» L’ensemble du Sud ne sanctionne pas la Russie, pas parce qu’ils soutiennent Poutine, mais parce qu’ils en ont assez de l’hypocrisie du gouvernement des Etats-Unis. »

China Global Television Network

L’Ukraine a reconnu vendredi qu’elle subissait de lourdes pertes du fait de l’attaque russe dans l’est.  Le bureau du président Volodymyr Zelensky a déclaré que la Russie bombarde la ligne de front dans la région de Donetsk à l’est, pour empêcher les Ukrainiens de se regrouper. Pendant ce temps, le président russe Vladimir Poutine menace « de frappes foudroyantes » ceux qui veulent intervenir dans la guerre.

Nous entamons notre programme avec l’économiste grec et ancien ministre des finances Yanis Varoufakis.

Le conflit en Ukraine connaît une escalade chaque jour, nous voyons les champs de bataille, nous voyons qu’économiquement, des sanctions sont imposées, des contre-sanctions. L’époque est dangereuse, une petite erreur de calcul, une erreur, pourrait empirer la situation. L’Otan et l’Ukraine disent qu’ils peuvent gagner cette guerre sur le champ de bataille, qu’ils vont l’emporter. Comment voyez-vous que cela se résoudra ?

V : Certainement pas comme l’Otan et Washington DC le prétendent. Qu’est-ce que cela signifie de dire que l’Ukraine va gagner ? Je suis très content de voir que l’armée ukrainienne résiste aux troupes de Poutine, mais c’est une chose de dire qu’une armée de résistance a réussi à défendre son territoire, c’en est une autre de dire qu’elle a gagné une guerre contre une superpuissance comme la Russie. Que disent exactement les Américains et le gouvernement de Zelensky ? Qu’ils vont prendre Moscou ? Qu’ils vont envahir les steppes de Russie ? Comment pourraient-ils gagner cette guerre, sans un accord entre Washington DC et Moscou ? L’autre solution serait de prendre Moscou. Sont-ils fous au point d’envisager cela ? J’espère qu’ils ne le sont pas, parce que des vies ukrainiennes sont en jeu. Alors que nous parlons, des gens meurent en Ukraine, sont blessés, les pauvres en Afrique, en Asie souffrent de la montée des prix de la nourriture. Une grande misère s’abat sur le monde. La seule solution raisonnable pour les Ukrainiens se trouve dans des négociations immédiates entre Joe Biden et Vladimir Poutine pour mettre fin à cette folie et trouver un moyen d’avoir une Ukraine neutre, à côté de l’Europe, peut-être avec des liens étroits avec l’Union Européenne, voire en devenant un Etat membre, mais n’étant pas membre de l’Otan. Cela aurait du sens, offrant une porte de sortie à Poutine sans mettre en péril les vies de millions de personnes.

Que faites-vous des objectifs de la Russie ? La Russie dit qu’elle veut une Ukraine neutre, n’adhérant pas à l’Otan, démilitarisée et le président Poutine a parlé aussi de dénazifier l’Ukraine.

V : Je n’ai jamais commis l’erreur d’identifier un pays à ses dirigeants. La Russie est un pays très divers, j’ai des collègues, des camarades emprisonnés en Russie alors que nous parlons, victimes du régime de Poutine. Vladimir Poutine et ses gens ont leurs propres idées. Ce qui me semble très clair, c’est que nous ne devrions pas souhaiter, ici à l’ouest, que l’Otan s’étende jusqu’aux frontières de la Russie. Voulons-nous vraiment que des missiles nucléaires russes et de l’Otan soient placés à quelques kilomètres les uns des autres ? Ce serait de la folie complète. Cela ne servirait pas nos intérêts dans l’ouest; cela ne servirait pas les intérêts de la Russie et certainement pas ceux des Ukrainiens. Donc, l’idée serait une solution à l’autrichienne. Souvenez-vous, durant la guerre froide, l’Autriche était un pays démocratique, membre de l’ouest, un pays splendide, technologiquement avancé, un pays libre et libéral mais pas membre de l’Otan. C’était un pays neutre. Quel serait le problème avec une solution de ce genre pour l’Ukraine ? En fait, ce serait la meilleure solution pour tout le monde. Pourquoi ne sommes-nous pas en train de discuter de cela au lieu d’armes nucléaires hypersoniques, l’Union Européenne investissant dans l’armement ? Supposons qu’ils aient ces armes maintenant, qu’en feraient-ils ? Les utiliser, contre une puissance nucléaire comme la Russie. La folie a-t-elle atteint une telle apothéose ?

Que diriez-vous à ceux qui déclarent que l’Ukraine dispose du droit souverain de faire ce qu’elle veut, de formuler ses propres politiques de défense et de relations étrangères et d’adhérer à toute alliance qu’elle désire ?

V : Oui c’est certain. Sauf que la moitié du pays manque parce que l’armée russe s’y trouve. Les Ukrainiens devront prendre la décision finale mais nous, dans l’ouest devons les aider. Parce que, voyons les choses en face, le président Zelensky a parlé en faveur d’une solution de neutralité, à plusieurs reprises. Les seuls qui n’en parlent pas, sont les Occidentaux, Joe Biden en particulier. Le président Zelensky ne peut pas tenir lui-même une telle négociation avec Poutine. Son pays est envahi. Seuls Joe Biden et Washington ont la capacité et le devoir moral de s’asseoir avec Vladimir Poutine, qu’ils l’aiment ou non, et de donner ainsi à Zelensky le pouvoir de mettre en œuvre cette solution de neutralité, qu’il a réclamée plusieurs fois. Donc, ne nous cachons pas derrière la souveraineté ou le droit théorique de l’Ukraine de devenir membre de l’Otan ou d’un quelconque empire galactique, alors que le pays est occupé. Nous avons besoin, nous à l’ouest, de paver la route pour que l’Ukraine soit concrètement un Etat souverain et lui donner des droits souverains qui en réalité ne sont pas concrets maintenant.

Du point de vue de l’Ouest et de l’Otan, y aura-t-il bientôt un changement de régime en Russie ? Le président Biden a presque dit cela par accident et le secrétaire à la défense a parlé d’un affaiblissement de l’armée russe.

V : J’espère que Joe Biden n’est pas sérieux quand il parle de changement de régime, parce que chaque fois que les Etats-Unis et les occidentaux, mais surtout les Etats-Unis, ont tenté de changer un régime, ça ne s’est pas très bien passé. Pensez à l’Irak, l’Afghanistan, la Libye. Ce qui se passe c’est qu’après cinq, six, dix ans, les Américains et occidentaux s’en vont vaincus, la queue entre les jambes, et ce qu’ils laissent derrière eux est une dévastation absolue. Quand j’entends des gens dire « comment peux-tu dire que l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre ? Les Mujahiddins ont gagné en Afghanistan. » Oui, les Mujahiddins ont gagné en Afghanistan, ça leur a pris dix ans et voyez où en est l’Afghanistan. C’est un cloaque ingouvernable de misère. Voulons-nous cela pour l’Ukraine aujourd’hui ? Pas moi.

L’une des armes utilisées dans les deux camps dans ce conflit, ce sont les sanctions. Soutenez-vous les sanctions infligées à la Russie et les contre-sanctions mises en œuvre par la Russie ?

V: Laissez-moi apporter des nuances sur cette question particulière. Si quelqu’un me dit qu’il ne veut pas faire de commerce avec une puissance qui envahit d’autres pays, je respecte cela. Pensons-nous que cela va fonctionner ? Absolument pas. Nous pouvons voir que cela n’a pas fonctionné. Oui, les sanctions sont très dures et plus efficaces que ce à quoi la plupart d’entre nous nous attendions, en particulier l’exclusion de la banque centrale de Russie de la base internationale de paiement en dollars. C’était une action très forte de l’Ouest et il y aura des répercussions sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Ce que je veux dire, c’est ceci : cela aura un impact très négatif sur les Russes, mais je ne crois pas que Vladimir Poutine se soucie tant que ça des Russes. Ces sanctions n’auront aucun effet sur lui-même; vous pouvez voir que la valeur du rouble a rebondi, parce que, alors que nous parlons, la Russie a la réserve de liquidités la plus grande de son histoire : 250 milliards de dollars. Quand ils n’importent pas à cause de sanctions et continuent d’exporter de l’énergie, bien sûr, ils ont un surplus.   Donc le régime ne sera pas affecté.

Que dites-vous du fait que la majorité du monde ne soutient pas les sanctions infligées à la Russie ? Aucun pays du continent africain, tout le Moyen-Orient, toute l’Amérique latine ainsi que les pays ayant la plus grande population au monde, la Chine et l’Inde, aucun ne soutient ces sanctions.

V : C’est un phénomène très intéressant. Nous avons un découplage entre l’ouest nord-atlantique, le Nord mondial comme on l’appelle aussi, et le Sud mondial. Et ce n’est pas parce que le Sud soutient Poutine. Je pense qu’ils en ont assez de l’hypocrisie américaine, de l’hypocrisie du gouvernement des Etats-Unis. Des gouvernements qui ont perpétré des crimes contre l’humanité en Irak, en Afghanistan, en Libye, auparavant au Viêt-Nam, ont organisé des coups d’état en Iran, et, si l’on remonte aux années cinquante, dans mon pays, je peux mentionner le régime fasciste mis en place par la CIA. Donc, cette hypocrisie, ainsi que la crainte venant du constat que s’ils peuvent fermer la banque centrale de Russie, ils peuvent le faire avec toutes les banques centrales comme ils le veulent, ce pouvoir exorbitant, qui était simplement le pouvoir du dollar et devient le pouvoir d’exclure les banques centrales du système international de paiement, tout cela effraye le reste du monde, c’est compréhensible. Si nous voulons avoir un système de gestion mondiale basé sur des règles, nous devrions en avoir un. Pas un système où les Etats-Unis peuvent décider quand ils peuvent commettre des crimes contre l’humanité et quand ils peuvent exclure quelqu’un comme Poutine du système pour ses crimes contre l’humanité.

Si vous regardez l’impact de ce conflit, en particulier en Europe, vous constatez que beaucoup de pays d’Europe payent pour cela. La Russie a coupé les exportations d’énergie à destination de plusieurs pays; récemment, les fournitures de gaz à la Bulgarie et la Pologne ont été interrompues parce que ces pays ont refusé de payer en roubles. Les dirigeants de la Pologne et de la Bulgarie, ainsi que l’Union Européenne, accusent Moscou de faire du chantage envers ces pays. Je veux dire qu’en fait, ces pays font partie de ceux qui ont infligé des sanctions à la Russie. Quel impact cela a-t-il plus généralement sur l’Europe ? Je veux dire que l’Europe paye aussi pour cela.

L’Europe sortira de ce conflit comme le continent du bloc économique, qui a payé le prix le plus fort. Pas tellement en termes de morts, même si bien sûr les Ukrainiens souffrent beaucoup, mais je vois que l’Union Européenne va sortir de ce conflit plus divisée et fragmentée, plus pauvre, beaucoup plus pauvre et beaucoup plus réactionnaire. Souvenez-vous qu’il existait des espoirs d’une vraie union européenne, où nous aurions une politique de défense commune, une politique internationale commune. Rien de tout cela ne se produit. Tout ce que nous avons, ce sont des gouvernements européens contraints à la soumission par Washington, forcés de suivre Washington quand il s’agit d’armements, de l’extension de l’Otan. Il n’existe pas de défense européenne. Si vous combinez cela avec la fragmentation de nos économies et l’impact sérieux sur la capacité de l’Union Européenne de reproduire son modèle économique, je crois que l’Union Européenne va sortir de ce conflit avec de profondes séquelles.

Ne serait-il pas temps pour l’Europe de formuler ses propres objectifs de politique étrangère, indépendamment de Washington ?

V : Ce serait bien. Le mahatma Gandhi disait, quand on l’interrogeait à propos de la civilisation britannique, que ce serait une bonne idée. Je dirai la même chose de l’Union Européenne, ce serait une bonne idée d’en avoir une, mais elle n’existe pas. En 2010 j’ai été impliqué dans la crise de la dette grecque. Un des problèmes était l’incapacité de l’Union de résoudre le fait que nous n’avons pas de garanties financières communes, comme les bons du trésor américain ou les obligations du gouvernement chinois. Nous refusions d’avoir une vraie dette commune, un vrai parlement européen. Nous n’avons pas de parlement européen, nous avons seulement un organe qui porte ce nom. Laissez-moi vous donner un exemple : Nous avons décidé d’acheter des armements d’une valeur de 1,5 milliards d’Euros pour l’Ukraine. C’est important, une décision très sérieuse à adopter. Elle n’a été supervisée par aucun parlement, pas même le parlement européen. Donc, nous voyons qu’au lieu de nous rapprocher, nous sommes plus fragmentés, plus pauvres et finalement plus réactionnaires à cause de tout ça. J’aurais souhaité que ce ne soit pas le cas et avoir une Union Européenne, pas seulement comme titre mais comme réalité, sortant de cette crise, mais ce ne sera pas le cas; cela ne semble pas aller dans cette direction.

Traduit de l’anglais par Serge Delonville