À Brindisi, le double « cheval bleu » de Basaglia défie la frontière adriatique

Symbole de la libération des asiles psychiatriques dans l’Italie des années 1970, Marco Cavallo, le célèbre « cheval bleu » de Trieste, a repris la route le 6 septembre dernier, cinquante ans après sa création. Son voyage l’a conduit jusqu’à l’extrême sud de la péninsule, à Brindisi, face à l’Adriatique, là où l’Italie exporte désormais ses centres de détention pour migrants vers l’Albanie, à proximité immédiate du centre extraterritorial de Gjadër. Entre mémoire et résistance, son passage dans les Pouilles a ravivé la leçon de Basaglia : tant qu’il existe un camp, il ne peut y avoir de soin.

Du 6 septembre au 10 octobre 2025, Marco Cavallo a traversé la carte symbolique des lieux d’enfermement italiens, jusqu’à Brindisi et Bari, où il arrivera à l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale célébrée chaque année le 10 octobre.
Les dernières étapes du voyage de Marco Cavallo conduisent aujourd’hui, 8 octobre, le cheval bleu à Brindisi, puis à Bari, pour la conclusion en « grand finale » prévue le 10 octobre. Deux ports stratégiques du sud de l’Italie tournés vers l’Adriatique et l’Albanie : c’est là, de l’autre côté de la mer, que le gouvernement d’extrême droite dirigé par Giorgia Meloni a désormais exporté ses frontières, son régime de détention, la propagande de son pouvoir institutionnel et médiatique, ainsi que ses peurs pilotées en préparant ainsi le terrain à la réplication du modèle d’externalisation vers les pays tiers à l’échelle européenne.

À Gjadër et Shëngjin s’élèvent de nouveaux centres inspirés des CPR italiens (Centri di Permanenza per il Rimpatrio – Centres de Permanence pour le Rapatriement, ou plus simplement « centres fermés »), qui constituent à la fois les avant-postes d’une Union européenne continuant d’enfermer avant d’accueillir, et les symboles d’une politique qui externalise sa conscience en même temps que son contrôle, tout en préparant la réforme du régime prévu par laréforme du régime prévu dans la « directive retour » (directive 2008/115).
Arriver ici n’a rien d’un hasard : elle marque la rencontre entre la promesse de liberté et la mécanique implacable de l’enfermement, au cœur même de la géographie de l’exclusion. En atteignant la rive la plus étroite de l’Adriatique, le cheval transporte dans sa carcasse bleue toutes les voix croisées en chemin : celles des patients, des migrants, des artistes et des citoyens qui croient encore que l’imagination peut abattre les murs là où la politique les érige.

Un symbole né dans un asile prêt à être fermé

Marco Cavallo est né à l’hôpital psychiatrique de Trieste, non pas comme un être vivant, mais comme un acte d’imagination collective. Patients et artistes l’ont créé sous la direction du psychiatre Franco Basaglia, figure majeure de la réforme psychiatrique italienne. Son nom vient d’un véritable cheval qui, autrefois, transportait le linge et les provisions à l’intérieur de l’asile, le seul être vivant autorisé à y pénétrer. Lorsqu’il fut menacé d’euthanasie, patients et soignants se mobilisèrent pour le sauver : un geste de résistance dans un lieu conçu pour nier l’humanité. De cette révolte est né un cheval immense en papier mâché, assez grand, disaient-ils, pour « contenir tous nos rêves ».

Le 25 février 1973, lorsque le cheval franchit les portes de l’asile psychiatrique et s’avança dans les rues de Trieste, plus de 500 personnes l’accompagnèrent. Ce fut « le début de la fin » des manicomi italiens, un moment historique d’explosion joyeuse, un cri collectif pour la liberté et la dignité sous le ciel ouvert. Cinq ans plus tard, la loi 180, dite loi Basaglia, abolirait les asiles psychiatriques en Italie. Plus qu’une réforme de santé mentale, elle représenta un véritable manifeste d’humanité et de progrès à différents niveaux : un engagement collectif en faveur de la liberté et de la responsabilité.

Manifestation avec Marco Cavallo devant le centre fermé de Restinco, près de Brindisi, le 8 octobre 2025. Photo : Anna Lodeserto.

L’héritage de Franco Basaglia aujourd’hui

Pendant sa vie, et même après, Franco Basaglia (1924–1980) bouleversa la vision dominante de la folie. Pour lui, ce que l’on appelle « maladie mentale » n’était pas un simple trouble individuel, mais le symptôme d’une société malade, marquée par l’exclusion, la pauvreté et l’injustice. Il dénonçait un système dans lequel les asiles psychiatriques, les prisons et, aujourd’hui, les centres de rétention obéissent à la même logique : enfermer ceux et celles qui dérangent la société.

Des décennies plus tard, cette vision éclaire encore l’action de psychologues, militants et associations de la société civile qui soutiennent « Il viaggio di Marco Cavallo nei CPR » (Le voyage de Marco Cavallo dans les CPR). Les CPR, créés pour retenir les personnes migrantes sans papiers, incarnent aujourd’hui l’expression la plus contemporaine de cette culture de la peur et de la punition héritée de l’avant-Basaglia. Ces lieux prolongent un système de contrôle et de violence qui n’a jamais vraiment disparu et qui, désormais, s’exporte, comme dans le nord de l’Albanie.

Vue latérale du port de Shëngjin, dans le nord de l’Albanie, où a été construit un premier centre suivant le modèle des « hotspots » présents sur le territoire italien. Photo : Nicolas Lesenfants Ramos.

« Finché c’è un lager, non ci può esser cura » (Tant qu’il existe un camp, il ne peut y avoir de soin) selon la maxime, attribuée à Basaglia et reprise par de nombreux médecins et activistes, résume à elle seule la leçon du voyage de Marco Cavallo : la santé, comme la liberté, ne se construit pas dans l’exclusion. Chaque pas du cheval bleu rappelle que la dignité et le soin naissent du dialogue, de la rencontre et de la résistance, là où d’autres dressent des murs.

Du monde psychiatrique à la détention administrative

Cinquante ans plus tard, Marco Cavallo a repris la route, plus déterminé et rapide que jamais. Dans le cadre de la campagne menée, entre autres, par le Forum Salute Mentale, le réseau Mai più lager – No ai CPR, la SIMM – Società Italiana di Medicina delle Migrazioni (Société italienne de médecine des migrations), la Brigata Basaglia et l’Associazione 180amici Puglia, l’initiative « Il viaggio di Marco Cavallo nei CPR » s’inscrit dans un engagement collectif pour dénoncer l’enfermement et revendiquer la fermeture des centres de rétention administrative. Après avoir ouvert la voie et dénoncé l’inhumanité des hôpitaux psychiatriques judiciaires, il s’avance aujourd’hui à travers une nouvelle génération d’institutions invisibles, empreintes de violence structurelle et de racisme institutionnel.
De Trieste à Brindisi, en passant par Milan, Rome et Potenza, chaque étape du voyage de Marco Cavallo a donné lieu à des assemblées publiques, des performances artistiques et des lectures de lettres destinées aux personnes détenues. À Brindisi, deux chevaux bleus — l’un venu de Trieste et l’autre, nommé « Cavallina terrona » pour souligner son enracinement dans le Sud d’Italie et du monde, provenant du Centre Expérimental Public pour l’Étude et la Recherche sur la Santé Mentale Communautaire « Marco Cavallo » de Latiano (BR) — ont conduit une manifestation rassemblant artistes et associations, parmi lesquelles figurent l’Association 180amici Puglia, la Communauté Africaine de Brindisi et le réseau « NO CPR Brindisi ». Intégrée à la campagne nationale pour la santé mentale et la justice sociale « 180 Bene Comune » (180 Bien commun qui fait référence à la loi 180, ou « loi Basaglia »), l’initiative a dénoncé des conditions de vie alarmantes : isolement prolongé, souffrance psychique, usage systématique de psychotropes pour étouffer la détresse, et recours croissant aux gestes suicidaires. D’une même voix, artistes, personnes engagées et soignantes ont lancé un appel collectif à la fermeture définitive de tous les CPR et à la défense inconditionnelle des droits des personnes migrantes.

Vue aérienne du centre de détention de Gjadër, dans la province de Lezhë, au nord de l’Albanie. Photo : Nicolas Lesenfants Ramos.

En outre, l’étape de Brindisi revêt une importance particulière dans le cadre global de la campagne, car le CPR local est le plus proche du centre de Gjadër, en Albanie, situé à moins de deux cents kilomètres à vol d’oiseau. Un certain nombre de migrants expulsés de Brindisi y ont été transférés par voie maritime sous escorte militaire, illustrant la dimension transnationale du système italien de détention. C’est en effet depuis le port de Brindisi, au cours du dernier mois d’avril, que sont partis les premiers convois militaires vers les nouvelles structures albanaises créées en vertu du décret-loi 37/2025. Ces transferts forcés, parfois motivés par le simple « crime » d’un document expiré, illustrent de manière frappante les dynamiques croissantes des politiques européennes d’externalisation des frontières et de renforcement institutionnel de la rétention administrative. Ils reproduisent également, sous de nouvelles formes, la logique des anciens asiles psychiatriques, tout en prétendant protéger la société de ses propres peurs, propagées au nom de la bureaucratie et de l’ordre établi.

Un voyage de résistance et de mémoire accompagné par l’art et le théâtre

Dans le petit espace devant l’une des entrées du centre fermé de Restinco, les participants ont lu et inscrit sur leur corps les noms des cinquante personnes mortes dans les CPR depuis 1998, avant d’observer cinq minutes de silence en leur mémoire. Des drapeaux cousus de tissus récupérés flottaient au vent, une métaphore poétique d’une dignité rapiécée qui survit dans les conditions les plus dures.
Après la visite, la foule est restée à l’extérieur, devant l’entrée principale du centre, attendant la fin de la mission de suivi du député Claudio Stefanazzi, vice-président de la commission bicamérale du Parlement italien pour les questions régionales, qui a déclaré :
« J’ai eu l’honneur de diriger à nouveau la délégation chargée d’inspecter le CPR de Restinco. Les CPR, conçus à l’origine comme structures de transit, sont désormais devenus des lieux de détention où les personnes retenues demeurent à la merci d’un système bureaucratique insensé, victimes d’une répression qui fait de la criminalisation de la migration un instrument de pouvoir, jusqu’à l’exporter aujourd’hui en Albanie. »

Les deux chevaux bleus à l’extérieur du centre fermé de Restinco lors de la manifestation du 8 octobre 2025. Photo : Stefano Penta.

À l’extérieur, les deux chevaux bleus attendaient eux aussi, incarnant le cri collectif contre ces lieux de déshumanisation et de criminalisation des migrants. Ils ont ensuite regagné Latiano, avant qu’un cortège vivant et très suivi ne se déploie dans l’après-midi dans les rues du centre de Brindisi, mêlant engagement civique, mémoire et expression artistique.
Autour du cheval bleu, plusieurs initiatives ont animé le centre de Brindisi, mêlant expositions photographiques, pièces de théâtre et débats publics, tissant des liens entre la santé mentale, la migration et les droits humains. Elles portaient un message clair : l’enfermement est la défaite morale de l’Europe, mais il est encore temps d’inverser cette dérive.

La pièce « Reietti. Come creammo i CPR » (« Rejetés : comment nous avons créé les CPR »), écrite et mise en scène par Oscar Agostoni en collaboration avec Disturbi Teatro, propose un monologue documenté et intense, révélant les conditions à l’intérieur des CPR italiens, évoquant près de cinquante décès survenus depuis 1998 et appelant à leur abolition au profit d’une approche plus humaine de la migration.

Toujours à Brindisi, l’exposition photographique « The Adriatic Guantánamo ~ La Guantánamo Adriatica » avec les photographies de Nicolas Lesenfants Ramos a été présentée, offrant des images saisissantes des centres de détention de Gjadër et Shëngjin, en Albanie. Initialement exposée à la House of Compassion à Bruxelles, elle relie la mobilisation italienne au réseau transnational « Network Against Migrant Detention » et souligne la troublante proximité entre le CPR de Restinco, en périphérie de Brindisi, et celui de Gjadër, situé à moins de deux cents kilomètres de l’autre côté de l’Adriatique.

Un moment de la mise en scène de la pièce théâtrale « Reietti. Come creammo i CPR ». Photo : Helga Bernardini.

Hériter de Basaglia, défendre la dignité sans frontières

Défendre aujourd’hui l’héritage de Basaglia, c’est affirmer que la dignité n’a pas de frontières, que nul ne doit être caché ni enfermé pour sa singularité, sa fragilité ou son parcours géographique.
Comme le rappelait Basaglia, la liberté est thérapeutique. En avançant, le cheval bleu poursuit cette leçon : la liberté n’est pas un lieu où l’on arrive, mais une manière d’habiter le monde, un acte vivant, renouvelé à chaque rencontre, à chaque geste de courage, à chaque alliance fragile. Ainsi il continue, fragile mais invaincu, sur le long chemin de la dignité.