Acquérir du foncier afin de le mettre à la disposition de projets collectifs : tel est l’objectif de la foncière Antidote. Une manière de créer des lieux pérennes et solidaires dans lesquels l’usage est séparé de la propriété.

Guillaume Gamblin

L’idée de créer une foncière pour que naisse un réseau de lieux sans propriété classique part d’un partage d’expériences vécues de propriétés collectives, au sein de l’espace autogéré des Tanneries à Dijon en 2018. Le constat est partagé que les lieux à usage collectif ne durent pas aussi longtemps qu’on le voudrait. Ils ne survivent pas à certains départs. La propriété vient souvent envenimer le conflit, sa gestion cristallise tellement d’attention qu’elle fait parfois dévier des projets ou des buts initiaux. Les membres de ces collectifs de vie autogérés font aussi le constat de l’échec des structures actionnariales classiques et de la nécessité d’inventer d’autres formes.

Faire durer les lieux, pas les collectifs

Dans notre société capitaliste, la propriété est souvent réduite à l’abusus, qui est le droit de vendre le bien. L’usus, qui est le droit d’en faire usage, est mis au second plan (voir article page 12). Le projet d’Antidote est « de renverser cette logique : remettre l’usus au centre et neutraliser l’abusus, le rendre inopérant », explique Quentin, qui est membre du groupe. « Concrètement, si l’on prend l’exemple d’un arbre, l’usus donne le droit de dormir sous son feuillage, le fructus celui de manger ses fruits, et l’abusus le droit de le couper, résume Corinne Morel-Darleux. Appliqué à un lieu collectif, neutraliser l’abusus revient donc à le sortir du marché afin qu’il ne puisse être vendu » (1).
Dans cette perspective, la stratégie est de faire durer les lieux, et non les collectifs. Les membres d’Antidote s’inscrivent au sein d’une constellation de projets et d’expériences remettant en cause les formes traditionnelles de propriété, parmi lesquelles Terre de liens, Forêts en vie, La Terre en commun, le Clip (2). Dans le système mis en place par Antidote, les usag·ères du lieu ont tous les droits d’un·e propriétaire classique, sauf ceux de destruction et de revente. Droit de propriété et droit d’usage sont clairement séparés. De son côté, le propriétaire (la foncière) est destitué de son droit d’affecter les usages (3). Cela permet de donner une sorte de personnalité juridique au lieu.
« L’objectif n’est pas de recourir à la propriété privée, mais bien de neutraliser celle-ci pour créer des lieux que personne ne possède et qui sont utiles à beaucoup », résume Corinne Morel-Darleux.

Changer de collectif sur un lieu devient plus léger

La foncière Antidote est à la fois un outil de collecte financière et de gestion immobilière. Sa forme juridique est un fonds de dotation.
« Lorsqu’elle s’engage auprès d’un collectif souhaitant s’installer sur un lieu, son intervention s’organise en trois phases, explique la brochure de présentation d’Antidote :
une collecte de dons, ouvrant droit à une déduction d’impôts jusqu’à 66 % du montant total ;
– l’acquisition du lieu grâce aux sommes récoltées ;
– la délégation de l’usage du lieu à une association sous la forme d’un bail emphytéotique jusqu’à 99 ans.
« 
Antidote est propriétaire des lieux. Chaque lieu est incarné par une association dont l’objet social est l’usage du lieu et la responsabilité d’en prendre soin. La propriété est confiée au fonds, le pouvoir de gérer les lieux est confié aux associations de chaque lieu.
L’ensemble des lieux concernés est regroupé dans l’association Les passag·ères de l’usage, qui pilote le fonds de dotation. Elle renouvelle régulièrement le conseil d’administration du fonds et peut à tout moment révoquer les administrat·rices du fonds de dotation.
Le Conseil communal, composé de membres fondateurs (provisoirement) ainsi que de deux membres de chaque association liée à un lieu, est l’instance décisionnelle de l’association Les Passag·ères de l’usage. La mise en œuvre des décisions fait l’objet de mandats impératifs révocables (4).
Si un collectif périclite, l’association du lieu existe toujours et reste membre de l’association générale. Charge à celle-ci de construire la suite. Ainsi, le lieu peut conserver sa vocation politique, culturelle, sociale, écologique… au-delà de l’arrêt des collectifs qui l’habitent.
Au niveau administratif, le changement de collectif d’un lieu devient beaucoup plus léger que s’il fallait gérer au cas par cas la question épineuse des parts, du rachat, voire de l’expulsion du collectif par un·e membre qui en serait propriétaire, souvent en plein conflit ou épuisement. Ici, il suffit d’un changement des membres et du CA de l’association pour permettre à un nouveau collectif de s’installer sur les lieux.

À Antidote, l’argent ne fait pas le pouvoir
L’une des fonctions de la foncière Antidote est de récolter des fonds pour financer l’achat de lieux collectifs. Elle organise des collectes dédiées, organisées par les usager·ères et les ami·es de chaque lieu pour en financer l’acquisition, ainsi qu’une collecte permanente, organisée par la commission « levée de fonds » pour financer le fonctionnement de la foncière et son développement. Sur chaque collecte dédiée, un petit pourcentage va au fonctionnement d’Antidote (3 %, correspondant aux frais notariés, aux outils de levées de fonds, etc.).
Il est possible de faire des dons mensuels et non des cotisations. Celles-ci sont liées au fait d’être sociétaire. Or à Antidote, le don d’argent ne donne aucun pouvoir politique dans l’association. Grâce à la séparation entre l’association Les passag·ères de l’usage et le fonds de dotation Antidote, pouvoir économique et pouvoir d’orientation politique sont séparés.
Des lieux qui cherchent à sortir de la propriété classique

Actuellement, trois lieux font partie d’Antidote. Ces premiers projets sont dans une situation particulière (transfert de propriété), due à leur situation. On travaille beaucoup au cas par cas, et c’est souvent complexe. Il s’agit par exemple de démanteler une société civile immobilière (SCI) pour pouvoir faire le transfert.
L’un de ces lieux est La Talvère, sur le causse du Quercy, dans le Lot. Ce collectif d’une dizaine de personnes habite un lieu comprenant une grange, un fournil, un verger, un poulailler, etc. Mais aussi des espaces de travail, de chant, de réunion, de veillée, de stage. Les bâtiments ayant besoin d’être rénovés, le collectif était à la recherche de moyens. Il a pu acheter le lieu avec des prêts, qu’il rembourse progressivement via des levées de fonds. Une fois propriétaire, il transmettra la propriété à Antidote.
Autre projet : Ancrage. À Nancy, un collectif de six personnes du monde de la culture, de la création de livres et d’images, des luttes sociales, souhaite sortir un bien du marché immobilier afin de rendre son utilisation commune aux habitant·es du quartier des Trois-Maisons. Il s’agit d’en faire un espace relais pérenne pour des luttes locales ou des actions solidaires et associatives, mais aussi un espace de logement social. Lorsqu’un couple propose de lui vendre un immeuble de quatre étages, le collectif se demande comment l’acheter, selon quel modèle d’acquisition collective, explique Sarah, membre d’Ancrage. L’intégration au sein d’Antidote lui permet de se lancer et de démarrer une collecte de fonds.
Le troisième projet, Les Communs de la Marinie, dans l’Aveyron, est déjà membre comme les deux autres de l’association Les passag·ères de l’usage. Le lieu collectif, né en 2015 dans une ferme d’un hameau de l’Aveyron, mêle agriculture paysanne (culture de céréales, d’oléagineux et de fleurs), transformation (pain, savon, jus de pommes et huile de colza), activités culturelles (danse, spectacles), ateliers (poterie, vannerie), accueil à la ferme, etc. Limité par les infrastructures, le collectif qui l’anime envisage de réaliser des travaux. Il a besoin d’argent pour continuer à développer ses projets. Une levée de fonds lancée en 2021 doit permettre à la foncière de devenir propriétaire des lieux et au collectif de réaliser ces travaux en tant qu’usager. Si Les Communs de la Marinie s’arrêtait, la foncière Antidote garantirait la transmission des locaux à d’autres projets collectifs et coopératifs, sans vente (5).
Les projets ne manquent pas. Antidote ne prospecte pas des lieux à acheter mais part de groupes qui expriment des besoins. Plusieurs dizaines de collectifs ou de lieux ont déjà contacté la foncière (6).

Grandir, mais modérément

« Dans quelle mesure et à quelle échelle la foncière Antidote a-t-elle vocation à grandir ? », demandait l’un·e des participant·es lors du lancement de la foncière au Laboratoire d’Aubervilliers, le 12 novembre 2021. « Celle à laquelle chacun se connaît et se reconnaît » fut la réponse donnée. Il ne s’agit pas de grandir indéfiniment.
La taille est d’ailleurs l’un des défis auxquels se prépare l’équipe d’Antidote. D’ici quelques années, la foncière devrait avoir un budget de fonctionnement de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Or elle est pour l’instant essentiellement fondée sur le bénévolat. La question se pose de professionnaliser certaines tâches.
Au-delà d’un fonctionnement qui est forcément complexe, car au service d’un projet ambitieux, on peut considérer que le projet d’Antidote est subversif d’un point de vue économique et aussi politique. Il s’agit rien de moins que de « vider la notion même de propriété de tout ce qu’elle véhicule de capital, de retour sur investissement, de spéculation et de rente héritée », résume Corinne Morel-Darleux.

Notes :
(1) Corinne Morel-Darleux, « Habiter sans posséder, tel est l’antidote », Reporterre, 18 décembre 2021.
(2) Terre de liens combine une association, une foncière et une fondation pour protéger les terres agricoles de la spéculation et y installer des paysan·nes grâce à une épargne solidaire. Terre de liens, terredeliens.org. Forêts en vie est un fonds de dotation qui vise à préserver des forêts vivantes en achetant des forêts et en les mettant à disposition d’associations de citoyen·nes. Forêts en vie, Le Battement d’aile, 460 village de Lauconie, 19150 Cornil, www.foretsenvie.org. La terre en commun est un fonds de dotation créé après l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes pour faire de ce territoire une propriété collective au service du commun. La Terre en commun, Les Fosses noires, 44130 Notre-Dame-des-Landes, encommun.eco. Le Clip est le Réseau de lieux en propriété d’usage. C’est une association fédérant divers projets immobiliers collectifs. Clip, clip.ouvaton.org
(3) En principe, la Foncière Antidote peut vendre un lieu à l’unanimité de son conseil d’administration. Toutefois, comme c’est l’association Les Passagères de l’usage qui pilote le fonds de dotation Antidote, la communauté des usag·ères garde la maîtrise des grandes orientations du fonds.
(4) Les mandats impératifs révocables désignent des situations dans lesquelles les personnes sont mandatées sur des tâches précises et déterminées et peuvent être révoquées de leur mandat si elles ne les accomplissent pas comme il a été demandé.
(5) Sortir de la forme classique de propriété, pour les membres des Communs de la Marinie, c’est aussi améliorer les rapports horizontaux au sein du collectif d’usag·ères sans le pouvoir qu’induit la notion d’être propriétaire, comme le raconte Anaïs, une des membres du collectif, lors des échanges qui ont lieu au lancement de la foncière Antidote aux Laboratoires d’Aubervilliers, le 12 novembre 2021.
(6) Pour les prochains collectifs, ce sera l’association du lieu, déjà cooptée par Antidote, qui fera la levée de fonds et pourra dans ce cadre être défiscalisée, Antidote étant reconnue d’intérêt général.

Pour aller plus loin :
• Antidote, lafonciereantidote.org.
• Les Communs de la Marinie, La Marinie, 12700 Causse-et-Diège, www.lescommunsdelamarinie.org
• Ancrage, 48 rue Vayringe, 54000 Nancy, www.ancrage-nancy.org
• La Talvère, Clayrac, 46500 Bio, latalvere.org
• « Acheter une ferme en collectif… sans en être propriétaire », L’Empaillé, no 6, 26 juillet 2022

L’article original est accessible ici