Le monde artistique de Bosnie-Herzégovine et du reste de l’Europe pleure la disparition de l’un de ses plus grands talents : Josip Pejaković.  Acteur, écrivain, dramaturge et figure emblématique de la culture des Balkans, il décéde à l’âge de 77 ans. Véritable monument vivant du théâtre, il laisse derrière lui une œuvre colossale, marquée par l’engagement et l’humanisme.

Sarajevo, 19 juillet 2025

Né le 5 mars 1948 à Travnik, ancienne capitale de l’Eyalet de Bosnie (de 1699 à 1850) et ville natale du prix Nobel Ivo Andrić, célèbre dans le monde entier pour son roman « Le Pont sur la Drina », Pejaković y effectue ses études primaires et secondaires, puis se consacre d’abord à la musique en tant que chanteur du groupe rock « Veziri » avant de se tourner vers le théâtre. Diplômé du Studio dramatique de Sarajevo, il se forme auprès de l’actrice Katarina Kaća Dorić et du metteur en scène et réalisateur Josip Lešić. Il débute sur les planches dans des œuvres majeures comme « Three Sisters (Les Trois Sœurs) » de Tchekhov et « Concert dans un œuf » de Fernando Arrabal. Très vite, son talent est largement reconnu grâce à sa voix grave et à sa puissante présence scénique, qui captivent un public de tous âges.

Pejaković fut aussi un militant anti-guerre dès le début du conflit dans les Balkans. Membre du comité éditorial de la revue progressiste « Novi Plamen » (2007–2015), il contribua à la croissance de ce journal engagé dans les débats politiques, sociaux et culturels de l’espace post-yougoslave.

De 1970 à 2013, il est acteur permanent du Théâtre national de Sarajevo, où il interprète plus de 50 rôles principaux. On le retrouve dans des classiques tels que Pour qui sonne le glas, Hasanaginica, Le Roi Lear, Predstava Hamleta u selu Mrduša Donja (littéralement « une performance de Hamlet dans le village de Mrduša Donja »), Les Frères Karamazov ou encore La Viande sauvage. Sa longévité artistique, sa rigueur et son charisme font de lui un pilier incontournable de la scène théâtrale bosnienne et, plus généralement, de l’ensemble de l’espace post-yougoslave.

Il n’était pas seulement acteur et intellectuel, il était aussi l’auteur de nombreuses monodrames poignantes et engagées, parmi lesquelles figurent “He Has No Bosnia for Me”, “Oj life” et “O, refugee”. Ces œuvres, jouées dans toute l’ex-Yougoslavie, abordent sans détour les drames de la guerre, l’exil, l’identité et la mémoire collective, mêlant humour noir, tendresse et révolte.

Au cours des cinquante dernières années, son art a été couronné de nombreuses distinctions. Dès 1974, il reçoit la Médaille d’or au Festival de Zemun pour « Oj life », ainsi que le Prix du 6 Avril de la Ville de Sarajevo. En 1977, il obtient le prestigieux « prix Sterija » pour son interprétation d’Omer Pacha Latas et plusieurs d’autres pour saluer l’ensemble de sa carrière. Il se voit également attribuer plusieurs prix de l’Association des artistes dramatiques de Bosnie-Herzégovine, l’« Anneau de Tmača » en 2008 pour son rôle dans Long voyage vers la nuit, et en 2012, le prix « L’Argent de Muci » pour son interprétation dans « Predstava Hamleta u selu Mrduša Donja ».

En 2018, il reçoit l’une des plus hautes distinctions du théâtre bosnien : le « Golden Laurel Wreath » (Couronne de laurier d’or) du Festival international de Théâtre MESS à Sarajevo. Le festival salue alors « une carrière impressionnante, une contribution majeure au théâtre, et un engagement indéfectible contre la guerre et le nationalisme ». Fondé en 1960 par Jurislav Korjenić, le MESS est l’un des festivals les plus anciens et les plus prestigieux d’Europe du Sud-Est, initialement consacré aux scènes expérimentales.

En parallèle de sa carrière théâtrale, Pejaković tourne dans plusieurs films et séries marquants : La Huitième Offensive, Poudre sourde de Bahrudin Čengić (1990), Le Cercle parfait d’Ademir Kenović (1997), Le Facteur humain, La Maison au bord de la route, confirmant son talent au cinéma.

Homme d’une rare polyvalence, Pejaković fut également metteur en scène au Théâtre national de Sarajevo entre 2001 et 2003. En 2021, il est élu membre honoraire de l’Académie bosno-américaine des arts et des sciences. Sa passion et compréhension globale de la culture bosnienne l’a également amené à rédiger un ouvrage ouvrage consacré à la sevdalinka, publié par Art Rabic en mai 2022. Dans ce livre, il défend ce chant urbain, douloureux et poétique, né de la rencontre entre traditions slaves et ottomanes. Aux côtés du musicien Antonije Pušić (connu artistiquement sous le nom de Rambo Amadeus), il avait proposé en 2022 la candidature de la ‘sevdalinka’ pour l’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, reconnaissance effectivement obtenue en décembre 2024.

La sevdalinka, chant traditionnel urbain pratiqué en Bosnie-Herzégovine, est une forme musicale narrative transmise au sein des familles, des écoles, des académies de musique, ou encore à travers des ateliers. Elle constitue un puissant vecteur d’identité et de cohésion pour les différentes communautés du pays, toutes origines confondues.

Josip Pejaković était aimé de toutes les générations, au-delà des appartenances et des divisions. Il était témoin de son temps, gardien de mémoire, poète de la douleur, de la lutte et de la création. Son œuvre, ses interprétations et ses textes, miroir tendu à la société, résonnent comme un chant d’amour blessé pour une terre tourmentée où la culture n’a jamais sombré dans l’ombre, même pendant les sièges et sous les bombardements.

Malgré une santé déclinante, il est resté actif jusqu’à la fin. Au cours des dix dernières années, il a subi pas moins de 17 interventions chirurgicales, sans jamais cesser d’écrire, de se produire, ni de défendre la culture bosnienne. En mars 2024 encore, il était à Bruxelles pour des rencontres institutionnelles et deux représentations données à l’occasion de la Fête de l’Indépendance de la Bosnie-Herzégovine, les 2 et 3 mars, au centre culturel MIR.