L’une des manières de comprendre ce qui s’est passé à la maison blanche entre Zelensky et Trump le 1er mars, au sujet du futur de l’Ukraine, se trouve dans les déclarations de Trump : le sujet était de « faire de la bonne télévision devant les Américains. » Il a aussi déclaré que Zelensky n’était « pas dans un lieu de négociation. » Ces deux attitudes viennent du monde des médias. En un certain sens, la télé-réalité s’est déplacée des écrans de télévision pour s’installer comme partie intégrante du système politique et économique.

Ce spectacle est rendu possible par des professionnels dotés d’énormes infrastructures technologiques, qui transmettent le show en direct. X, Facebook, CNN, YouTube, Amazon, MSNBC, TikTok, Instagram— toutes ces plateformes jouent un rôle dans cette nouvelle réalité. Le plus important, et peut-être le seul, critère pour la télé-réalité est la part d’audience. Tout tourne autour de l’audience. Il n’y a pas de discours cohérent, pas de profondeur historique, pas de vison à long terme – rien que le moment, en mutation permanente, sur base de l’audience. Le gens sont amenés au drame de cette équation : vous êtes dans le coup ou pas, ça dépend de votre taux d’audience.

Trump : l’architecte de la politique de télé-réalité

Trump est le personnage qui est parvenu à mêler la télé-réalité et la politique. Avec ses décennies d’expérience dans les médias, il comprend que ce qui est « vrai » est ce qui se passe en direct, devant des caméras. Rien d’autre n’existe vraiment hors de cet espace. Nous l’avons vu durant sa présidence – de son tour de limousine mis en scène à l’extérieur de l’hôpital Walter Reed pendant son traitement contre le COVID-19 en octobre 2020 à sa survie d’une tentative d’assassinat lors d’un meeting de campagne à Butler, en Pennsylvanie. Ces moments ont été présentés, non pas pour leur seul impact politique, mais aussi pour le spectacle télévisuel.

C’est la seule rationalité qui prévaut actuellement. La technologie va dans cette direction – voyez les photos d’inauguration où tous les grands patrons de la tech étaient présents, participant activement au spectacle. Le système économique suit la même trajectoire. Se rappelle-t-on la crise des subprimes, ou a-t-elle été perdue dans le spectacle digital en évolution constante ?

Le casting de la télé-réalité mondiale

Une brève définition de Wikipedia (en anglais) capture l’essence de la télé-réalité :

« Les émissions de télé-réalité ont tendance à inclure des brefs entretiens « en confessionnal » dans lesquels les participants font part de leurs réflexions ou donnent du contexte pour les événements qui se passent à l’écran. Les émissions de télé-réalité compétitives mettent typiquement en scène l’élimination graduelle des participants, soit via un jury, soit par les téléspectateurs de l’émission, soit par les participants eux-mêmes. »

La politique mondiale actuelle reflète ce format. Elon Musk est actuellement le personnage le plus divertissant, faisant de grands gestes et des déclarations outrageuses sur scène. Poutine joue le rôle du dictateur. Macron est le « beau gosse ». Netanyahu est l’intouchable. Jeffrey Sachs se place comme la nouvelle figure « de gauche ». Pendant ce temps-là, d’autres ont été éjectés de la scène, comme Greta Thunberg, après sa prise de position favorable aux Palestiniens.

Bien entendu, chaque épisode a besoin de l’apparition de l’invité spécial du moment – comme les « négociations de paix en Ukraine entre les Etats-Unis et la Russie en Arabie Saoudite ». Pour ajouter à l’amusement, des comédiens endossent le rôle de commentateur ironique du spectacle : des personnes comme Jon Stewart, Bill Maher et John Oliver se moquent chaque jour du spectacle, raillant son absurdité alors qu’ils existent dans ce même écosystème.

La réalité digitale : l’extension de la télé-réalité

La télé-réalité a évolué en réalité digitale, allant bien plus loin que le divertissement pour toucher tous les aspects de nos vies quotidiennes. Combien de temps passons-nous devant des écrans chaque jour ? A l’heure actuelle, l’écran remplit presque toute notre vie – c’est notre banque, notre centre commercial, notre magasin d’alimentation, notre moyen de chercher du travail, notre plate-forme de séduction, notre espace de travail, notre source d’informations. La liste est infinie.

Qu’est-ce qui serait le plus inconfortable pour vous : être nu dans la rue avec votre téléphone, ou habillé mais sans l’appareil pendant toute une journée ? De plus en plus, nos interactions principales se passent en ligne. Le monde physique devient chaque jour davantage un espace de loisirs – aller dans un parc, au restaurant, au concert – mais, même dans ces endroits, les gens ont tendance à passer leur temps à prendre des photos et vidéos pour alimenter la machine digitale. Les gens sont licenciés par email, sur Zoom, ou parfois le découvrent dans les infos en ligne avant d’en être informés officiellement.

D’une manière ou d’une autre, nos vies font maintenant partie de cette extension de la télé-réalité et bien des gens recherchent activement une participation à cette folie. Selon StoryBox, il existe environ 127 millions d’influenceurs sur les médias sociaux dans le monde, c’est-à-dire environ 2.4% de tous les utilisateurs de médias sociaux. Certains influenceurs ont une audience dépassant les 100 millions d’abonnés, leur donnant une grande valeur pour les marques voulant toucher le public.

Le coût psychologique de la vie dans un spectacle digital

Ce passage à la réalité digitale n’est pas sans conséquences. Les capacités d’attention se réduisent et notre faculté de traitement de sujets complexes diminue, en faveur de contenu rapide et chargé émotionnellement. L’outrage et le spectacle entraînent l’engagement, ce qui signifie que des algorithmes favorisent de plus en plus la division au mépris de la nuance. Cela induit un cycle, dans lequel nous ne sommes plus simplement divertis, mais psychologiquement conditionnés à privilégier la viralité aux dépens de la réflexion.

Ces conséquences dépassent le niveau individuel. Les mouvement politiques, les politiques économiques et même les guerres, sont à présent définis par des mesures d’audience, au lieu de prévisions stratégiques ou de considérations éthiques. Si une crise ne fait pas le buzz, en fait elle n’existe pas. Il en résulte une société fragmentée, où l’action collective est souvent réduite à des gesticulations spectaculaires au lieu d’un engagement porteur de sens.

Qu’est-ce qui nous attend ?

En tant qu’humanistes, nous avons longtemps plaidé pour la mise en place d’une démocratie plus directe. Mais en voyant la réalité du jour, nous devons nous demander si c’est bien ce que nous avions prévu.

La démocratisation des médias a donné la parole à tout le monde, mais a réduit le discours complexe aux moments viraux, aux petites phrases choc et au divertissement. De même, les systèmes étendus de connexion nous ont transformés en contenu consommable, tandis que la gouvernance est jugée à l’aune de sa capacité à dire aux gens ce qu’ils veulent entendre plutôt qu’à son efficacité.

Le progrès technologique lui-même n’est pas l’ennemi, c’est la façon de l’utiliser qui détermine son impact. Si les algorithmes privilégient l’engagement, ne peuvent-ils être recalibrés pour privilégier la profondeur et le discours bien informé ? Si l’espace digital se vautre dans le conflit, ne peut-il être conçu pour encourager, au contraire, le débat constructif ?

Le défi ne consiste pas seulement à reconnaître cette transformation, mais à décider de la manière d’y répondre. Comment retrouver de la profondeur, du sens et le sentiment de véritables connexions humaines dans un monde dominé par le spectacle digital ? Si nous voulons créer un futur qui donne la priorité aux valeurs humaines et pas à l’audience, nous devons traduire nos aspirations dans une réalité digitale qui nous sert – et pas l’inverse. Cela signifie choisir activement où et comment s’engager, soutenir des plates-formes qui encouragent les discours sensés et exiger des comptes de la part de systèmes qui façonnent notre perception de la réalité. Notre humanité existe au-delà de tout spectacle de télé-réalité et cette vérité fondamentale nous offre le meilleur espoir de transcender la crise actuelle.

 

Traduit de l’anglais par Serge Delonville