Par Josef Estermann pour le journal en ligne INFOsperber
Josef Estermann, auteur régulier d’Infosperber, a vécu et travaillé pendant 17 ans au Pérou et en Bolivie.
Il y a plus de soixante ans, l’ONU a déclaré la plante de coca comme une drogue interdite. Le fait que la feuille de coca figure sur la liste des stupéfiants interdits aux côtés de la cocaïne, de l’opium et de l’héroïne a beaucoup à voir avec le colonialisme, l’ignorance et le désir « puritain » des États-Unis de créer un monde sans stupéfiants. Ce n’est qu’en 1988 que les Nations Unies ont accordé aux pays producteurs de coca, le Pérou et la Bolivie, le contrôle de la culture de la coca et de l’utilisation traditionnelle de la feuille. Cependant, mâcher les feuilles n’a jamais été retiré de la Convention des Nations Unies en tant qu’infraction pénale (voir encadré en bas de page).
La Commission des stupéfiants des Nations Unies (Commission on Narcotic Drugs), réunie à Vienne du 10 au 14 mars 2025 à l’occasion de sa 68e session à Vienne, a de nouveau abordé la question de savoir si la feuille de coca devait être retirée de la liste des « substances addictives » interdites. Cependant, malgré de nombreux avis scientifiques et des pressions politiques de la Bolivie et de la Colombie, une annulation définitive n’est pas à prévoir.
Deux idées fausses persistent
La stigmatisation de la plante de coca et de ses feuilles, ainsi que leur statut de stupéfiant illégal, reposent fondamentalement sur deux idées fausses majeures qui persistent dans le monde occidental : la plupart des gens ne font pas la distinction entre la « coca » – la plante elle-même – et la drogue « cocaïne », qui est produite dans des processus de laboratoire complexes à partir d’ingrédients extraits de la plante. L’idée selon laquelle mâcher des feuilles de coca ou boire du thé de coca crée une dépendance et conduit à la consommation de cocaïne est également fausse. La science a désormais réfuté ce préjugé.
Les touristes qui atterrissent à El Alto, près de La Paz, à 4 100 mètres d’altitude, seront heureux de déguster une tasse de thé de coca, le meilleur remède contre le mal de l’altitude (soroche). Un cultivateur de coca m’a dit un jour : « Si la cocaïne n’avait pas été extraite de la coca, nous n’aurions jamais eu de problème avec la Convention des Nations Unies. »
La coca, patrimoine culturel des Andes
La plante de coca (Erythroxylum coca) est cultivée dans les régions subtropicales des Andes sud-américaines depuis des temps immémoriaux et est vénérée par les peuples indigènes comme une « feuille sacrée » (hoja sagrada). Ce n’est qu’avec la colonisation d’Abya Yala – nom donné à l’Amérique latine par les indigènes – que la plante de coca (ainsi que l’or et l’argent) a soudainement acquis une toute nouvelle signification. Aux yeux des missionnaires chrétiens, elle était considérée comme une « herbe du diable » et devait être éradiquée tout comme les coutumes et rituels qualifiés de « païens ». L‘acullico, comme on appelle la mastication des feuilles de coca, était considéré par les conquérants comme un vestige d’une civilisation barbare. Mais en même temps, on l’exploitait pour que les mineurs des mines d’argent de Potosí puissent supporter le froid, l’épuisement, l’effondrement et la faim.
Le cocaïer ou arbre à coca pousse en Amérique latine à des altitudes de 1 000 à 2 500 m au-dessus du niveau de la mer. Pour les peuples andins, la plante représente donc un chakana, un pont entre les « niveaux des écosystèmes », mais surtout entre le « monde inférieur ou intérieur » de la jungle, des mines et du lieu des défunts d’une part, et le cadre de vie concret des gens d’autre part.
Outre l’importance de la plante de coca (en quechua : kuka) comme médicament, remède contre le mal de l’altitude, le froid et l’épuisement, et comme aliment riche en vitamines et en protéines, la signification rituelle et religieuse de la feuille de coca est d’une importance primordiale pour la plupart des habitants des Andes.
La coca occupe une place centrale dans les rituels andins. Pour les peuples autochtones, la feuille de coca est Mama Kuka (« Mère Coca ») ou Mama Inala (« Plante Mère ») et représente l’humanité. Elle est associée à de nombreux rituels, dont certains sont sociaux et d’autres explicitement religieux. La fonction réelle de tous les rituels est cependant de restaurer et de renforcer les relations, qu’elles soient familiales, communautaires, politiques ou même spirituelles et religieuses. C’est la fonction de passerelle (religieux-rituel) qui est au centre.
L’histoire oubliée
Ce sont principalement ses propriétés anesthésiantes et analgésiques qui ont permis à la plante de coca de gagner en renommée médicale après que le chimiste allemand Albert Niemann a découvert l’alcaloïde cocaïne en 1858. La cocaïne représente moins d’un pour cent des 14 alcaloïdes qui peuvent être extraits de la feuille de coca. Jusqu’à ce que le biochimiste Richard Willstätter développe la molécule synthétique pour la production de cocaïne en 1923, la cocaïne (légale) était une drogue importante dans la pharmacopée moderne à base de plantes en Europe – utilisée comme anesthésique local dans la chirurgie oculaire, mais aussi pour le traitement de maladies respiratoires telles que la tuberculose et l’asthme.

Cocaïne pour enfants : une publicité de 1885 pour des gouttes contre les maux de dents. © Wikimedia Commons/cc
La cocaïne était légale jusqu’au 20e siècle. Il existait même des gouttes contre les maux de dents contenant de la cocaïne pour les enfants, et la boisson Coca-Cola, produite pour la première fois en 1886 (initialement appelée French Wine Coca), contenait également de petites quantités de cocaïne jusqu’à ce que la cocaïne soit interdite comme ingrédient dans les boissons et les médicaments en vente libre aux États-Unis en 1914. À partir de 1879, la cocaïne a été utilisée pour la première fois pour traiter la dépendance à la morphine. Sigmund Freud a expérimenté la cocaïne pour la première fois en 1884.
Avec la dépendance à la cocaïne en Europe, tout a changé
L’augmentation du nombre de cocaïnomanes en Europe a finalement conduit l’ONU, fondée en 1948, à se pencher sur la question dès 1949. Cette année-là, une commission de l’ONU s’est rendue au Pérou et en Bolivie pour « enquêter sur les conséquences de la mastication de la coca et pour limiter les possibilités de production de coca et contrôler sa propagation » (Le Monde Diplomatique 9.5.2008). Comme prévu, le verdict de la Commission a été que mâcher des feuilles de coca était nocif. [Ils ont dit que] cela conduit à la malnutrition et a des « effets indésirables sur l’esprit et l’intellect » des habitants des Andes. On l’a même cité comme une des raisons de la pauvreté de la population indigène des Andes.
En 1952, le Comité d’experts de la pharmacodépendance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a confirmé cette évaluation. Elle a conclu que mâcher de la coca « présente toutes les caractéristiques d’une dépendance ». En 1961, sous la pression des États-Unis, premier marché de consommation de cocaïne au monde, la plante de coca a été inscrite sur la liste des stupéfiants de la Convention des Nations Unies sur les stupéfiants, aux côtés de la cocaïne, de l’héroïne, de l’opium et du cannabis.
Une plante miracle pour la nutrition et la médecine
Pourtant, la science a prouvé depuis longtemps que la confusion entre la coca et la cocaïne est une erreur historique qui ne doit pas être attribuée à la « feuille sacrée » et à ses qualités exceptionnelles. Depuis le milieu des années 1970, des études ont montré que la feuille de coca n’avait aucun effet sur le système nerveux central. La petite quantité de cocaïne libérée lors de la mastication est complètement décomposée dans le tube digestif. Les propriétés bénéfiques de la plante ont été confirmées à plusieurs reprises par des analyses scientifiques.
En 1975, des chercheurs de l’Université de Harvard ont démontré que les feuilles de coca étaient aussi précieuses que le quinoa, les cacahuètes, le blé ou le maïs en tant qu’aliment. « En ce qui concerne la nutrition, il n’y a aucune différence entre consommer de la coca et manger des aliments normaux. » (James A. Duke, David Aulik et Timothy Plowman, 1975, «Nutritional Value of Coca. Botanical Museum Leaflets», [« Valeur nutritionnelle de la coca. Dépliants du Musée botanique »], Harvard University Press). Parce que les feuilles de coca sont riches en minéraux, en fibres et en vitamines, mais faibles en calories, elles pourraient être l’un des meilleurs aliments au monde.
La Bolivie et la Colombie se battent pour la coca
Depuis de nombreuses années, l’État plurinational de Bolivie tente par tous les moyens au niveau international de récupérer le statut juridique de la plante de coca et donc l’usage traditionnel de la feuille de coca. Depuis 1988, le gouvernement a libéré 12 000 hectares de terres pour la plantation légale et contrôlée de la coca à des fins traditionnelles. En 2009, la Bolivie a demandé un amendement à la Convention des Nations Unies de 1961, notamment la suppression de l’article 49, 2e paragraphe (« la mastication des feuilles de coca sera abolie dans les 25 ans suivant l’entrée en vigueur de la présente Convention, comme prévu à l’article 41, paragraphe 1 »).
En juin 2011, la Bolivie s’est retirée de la Convention pour mettre à jour sa Constitution de 2009, qui réhabilite la plante de coca dans l’article 384. De plus, la Drug Enforcement Agency (DEA) des États-Unis a déjà été expulsée du pays en 2008. En 2013, sous une forte pression internationale, la Bolivie est revenue à la Convention, mais avec deux exceptions : la légalisation de la mastication traditionnelle de la coca et de la consommation de coca à l’état naturel à des fins culturelles et médicinales, et la culture légale d’un Cato (40×40 mètres) de plants de coca par cultivateur de coca. Quinze États, dont l’Allemagne et les États-Unis, ont opposé leur veto à la mesure.
Le 24 mai 2024, le gouvernement colombien a soutenu la demande de la Bolivie et depuis lors, les deux pays travaillent ensemble pour légaliser la feuille de coca.
La Convention des Nations Unies sur les stupéfiants de 1961
Le texte de la Convention des Nations Unies de 1961 stipule littéralement : « Les soussignés s’engagent à éradiquer toutes les plantes de coca poussant à l’état sauvage et à détruire les plantations illicites » (article 26). « La mastication de la feuille de coca sera abolie dans un délai de vingt-cinq ans à compter de l’entrée en vigueur de la présente Convention, comme prévu à l’article 41, paragraphe 1 » (article 49, 2e). La Convention a été ratifiée à plusieurs reprises. En 2009, la Bolivie et en 2023 la Colombie ont officiellement demandé aux Nations Unies de retirer la feuille de coca de la liste des stupéfiants.
En opposition à toutes les preuves scientifiques, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS International Narcotics Control Board), a une fois de plus classé la feuille de coca et la culture de la plante de coca comme illégales dans son rapport du 5 mars de cette année. Il appelle à son tour « la Bolivie et le Pérou à modifier leurs lois nationales » pour interdire également « la mastication des feuilles de coca et la production de thé ».
Du 10 au 14 mars 2025, la Commission des stupéfiants des Nations Unies (UN-Commission on Narcotic Drugs) s’est réunie à Vienne pour discuter de la Convention des Nations Unies sur les drogues. Parmi de nombreux autres points, la légalisation de la plante de coca et donc la suppression des articles 26 et 49.2a ont également été discutées. L’ONG Transform: Drug Policy Foundation a publié un premier communiqué sans mentionner de résultats concrets. Cependant, compte tenu de la guerre contre la drogue menée par les États-Unis, il est peu probable qu’une percée soit réalisée et que l’on reconnaisse ainsi une erreur historique.
Traduction, Evelyn Tischer