Ce texte a été initialement publié en juillet 2023 dans « O Joio e o Trigo », mais – malgré les deux années écoulées – il est toujours d’actualité. Les citations et les exemples qu’il contient se rapportent en particulier au Brésil, mais fournissent des informations et des commentaires utiles pour le reste des pays où l’agriculture familiale et l’agroécologie sont déterminées à survivre et à se développer, offrant une option généreuse à l’agro-industrie imposée par les grandes entreprises.
L’épuisement des sols, la raréfaction des ressources naturelles et la crise climatique poussent à modifier le système agricole. Est-il possible de produire de manière agroécologique à grande échelle ?
Par Raquel Torres | O Joio e o Trigo
La Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin en 1944 lorsque Norman Borlaug est arrivé au Mexique pour diriger un programme de sélection du blé financé par le gouvernement mexicain et la Fondation Rockefeller. Le scientifique étasunien qui avait auparavant travaillé pour l’entreprise chimique DuPont, avait pour mission d’accroître la production de blé dans le pays.
Ses recherches ont conduit au développement de variétés de blé à haut rendement adaptables aux différentes régions et résistantes aux maladies. Ces plantes nécessitaient de grandes quantités d’engrais chimiques et d’eau, et étaient cultivées à grande échelle, avec une utilisation massive de pesticides et une mécanisation intensive.
En l’espace d’une dizaine d’années environ, le Mexique est parvenu à l’autosuffisance en matière de production de blé et a commencé à en exporter. Dans les années 1960, Borlaug s’est rendu en Inde et au Pakistan pour y tester ses techniques, et la production de blé a augmenté de façon exponentielle dans ces deux pays.
Ce fut le début de ce que l’on allait appeler la Révolution Verte : les recherches de Borlaug ont rapidement conduit à d’autres recherches sur des aliments tels que le riz, et les technologies agricoles modernes se sont répandues dans le monde entier. Borlaug a même reçu le prix Nobel de la paix en 1970 pour ses travaux. Si la population mondiale a augmenté de 110 % entre 1950 et 1990, la production mondiale de céréales a augmenté de plus de 170 %. Les années 1990 et 2000 ont vu l’essor des plantes transgéniques, qui peuvent résister à certains insectes ou recevoir des applications d’herbicides sans mourir.

Le début de la Révolution Verte : les recherches de Norman Borlaug ont donné naissance à des variétés de blé à haut rendement, et résistantes aux maladies, mais nécessitant beaucoup de pesticides, d’engrais chimiques et d’eau. Photo : Arthur Rickerby / National Portrait Gallery, Smithsonian Institution.
Mais cette histoire ne se termine pas bien. Les changements apportés par la Révolution Verte ont permis d’augmenter la production agricole, mais au détriment de l’environnement et de la santé des populations, en particulier des agriculteurs qui ont dû faire face directement aux pesticides. En outre, bien que la prévalence de la malnutrition ait diminué au cours des dernières décennies, elle a stagné depuis 2010 et a de nouveau augmenté au cours de la pandémie.
Nous arrivons en 2023, à près de 800 millions de personnes souffrant de la faim sur la planète alors que la quantité de nourriture produite est suffisante pour nourrir le monde entier, selon l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) et l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO).
C’est pourquoi l’économiste Raúl Krauser, membre du Mouvement des petits agriculteurs (MPA), a une réponse sur le bout de la langue lorsqu’on lui demande si la production agroécologique a la capacité de nourrir le monde. « Il y a un problème implicite dans cette question, à savoir l’idée que l’agrobusiness ou l’agriculture d’entreprise, qui s’est développée depuis les années 50 et 60, est une agriculture qui nourrit le monde entier. Et ça, c’est un mensonge ».
Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Les effets négatifs les plus frappants de ce type d’agriculture sont d’ordre environnemental : sols épuisés, eau polluée, émissions de dioxyde de carbone perte de biodiversité, parasites devenant résistants aux pesticides. Mais il y a aussi des implications économiques et sociales liées aux problèmes que l’agriculture intensive est supposée résoudre : l’insécurité alimentaire et la faim.
Il est clair qu’aujourd’hui, le problème est beaucoup plus lié à l’accès à la nourriture qu’aux difficultés techniques de production. La majorité des personnes souffrant de la faim vivent dans des pays touchés par des guerres ou des conflits, ou sont trop pauvres pour se procurer de la nourriture (ou les deux). Selon la dernière étude de la FAO, plus de 3 milliards de personnes n’auraient pas les moyens d’avoir une alimentation saine en 2020.
Mais distribuer simplement de l’argent ou de la nourriture à ceux qui n’en ont pas est insensé, estime M. Krauser, car l’exclusion sociale est inhérente à ce modèle : « Le problème de la faim n’est pas seulement dû au fait que les gens sont pauvres et n’ont pas d’argent pour acheter de la nourriture. C’est parce que cette façon de produire de la nourriture produit une population pauvre ».
Un point important est que, tandis que la consommation mondiale de calories par habitant a augmenté au cours des dernières décennies, la diversité alimentaire a diminué. La FAO estime que le monde a perdu pas moins de 75 % de la diversité des cultures au cours du siècle dernier. Dans de nombreux endroits, la production d’aliments riches en micronutriments importants pour l’être humain a été laissée de côté au profit de cultures plus rentables.
En même temps, comme l’agriculture est pratiquée sur de grandes surfaces, avec de grosses machines, de nombreux intrants et l’irrigation, le niveau d’investissement est trop élevé pour l’agriculture familiale.
« L’expansion des surfaces cultivées par l’agro-industrie au Brésil se fait au détriment des communautés traditionnelles, des paysans, des riverains, des quilombolas (NdT. : membres des communautés noires traditionnelles du Brésil). Et elle entraine un afflux important d’émigrants vers les centres urbains. Il s’agit de personnes expulsées de la campagne par cette logique de production, qui consiste à incorporer de plus en plus de terres, et à augmenter leur taille afin de réduire les coûts. Face à la concurrence des prix, l’agriculture à petite échelle devient invivable. « Il y a donc une machine à expulser » explique M. Krauser, qui précise qu’il ne s’agit pas d’un phénomène brésilien, mais mondial ».
Révolution Verte 2.0
Si, au début de la Révolution Verte, seuls les écologistes semblaient préoccupés par les effets néfastes de l’agriculture industrielle, aujourd’hui, la durabilité est devenue un mot à la mode, et il existe un consensus croissant sur la nécessité de produire des denrées alimentaires d’une manière plus respectueuse de l’environnement. Cela est dû au fait que l’agriculture, telle qu’elle a été pratiquée est l’un des principaux moteurs du réchauffement climatique.
Au moins deux voies se sont dégagées. L’une d’elles est l’agroécologie, avec des propositions de changements profonds dans les systèmes alimentaires qui incluent le renforcement de l’agriculture familiale et paysanne, la réduction ou l’élimination de l’utilisation de produits agrochimiques, l’investissement dans les canaux de commercialisation locaux, et la promotion de la souveraineté alimentaire des populations.
Une autre, défendue par des organisations telles que la FAO et des entreprises de l’agro-industrie, est l’« intensification durable » de l’agriculture. Il s’agirait d’une sorte de Révolution Verte 2.0 : promouvoir une nouvelle augmentation de la productivité, mais cette fois en utilisant moins d’eau et d’intrants nuisibles à l’environnement. L’idée est d’y parvenir à la fois en augmentant la précision dans l’utilisation des engrais et des agrotoxiques, et en employant des techniques de culture plus écologiques, telles que l’incorporation de matières organiques dans le sol, la rotation des cultures, et la culture de plantes qui servent d’engrais vert. Dans ce cas, les semences transgéniques feraient partie de la solution, car il est possible de créer des plantes plus résistantes aux conditions climatiques extrêmes ou ayant une valeur nutritionnelle plus élevée, par exemple.
Le principal argument en faveur de l’intensification durable de l’agriculture est la croissance démographique, qui devrait atteindre 10 milliards de personnes d’ici 2050. La FAO prévoit que, si les tendances de consommation se maintiennent, le monde devra produire 60 % de nourriture en plus qu’en 2007.
Il serait alors nécessaire d’augmenter la production et de réduire le gaspillage, car un tiers des denrées alimentaires produites aujourd’hui est tout simplement perdu.
Certaines études indiquent que les différences de productivité entre l’agriculture biologique et l’agriculture conventionnelle peuvent être réduites, et que la production écologique est plus résistante et plus productive que la production conventionnelle en cas d’événements climatiques extrêmes.
Mais tant l’intensification durable que l’agriculture biologique concernent davantage les techniques de culture que les changements structurels du système alimentaire. Le problème majeur est qu’elles ne résolvent pas les problèmes socio-économiques de l’agro-industrie, qui sont en fin de compte ceux liés à la faim, à une alimentation inadéquate, et à la pauvreté.
Des techniques différentes et plus respectueuses de l’environnement peuvent encore aller de pair avec la concentration des terres, la réduction de la diversité alimentaire, le succès des entreprises et l’appauvrissement des agriculteurs. En outre, des volumes de production importants ne signifient pas nécessairement des prix plus bas et une meilleure distribution des denrées alimentaires. Deux des plus fortes augmentations récentes des prix des denrées alimentaires – entre 2007 et 2008 et au cours des premières années de la pandémie de Covid-19 – n’étaient pas dues à des problèmes de production.
La durabilité environnementale ne garantit pas à elle seule une meilleure répartition des richesses ou de la nourriture. C’est l’approche agroécologique qui a cet objectif. Par conséquent, il n’est peut-être pas exagéré de dire que si l’agro-industrie a la capacité technique de nourrir le monde, seule l’agroécologie peut réellement le faire.
La valeur de l’autoconsommation
L’une des plus grandes perversités du modèle actuel est que la majorité des personnes qui ne se nourrissent pas correctement vivent à la campagne.
Au Brésil, la deuxième enquête nationale sur l’insécurité alimentaire dans le contexte de la pandémie de Covid-19, publiée en 2022, a montré que la prévalence de l’insécurité alimentaire sévère chez les agriculteurs familiaux et les producteurs ruraux était de 22 %. Il s’agit de la deuxième catégorie de travailleurs la plus touchée par la faim, après les chômeurs.
Il s’agit de personnes qui pourraient produire leurs propres aliments, mais qui se retrouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité, soit parce qu’elles ne disposent pas de ressources telles que la terre et l’eau pour travailler, soit parce qu’elles produisent davantage pour le marché que pour leurs propres moyens de subsistance.
Dans la nuit du 11 janvier 2011, une pluie diluvienne qui paraissait sans fin s’est abattue sur l’État de Rio de Janeiro, et les habitants de cette région montagneuse ont vécu l’une des plus grandes catastrophes environnementales du pays. Il y eut plus d’un millier de victimes, dont des morts et des disparus, et le nombre de sans-abri dépassa les 30 000.
Dans les zones rurales de la région, où les cultures maraîchères prédominent, les agriculteurs ont perdu des récoltes entières, et le sol a été érodé. Même ceux dont les récoltes n’ont pas été détruites ont eu des problèmes : beaucoup ont été coupés du monde : routes, ponts et rues ont disparu. Ils n’ont pas pu vendre leurs produits ni acheter de la nourriture. Douze ans plus tard, je suis arrivée dans l’un des endroits les plus touchés par l’isolement après la catastrophe – la communauté de Santa Rita – pour visiter la ferme où Clenilda Fagundes, 63 ans, vit avec ses filles, Isabella, 32 ans, et Gabrielle, 23 ans : « Nous avons été isolées ici pendant deux mois, sans route, sans rien », se souvient Isabella.
Elles vivent toutes les trois sur des terres qui appartenaient au père de Clenilda, que l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (Incra) avait installé dans les années 1980. « Il a installé un système agroforestier sans le savoir. Ces arbres de ponkan (une variété de mandarine), d’avocats et de jacquiers ont plus de 30 ans », explique Isabella.
Jusqu’en 2011, la production de la famille était uniquement destinée à l’autoconsommation – Clenilda a travaillé pendant de nombreuses années dans une usine et, après la naissance de sa première fille, elle a travaillé comme femme de ménage. Mais après la tragédie, il est apparu clairement que cette cour productive était importante et qu’elle pouvait être améliorée. « Les gens mouraient de faim ici. En revanche, nous avions beaucoup de gombos (un légume africain), de poulets, de fruits, de manioc, de patates douces… Nous nous sommes donc nourries avec ce que nous avons cultivé « , explique Gabrielle.

Isabella et Gabrielle Fagundes. Photos: Raquel Torres
L’agronome Lúcia Helena Almeida souligne dans cette thèse que la catastrophe a incité de nombreux agriculteurs à réfléchir à l’agriculture pratiquée dans la région – peu de diversité des espèces, beaucoup de produits agrochimiques et d’engrais chimiques, ainsi qu’un labourage important du sol, ce qui le rend plus sensible à l’érosion par la pluie. Il y a une production intensive de légumes, mais relativement peu de cultures qui garantissent la sécurité alimentaire telles que les haricots, le maïs et les tubercules.
L’auteure a fait partie de l’équipe technique d’un projet de l’ONG Koinonia-Presença Ecumênica e Serviço (Koinonia-Présence œcuménique et service) visant à promouvoir les jardins agro-écologiques dans les régions touchées par les pluies.
Clenilda et ses filles ont participé au projet et c’est à partir de là qu’elles ont commencé à considérer la production alimentaire comme une source possible de revenus. Elles ont finalement reçu les conseils techniques nécessaires pour améliorer leur production et ont bientôt obtenu la certification biologique pour vendre leurs produits frais, ainsi que des gâteaux, des pains, des biscuits et des confitures. La ferme est devenue la principale source de revenus de la famille et en plus de la vente de produits alimentaires, elles ont commencé à explorer le tourisme rural. Isabella et Gabrielle vendent également de l’artisanat.
« Maintenant que ma mère ralentit son activité, ma sœur et moi reprenons la ferme », explique Isabella, visiblement satisfaite de ce qu’elles ont construit jusqu’à présent, et son enthousiasme est justifié.
Même avec peu de main-d’œuvre, la diversité des cultures est énorme : divers arbres fruitiers, ananas, manioc, citrouille, haricots, café, toutes sortes de légumes, d’épices et d’herbes médicinales, ainsi que de petits animaux. « Nous conservons également beaucoup de semences. Ces haricots, que nous plantons chaque année, datent de l’époque de mon grand-père. Le persil, la coriandre, le fenouil, les épinards, les cacahuètes, la moutarde… ce sont des graines que nous cultivons depuis des années », explique Isabella.

« Ces haricots que nous plantons chaque année remontent à l’époque de mon grand-père. Le persil, la coriandre, le fenouil, les épinards, les cacahuètes, la moutarde sont autant de graines que nous cultivons depuis des années », dit Isabella Fagundes. Photo : Raquel Torres.
Cette histoire permet d’illustrer une idée chère à l’agroécologie : que les jardins agroécologiques sont extrêmement productifs et importants, même lorsque l’objectif premier est l’autoconsommation, comme c’était le cas pour la famille de Clenilda avant 2011.
« L’idée prévaut encore que l’agriculture familiale doive être incluse dans ces chaînes de production agro-industrielle. C’est là qu’intervient la critique la plus radicale de l’agroécologie, qui porte sur la forme d’organisation sociale et économique. Nous ne partons pas du principe que l’économie n’existe qu’en fonction de ce qui se trouve sur les marchés. Nous comprenons qu’il existe d’autres économies et que l’autoconsommation est également une économie très importante », explique Paulo Petersen, de l’Articulation nationale de l’agroécologie (ANA). L’idée est que les travailleurs ruraux doivent approvisionner le monde, mais aussi garantir leur propre alimentation avec dignité et autonomie… »

Gabrielle Fagundes, agricultrice familiale biologique à Teresópolis/RJ. Photo : Raquel Torres
Gagner en envergure : un défi
La colonie Filhos de Sepé (Fils de Sepé), gagnée par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) dans le Rio Grande du Sud en 1998, présente une caractéristique particulière : ses 9 400 hectares font partie d’une zone de protection de l’environnement (APA). Par conséquent, pour accéder à ces terres les colons ont dû signer un accord comprenant diverses restrictions, telles que l’interdiction d’utiliser des pesticides et des produits transgéniques. Une grande partie des terres – 2 500 hectares – abrite la réserve naturelle de Banhado dos Pachecos, à laquelle il est interdit de toucher.
Au départ, il a été difficile pour les plus de 300 familles installées de commencer à produire de la nourriture sur place. Mais en même temps, cela a poussé à cultiver du riz biologique.
Aujourd’hui, parmi la vingtaine d’établissements qui produisent cet aliment dans l’État, Filhos de Sepé possède la plus grande superficie consacrée à la culture : quelques 1700 hectares. « Nous avons réussi à faire coexister l’agriculture avec une zone de préservation de l’environnement. C’est pourquoi nous disons qu’il s’agit d’un territoire sans pesticides ni OGM », explique Diego Severo, 31 ans, l’un des colons.
Il explique que le terrain est organisé en deux zones. Dans la zone d’habitations « sèches », chaque famille dispose d’environ deux hectares de terre, qui sont utilisés pour produire des aliments destinés à l’autoconsommation, tels que des fruits, des légumes, des haricots et des tubercules. Dans la zone inondable, elles produisent du riz et élèvent du bétail sur des parcelles familiales de 12 hectares chacune en moyenne. « Ces parcelles sont organisées collectivement. Des groupes de familles sont formés pour planter leurs zones. Chaque famille s’engage pour sa zone et chaque groupe a sa propre organisation », explique-t-il.
Le riz n’est pas un aliment facile à cultiver pour les agriculteurs familiaux en raison des coûts de production élevés. L’expérience du MST est encore dans une bulle – lors de la dernière récolte, 3 200 hectares de riz biologique ont été plantés dans les colonies, alors que la superficie occupée par les céréales conventionnelles dans l’ensemble de l’État s’élevait à plus de 800 000 hectares. Néanmoins, le mouvement montre qu’il est possible de produire des céréales à grande échelle, avec la mécanisation, avec les agriculteurs aux commandes du processus, sans poison, et sans que les agriculteurs renoncent à une production diversifiée pour leur propre sécurité alimentaire.

Dans le village de Filhos de Sepé (Fils de Sepé), la zone de riziculture est divisée en parcelles familiales organisées collectivement. Dans la zone habitée, chaque famille dispose en moyenne de deux hectares, utilisés pour la production d’aliments destinés à l’autoconsommation. Photo : Alexandre Garcia / MST Archive.
La modernité au service des familles
Il existe l’idée selon laquelle l’agriculture agroécologique est nécessairement incompatible avec les nouvelles technologies et la mécanisation. Mais ce n’est pas forcément le cas, et le riz du MST en est l’un des meilleurs exemples. Le problème est que les équipements disponibles sont presque toujours trop grands et trop chers pour les besoins de l’agriculture familiale.
Dans le cas du Brésil, par exemple, l’essentiel est destiné aux grandes exploitations agricoles. « Beaucoup de gens pensent à la campagne et imaginent un énorme tracteur qui roule sur des terres plates et « propres » , mais ce n’est pas le cas de la grande majorité d’entre eux », affirme l’agricultrice Roberta Pessoa.
C’est une « néo-rurale » : elle est née dans la capitale, São Paulo, et s’est installée il y a huit ans avec sa famille dans une ferme de six hectares à Paraisópolis, dans l’État du Minas Gerais. Le manque de machines conçues pour la production à petite échelle est une chose qui la frappe toujours. Il existe des équipements plus accessibles et très utiles – comme une sorte de mini-tracteur – mais ils sont minoritaires.
Elle dit qu’il existe des fabricants européens et surtout chinois qui proposent des outils et des petites machines, simples et bon marché pour accélérer pratiquement toutes les phases de la production, telles que la préparation des plates-bandes, la production de semis, le désherbage et la récolte. Mais ces outils sont pratiquement inexistants ici.
Toujours dans le Minas Gerais, Tuíra Tule, dirigeante du MST, est du même avis. Elle vit dans le camp Quilombo Campo Grande, dans la municipalité de Campo do Meio, une zone de 4 000 hectares où plus de 400 familles produisent des denrées alimentaires.
Ensemble, les colons cultivent environ 2,5 millions de caféiers, qui produisent environ 18 000 sacs par an. Ils cultivent également d’autres produits tels que le riz, les haricots, le manioc, le maïs et des légumes. Bien que le volume et la qualité de la production soient impressionnants, Tuíra pense que le rendement pourrait être encore plus grand. « Nous croyons au rendement de l’agroécologie. Car, en tant qu’hommes et femmes de la réforme agraire, notre fonction sociale est de produire des aliments pour la société. En ce sens, nous luttons pour faire avancer la mécanisation de l’agriculture familiale et paysanne », dit-elle.
Selon elle, certains agriculteurs possèdent de vieux tracteurs qui servent à l’ensemble de la communauté, mais il serait essentiel de disposer d’un plus grand nombre de machines – et plus petites – pour se déplacer dans les plantations de café, par exemple.
« Il est possible de nourrir le monde grâce à l’agroécologie. Avec l’accès à la terre, les politiques de réforme agraire, les avancées technologiques et la formation technique. Ce qu’on ne peut pas faire, c’est nourrir le monde avec une houe », résume-t-elle.

Le camp de Quilombo Campo Grande produit 18 000 sacs de café par récolte. Photo : Agatha Azevedo / Archivo MST
Le choix est là : insister sur l’augmentation de la production alimentaire en utilisant une version plus propre de la Révolution Verte, dans un modèle qui historiquement génère de la richesse pour quelques-uns et rend les agriculteurs dépendants des grandes entreprises, ou donner enfin la priorité à ceux qui vivent dans les campagnes, à la production déconcentrée de la richesse, aux réseaux commerciaux régionaux, à la souveraineté alimentaire.
Pour que la deuxième voie s’ouvre, dit Raúl Krauser, il faut fournir à l’agriculture familiale des machines et des équipements appropriés, des intrants pour la production agroécologique, et aider à structurer les marchés au niveau local régional et national. Et c’est à l’État de le faire.
De même que l’agro-industrie n’existe pas sans l’État. Si l’agro-industrie produit aujourd’hui du soja en Amazonie et dans le Cerrado, c’est parce qu’elle disposait de l’Embrapa, principal institut public de recherche agronomique du Brésil. Si la logistique de ceux qui produisent aujourd’hui du soja à Cuiabá est plus favorable que celle de ceux qui le font à Paraná, c’est parce que l’État a construit des voies navigables, des ports et créé un canal pour que le soja puisse circuler », a-t-il déclaré.
Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet