parler. On a mis en place un « service féminin », avec deux animatrices qui avaient comme spécificité de travailler avec les femmes pour les conscientiser et les encourager à prendre la parole devant les hommes.

Cela nous a fait comprendre qu’en dehors des difficultés de développement en général, les femmes avaient leurs propres problèmes, tels que : la charge de travail, la mouture de manioc – aliment de base, la recherche de l’eau à de grandes distances. Le fait de ne pas savoir lire ni écrire créait problème à leur présence dans des Comités des initiatives mises en place.

Ainsi, on a réfléchi à des projets répondant de manière spécifique aux défis auxquels les femmes faisaient face. La priorité était la question de l’eau potable et de la santé publique, de la charge des soins des malades. Après la création de la coopérative agricole (Coopératives MKULIMA), Coopérative des éleveurs (Coopérative BUTUZI) et la coopérative des pêcheurs du lac Tanganyika (Coopérative VIRUGWE), on a commencé à développer des projets d’aménagement de sources et d’adduction d’eau pour rapprocher les points d’eau  des habitations et réduire ainsi le double travail des femmes. Cela a permis une baisse des maladies liées à la consommation d’eau sale.

Avec qui collaboriez-vous ?

L’Etat, avec ses services techniques, avait les techniciens dont nous avions besoin, mais ils n’avaient pas la  confiance de la population, parce qu’ils compliquaient la tâche des habitants plutôt que de la faciliter. Il y avait néanmoins certains individus parmi les acteurs étatiques, avec qui nous avons pu collaborer dans les domaines purement techniques au niveau de la sous-région et du territoire d’Uvira comme les vétérinaires, des agronomes… Nous avons bénéficié du soutien du gouverneur de l’époque, en la personne de Monsieur Mwando Simba, qui nous a beaucoup aidés et encouragés.

Quand nous venions à Bukavu, on passait voir le Père Georges Defour, des Missionnaires d’Afrique, à l’époque, secrétaire Académique de l’ISDR (Institut Supérieur de Développement Rural), pour échanger avec lui. Il était content de notre travail, nous prodiguait des conseils et nous référait des étudiants en stage. Quand nous n’avions pas encore les autorisations officielles de travail, il avait même accepté que Solidarité paysanne soit considérée comme une antenne rurale de l’ISDR. La stratégie d’avoir des alliés, de coopérer avec les institutions, avec des personnes qui avaient suffisamment d’influence, tout cela a facilité notre travail.

Dans quelles circonstances est née la Société civile ?

En RD Congo, on a commencé à parler d’une manière structurée de Société civile dans les années ’90, mais ce concept date de longtemps : c’est, par exemple, tout le travail fait par le mouvement syndical pour revendiquer les droits des travailleurs.

Comme Solidarité paysanne, on a étendu l’expérience sur l’ensemble du pays à travers le Syndicat d’Alliance Paysanne qui regroupait les délégués des coopératives paysannes et autres initiatives à la base dans toutes les provinces. Ainsi, quand on a commencé la dynamique de mettre en place la Société civile à la veille de la tenue de la Conférence Nationale Souveraine, il y avait déjà des points de chute à travers le pays. Au niveau du Sud-Kivu, on a trouvé  d’autres organisations laïques, car Solidarité paysanne n’était pas à mesure de répondre à tous les besoins de la base.

On s’est demandé comment faire pour travailler en synergie et être forts vis-à-vis de l’appareil étatique. Ainsi, dans la Plaine était né le CDR (Comité de développement rural) pour Uvira-Fizi, qui regroupait les coopératives des pêcheurs du lac Tanganyika, des groupements de femmes, des coopératives d’éleveurs, des coopératives de production agricole, des initiatives de transformation.

Ensuite, on a créé, au sein de Solidarité paysanne, UWAKI (Umoja wa wanawake wa Kivu) qui regroupait les structures concernant les problèmes des femmes et FEDCOOP (Fédération des coopératives paysannes), qui comprenait toutes les autres structures. Au niveau de l’ensemble, on a créé le CRONG (Conseil Régional des ONG), qui regroupait toutes ces structures au niveau provincial et, après, les CRONG se sont mis ensemble pour créer le CNONG (Conseil National des ONG) au niveau national.

Lors de la Conférence nationale Souveraine de 1991-92, il y a eu des délégués, femmes et hommes paysans, qui ont participé, en la marquant d’une nouvelle dynamique et a porté les concepts de Société civile en tant qu’ensemble d’organisations non gouvernementales et associatives, sans connotation étatique, policière, miliaire et tribalo-ethnique. Ainsi est née la société civile, dans sa forme actuelle, en RD Congo.

Quel rapport aviez-vous avec les autres pays de la région des Grands Lacs ?

Au même moment, il y avait des démarches régionales, car nous avions les mêmes partenaires internationaux, comme la Coopération belge. On faisait un travail d’ensemble, qui avait beaucoup d’impact sur le plaidoyer. Nos amis du Nord-Kivu, de Beni et de Butembo, avaient aussi développé des liens de collaboration en Ouganda. Nous avons envoyé des animateurs en Tanzanie pour connaitre comment étaient structurées les coopératives et connaitre leur technique de production des semences.

Quel a été le rôle et la place des églises ?

Quand nous avons fondé la Société civile, nous avons prévu dix composantes, entre autres les confessions religieuses. Bien que l’église catholique a joué et continue de jouer un grand rôle dans  la Société civile, elle est une sous-composante de cette composante. Les églises se sont toujours concertées pour déléguer un représentant au Bureau de coordination et un membre pour piloter le Conseil éthique.

Signalons que les églises ont joué et continuent de jouer un grand rôle à des grands tournants de l’histoire de notre pays. A titre d’exemple on peut citer l’organisation du Symposium International de Paix à Butembo qui a mobilisé beaucoup de personnes venant de l’ancienne province du Kivu, des pays limitrophes comme le Burundi, l’Uganda, le Kenya mais aussi des participants venus d’Europe (Suède, Italie, France, Belgique…). Il y a aussi le dialogue organisé à Kinshasa, qu’on appelle communément dialogue de la CENCO qui avait rassemblé différents acteurs politiques quand l’ancien président Joseph Kabila briguait un 3ème mandat alors que la constitution de la RDC limite le mandat présidentiel à deux.

Aujourd’hui encore, les églises en RDC se mobilisent depuis plusieurs mois pour amener les acteurs politiques à se rencontrer en vue de mettre fin au conflit armé qui ne cesse d’endeuiller la population de l’Est du pays. Le rôle des églises reste très significatif. Il est toutefois lié au dynamisme et à l’engagement des chefs de confessions religieuses.

Qu’est-ce qu’il faut pour être un vrai acteur social ?

Ce qui est fondamental c’est d’aimer ce qu’on fait, y croire et s’engager pour le faire, et le faire avec les autres… Autrement, on reste artificiel et on ne concrétise rien. Nous parlons dans notre jargon d’acteurs-sujets et d’acteurs-objets. Un acteur-sujet s’engage, croit à ce qu’il fait, essaie aussi de convaincre les autres pour construire ensemble.  Tandis que les acteurs-objets viennent au travail social seulement pour le salaire car ils n’ont pas trouvé d’autre boulot.  Ils sont à l’heure au travail, mais à 16h moins 5 ils ont déjà leur sac prêt et commencent à surveiller la montre pour partir à 16h. Quand il y a une urgence en dehors de l’horaire, les acteurs-sujets se précipitent, les acteurs-objets sont mal à l’aise. Certains, engagés en ville, refusent d’aller à l’intérieur, or notre travail demande sacrifice, dans l’objectif d’apporter notre contribution, tant soit peu, pour les gens qui souffrent et qui ont besoin d’aide.