L’auteur est un journaliste de renom, politologue et professeur de journalisme à la New York University. Il a dirigé le magazine The New Republic et est l’auteur de quatre livres. Nommé parmi les cent « penseurs globaux » par la revue Foreign Affairs, il est largement présent dans les médias américains, notamment en tant qu’editor-at-large de la revue Jewish Currents 1 .
Juif pratiquant d’origine sud-africaine, il a été éduqué dans l’esprit du national-judaïsme, un courant qui intègre les aspects rituels du judaïsme traditionnel au sein de l’idéologie sioniste. Il y a quelques années, il a renoncé au sionisme et est devenu un critique farouche de la ségrégation et de l’injustice à la base de l’État sioniste. Il a également changé d’avis à l’égard de l’invasion américaine de l’Irak, dont il était à l’époque un fervent défenseur.
Le livre commence par une lettre à un ex-ami dans laquelle il admet que chaque fois que l’auteur entre dans sa synagogue, il ne sait pas comment il y sera reçu. En effet, le sort d’un juif pratiquant moderne et antisioniste n’est pas simple, ni pour lui ni, surtout, pour ses enfants qui fréquentent les écoles juives. C’est plus facile pour les ultraorthodoxes, pour qui « sioniste » est plutôt un mot d’opprobre, ou pour les juifs dits « non affiliés », qui ne fréquentent guère la synagogue. Beinart espère que la rupture avec son ex-ami – c’est-à-dire avec le judaïsme mainstream – n’est pas définitive et que « notre parcours ensemble n’est pas fini » (p. 5).
Or, les appels à excommunier 2 les antisionistes « du sein du peuple juif » deviennent de plus en plus insistants. « In most of the Jewish world today, rejecting Jewish statehood is a greater heresy than rejecting Judaism itself. … We have built an altar and thrown an entire [Palestinian] society on the flames » (p. 102). L’auteur voit la destruction de Gaza comme un tournant dans l’histoire du judaïsme, un moment permettant un jugement moral sur la cruauté des juifs israéliens et de ceux qui les encouragent à ignorer toute norme morale « au nom de la survie » (p. 10). Il espère ramener les juifs à leur vocation première :
« Except for a religiously observant minority, we no longer describe ourselves as a people chosen by God to follow laws engraved at Sinai. We instead describe ourselves as a people fated by history to perpetually face annihilation but, miraculously, to survive. » (p. 13)
Pour lui, cette nouvelle conscience est une évasion morale qui alimente le récit de l’innocence juive (p. 14) et, par conséquent, évacue le concept central de récompense et de châtiment. Cette dégénérescence du judaïsme est visible depuis longtemps. Beinart cite Hannah Arendt qui, bien qu’elle ne fut pas pratiquante, concluait en 1963 : « The greatness of our people was once that it believed in God. And now this people believes only in itself » (pp. 72-73).
En conséquence, « the problem with our communal story is not that it acknowledges the crimes we have suffered. The problem is that it ignores the crimes we commit » (p. 31). Beinart, dans le titre de son livre, se focalise – sans pour autant justifier l’attaque du Hamas – sur ce qu’Israël a commis après le 7 octobre 2023. Il rappelle que les Palestiniens de Gaza vivaient dans une prison à ciel ouvert, d’où, comme l’avait déjà remarqué le général Moshe Dayan en 1956, ils pouvaient voir leurs maisons désormais habitées par les Israéliens qui les en avaient chassés.
Ce ne sont pas les croyances religieuses mais la douleur et la rancune personnelle qui motivent la violence du Hamas et d’autres groupes de résistance. Beinart se réfère à plusieurs études basées sur des entretiens avec leurs dirigeants et membres, qui démontrent que la violence subie par les Palestiniens aux mains des Israéliens constitue leur motivation première, ensuite renforcée par des motivations d’ordre religieux et politique. Mais même lorsque la résistance est pacifique, elle est vite dénoncée par Israël et ses partisans :
« We demand that Palestinians produce Gandhis, and when they do, American Jewish organizations work to criminalize their boycotts and Israeli soldiers shoot them in the knees. » (pp. 49-50)
Au Québec, la campagne non violente BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) subit des attaques similaires, . Comme le signale l’article de La Presse, la ministre de l’Éducation, Pascale Déry, qui a pris part dans la direction d’un organisme pro-israélien, menaceet des représailles contre les participants des protestations pacifiques sur les campus.
Conscient de son expérience sud-africaine, Beinart cite Nelson Mandela qui, en 1964, affirmait qu’il ne pouvait plus prêcher la non-violence lorsque le gouvernement déployait la force contre des revendications pacifiques (p. 53). En citant divers exemples (Irlande, Sud des États-Unis et, bien entendu, Afrique du Sud), l’auteur reconnaît que la minorité au pouvoir perçoit souvent l’égalité comme une menace existentielle : « ils vont nous jeter à la mer ». Or, selon de nombreuses études, c’est l’oppression qui engendre la violence, tandis que l’égalité des droits et la possibilité de changement politique y mettent fin (pp. 108-114).
Le récit historique de Beinart est incisif et largement basé sur des sources secondaires. Il explique que c’est l’expulsion des Palestiniens par les milices sionistes qui a provoqué la guerre de 1948 avec les pays arabes et que, par conséquent, ce n’est pas la guerre qui a entraîné leur exode, contrairement au mythe de la hasbara israélienne (pp. 20-28). Quelques comparaisons avec l’Afrique du Sud illustrent la nature de la suprématie juive sous contrôle israélien, notamment la justification de l’apartheid par « le droit de la nation blanche à l’autodétermination ».
Même si une grande partie de cet ouvrage est consacrée à des analyses politiques et historiques, elles préparent le terrain à des observations percutantes d’ordre religieux. Ainsi, en paraphrasant le rabbin Abraham Joshua Heschel, activiste contre le racisme et la guerre du Vietnam dans les années 1960, Beinart écrit (p. 69) :
[« …] if we put down our amulets and look Gaza in the eye, we’ll never get its images out of our head. We’ll look at our prayer books, many of which include prayers for the [Israeli] army … and see Gaza’s burning, starving flesh. We’ll see it on the walls of our synagogues and Jewish Community Centers, at our Passover seders and Shabbat meals. The ground underneath us will grow unsteady. (p. 69) »
Mais l’auteur est bien conscient de la pratique du deux poids, deux mesures, qui permet à beaucoup de juifs de blâmer les Palestiniens pour les souffrances qu’Israël leur inflige. En faisant un lien entre son récit plutôt journalistique et sa préoccupation religieuse, Beinart met en relief l’exceptionnalisme dont font preuve les sionistes juifs : l’État d’Israël, croient-ils, ne peut pas être jugé comme les autres, notamment par les tribunaux internationaux. Cette croyance érige l’État en objet de culte, et l’idolâtrie entraîne souvent d’autres péchés. En critiquant le slogan sioniste « le droit d’Israël à exister », Beinart rappelle : « the legitimacy of a Jewish state – like the holiness of the Jewish people – is conditional on how it behaves. It is subject to law, not a law in and of itself » (p. 100).
Beinart cite un prophète à l’appui : « Abraham était seul, et il a hérité du pays ; à nous qui sommes nombreux, le pays est donné en possession. C’'est pourquoi dis-leur : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Vous mangez vos aliments avec du sang, vous levez les yeux vers vos idoles, vous répandez le sang. Et vous posséderiez le pays ? Vous vous appuyez sur votre épée, vous commettez des abominations… Et vous posséderiez le pays ? » (Ézéchiel 33:24) “He could have been speaking about this war,” constate l’auteur à la fin du chapitre 3 (p. 73).
Beinart consacre tout le chapitre 4 à l’antisémitisme et à son instrumentalisation sioniste. Ayant moi-même souligné maintes fois l’importance de distinguer l’antisémitisme de l’antisionisme 4 , je trouve ce chapitre argumenté et convaincant. Il est particulièrement utile pour ceux qui hésitent à critiquer Israël de peur d’être accusés d’antisémitisme. Données statistiques à l’appui, Beinart prouve que les étudiants palestiniens et propalestiniens aux États-Unis subissent plus de violence qu’ils n’en commettent (p. 94).
L’épisode biblique de la révolte de Coré (Nombres 16) inspire le chapitre 5, qui traite de l’exceptionnalisme juif. Coré et ses alliés « s’étant attroupés autour de Moïse et d’Aaron, ils leur dirent : “C’en est trop de votre part ! Toute la communauté, oui, tous sont des saints, et au milieu d’eux est le Seigneur ; pourquoi donc vous érigez-vous en chefs de l’assemblée du Seigneur ?” ». Or, la sainteté n’est pas immanente à un groupe, mais plutôt une aspiration, voire une obligation articulée quelques chapitres plus haut (Lévitique 20:26).
Le fait que certains penseurs juifs de renom, dont Judas Halévi en Espagne médiévale ou le Maharal de Prague au XVI e siècle, affirmaient le contraire ne faisait de mal à personne, car les juifs n’avaient pas le pouvoir. Mais lorsque la croyance que les juifs sont par nature exceptionnels anime un État qui contrôle la vie de millions de Palestiniens, l’exceptionnalisme peut devenir meurtrier.
L’angoisse morale de Beinart découle de son acceptation de la définition d’Israël comme « État juif ». D’autres critiques religieux, notamment parmi les hassidim, ne l’acceptent pas et soulignent que l’État sioniste constitue une rupture, voire une négation du judaïsme. Par ailleurs, c’est ce qu’affirmaient jadis les pères fondateurs du sionisme, qui visaient une révolution radicale en dédaignant le juif au profit de l’intrépide nouvel Hébreu, fusil à l’épaule 5 .
L’auteur cite un journaliste palestinien qui affirme que presque tout habitant de Gaza a songé à se suicider. « In Islam, he explained, ‘suicide is an unforgivable sin that leads to eternity in hell.’ Nonetheless ‘nearly everyone I know in Gaza has contemplated suicide more than once.’ They suspected that ‘God’s hell … would be better than the hell Gaza now is.’ That was before the current war » (p. 51).
En citant le Talmud, Beinart rappelle que Dieu a créé le genre humain à partir d’un seul Adam pour que personne ne puisse dire « mon père est supérieur au tien ». Ainsi, il met en relief une perversion de la tradition religieuse juive, perversion qui consiste à renforcer la solidarité ethnique avec les victimes israéliennes au prix de la suppression de toute empathie pour les civils palestiniens.
Des rabbins, surtout ceux affiliés au national-judaïsme, ont appelé à la destruction totale des Palestiniens, voire au recours à la bombe atomique 6 contre les civils à Gaza. Entre-temps, le gouvernement d’Israël et ses réseaux d’influence ailleurs essaient de nier l’ampleur de la destruction de Gaza, voire, comme le rapporte Beinart, qualifient les accusations portées contre Israël de « diffamation du sang », blood libel, terme qui renvoie au statut du juif comme victime impuissante (p. 61). De la même façon, ils qualifient l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 de « pogrom », un autre terme lourd de sens qui présente le juif comme proie innocente (p. 39).
Or, pour Beinart, c’est l’oppression des Palestiniens qui est la cause de la violence perpétuelle, même si les forces sont radicalement déséquilibrées : une puissance nucléaire armée et appuyée inconditionnellement par les États-Unis contre des mouvements de résistance armés d’armes légères et de roquettes faites maison. Pour l’auteur, l’objectif d’éliminer le Hamas est illusoire, car ce sont les massacres israéliens qui renforcent les rangs de la résistance (p. 67).
L’auteur s’adresse souvent aux avocats d’Israël en avançant des arguments rationnels et des faits historiques. Or, il souligne souvent dans ce même livre que le soutien à Israël est devenu le pilier identitaire et cultuel pour beaucoup de juifs. « Remove Jewish statehood from Jewish identity and, for many Jews around the world, it is not clear what is left » (p. 107).
Il admet que les analogies qu’il trace entre la destruction de Gaza et les guerres coloniales (p. 65) sont convaincantes mais n’influenceraient guère les fervents sionistes. Même ceux qui sont horrifiés par la destruction de Gaza diraient qu’Israël n’a pas de choix, ein berera. Beinart est convaincu qu’il y a un choix : l’égalité des droits, qui va libérer tant les opprimés que les oppresseurs. Il interprète l’injonction biblique de libérer les esclaves : « Proclamez la liberté dans tout le pays, à tous ses habitants » (Lévitique 25:10). Mais pourquoi « à tous ses habitants », pas juste aux esclaves ? Parce que l’émancipation des esclaves libère également leurs maîtres.
Le livre est bref, mais il soulève des questions qui vont bien au-delà du judaïsme, et le fait d’une manière accessible aux non-initiés. Le style est fluide, reflétant l’expérience journalistique de l’auteur. On pourrait amplifier le titre et se demander comment on peut rester humain après avoir observé un génocide se dérouler en temps réel sur des millions d’écrans. Personne ne pourra dire « je ne savais pas ».
1 [Quelques mots sur la revue?] La revue présente les positions des juifs américains progressistes; publiée depuis 1946. Elle a plus de 5000 abonnés pour l’édition imprimée et plus d’un million de lecteurs en ligne; https://jewishcurrents.org/
2 Alexandria Fanjoy Silver, « Are anti-Zionists beyond the pale of peoplehood? », The Times of Israel. The Blogs, 4 février 2025, https://blogs.timesofisrael.com/are-anti-zionists-beyond-the-pale-of-peoplehood/.
3 Léa Carrier, « Des enseignants dénoncent “un abus de pouvoir” de Québec », La Presse, 14 février 2025, https://www.lapresse.ca/actualites/education/2025-02-14/enquete-visant-des-cegeps-montrealais/des-enseignants-denoncent-un-abus-de-pouvoir-de-quebec.php.
4 Yakov M. Rabkin, « Un amalgame qui mine la paix sociale », La Presse, 7 mai 2024, https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2024-05-07/antisemitisme-et-antisionisme/un-amalgame-qui-mine-la-paix-sociale.php.
5 À ce sujet, voir [nommer le chapitre] de mon livre Comprendre l’État d’Israël. Idéologie, religion et société (Montréal, Écosociété, 2014), pp. 98-109.
6 T[imes] o[f] I[srael] Staff, « Rabbi backs remark by his son, a far-right minister, that nuking Gaza is an option », Times of Israel, 14 novembre 2023, https://www.timesofisrael.com/rabbi-backs-remark-by-his-son-a-far-right-minister-that-nuking-gaza-is-an-option/.