Le 23 mars, la France a rehaussé son niveau d’alerte en matière de dissuasion nucléaire. Ce qui signifie que trois des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) que possède la France sont opérationnels en mer. Cette décision fait suite à la mise en alerte maximale des forces nucléaires russes annoncée par la Russie quelques jours après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. Cette gesticulation irresponsable doit être dénoncée car elle fait peser une grave menace sur la sécurité de notre pays. 

Chaque sous-marin nucléaire de la France possède 16 missiles balistiques d’une portée d’environ 10 000 km. Chacun de ces missiles est doté de six ogives nucléaire de 100 kilotonnes, soit l’équivalent théorique de plusieurs centaines de bombes d’Hiroshima. Il faut bien mesurer de quoi on parle lorsqu’il s’agit des armes nucléaires. Ce sont des armes de destruction massive, d’anéantissement total qui n’ont strictement rien à voir avec la défense « normale » d’un pays. Toute stratégie qui envisage, d’un côté, comme de l’autre, l’utilisation d’armes nucléaires, mêmes dites « tactiques », est une stratégie de terreur à une échelle encore jamais vue qu’aucun esprit humain raisonnable ne peut envisager, même en pensée.

La doctrine officielle de la France est une doctrine de non-emploi de l’arme nucléaire qui est envisagée comme une arme de dissuasion. La possession par la France de ces armes empêcherait quiconque de porter atteinte à nos intérêts vitaux. En effet, un pays agresseur se verrait menacé d’une destruction partielle ou totale, ce qui ne peut que le dissuader de nous attaquer. En réalité, derrière ces mots, se cache une imposture totale.

Comment imaginer que la France pourrait utiliser l’arme nucléaire contre la Russie en riposte à une attaque, sachant que la riposte russe conduirait à l’anéantissement de la France. Quel président de la République serait assez irresponsable pour prendre une décision qui implique de facto la destruction de notre pays ? La vérité, c’est que nous sommes dissuadés de dissuader, et même dissuadés de tenter de dissuader. La Russie n’a strictement rien à craindre du côté de nos armes nucléaires, car il est impensable qu’elles soient utilisées à son encontre.

L’infaisabilité de la dissuasion nucléaire met à bas toutes les doctrines qui prétendent qu’elles protègent la France. Sur ce point, on rappellera les propos de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui, dans ses mémoires, témoigne que face à une invasion soviétique, il aurait été dans l’incapacité de donner l’ordre d’utiliser les armes nucléaires. Ces mots sont sans ambiguïté : « Quoi qu’il arrive, je ne prendrai jamais l’initiative d’un geste qui conduirait à l’anéantissement de la France. »[1] Il avait parfaitement conscience que ce geste aurait entraîné des représailles terribles pour la France. Il faut donc s’en convaincre, l’arme nucléaire est inutilisable. Elle est donc inutile. Les paroles sensées de l’ancien président de la République ne peuvent que nous convaincre que la dissuasion n’est qu’un mythe.

Depuis des décennies, les Français sont abreuvés d’un catéchisme sur la foi nucléaire de la part de tous les présidents et de tous les gouvernements. Ce catéchisme nous coûte très cher. Très précisément, 37 milliards d’euros pour les années 2019-2025… 4,7 milliards d’euros en 2020, 5 milliards d’euros pour l’année 2021. À l’horizon 2025, les contribuables français financeront l’entretien et la modernisation des armes nucléaires à hauteur de 6,5 milliards d’euros par an. Depuis la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en octobre 1945, et les premières recherches sur la bombe atomique, la dissuasion nucléaire a coûté plus de 430 milliards d’euros à la France [2]. 430 milliards d’euros !…

La dissuasion ne nous protège absolument pas des menaces qui pèsent sur notre pays. Par contre, son existence est un facteur aggravant de menace pour l’humanité. Elle est une menace pour nous et les autres. Si la menace est essentiellement d’ordre terroriste, climatique ou de piratage technologique, en quoi nos armes de destruction massive nous protègent-elles de ces menaces ? Aucun responsable politique ne répond à cette question. Surtout, la possession par la France de l’arme nucléaire fournit des arguments aux pays non détenteurs qui veulent se la procurer et cela alimente la course aux armes de destruction massive dans le monde.

La France a signé le Traité de non-prolifération (TNP), mais elle poursuit son aventure nucléaire par la simulation des essais dans le programme Laser Mégajoule et le développement du missile ASMP-A (Air sol moyenne portée amélioré) de la composante nucléaire aéroportée, ce qui va à l’encontre de l’esprit et la lettre du TNP. De plus, la France n’a pas signé le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté à l’ONU le 7 juillet 2017. Elle n’a même pas participé aux négociations… Au 22 janvier 2022, le TIAN comptait 59 États membres (et 86 États signataires). Ce traité historique est l’aboutissement d’une Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) qui a obtenu le Prix nobel de la paix en 2017. Les États Parties au TIAN s’interdisent la mise au point, l’essai, la production, le stockage, le transfert, l’utilisation et la menace de l’utilisation d’armes nucléaires, en raison des conséquences humanitaires catastrophiques qu’entraînerait leur utilisation. Ratifié par plus de cinquante pays en octobre 2020, le traité est entré en vigueur le 22 janvier 2021. Ce traité officialise à l’échelle internationale l’illégitimité de l’arme nucléaire, même s’il n’est pas contraignant. Aucune des neuf puissances nucléaires ne l’a signée. En lui tournant le dos, la France s’accroche à une doctrine dépassée, immorale, irréaliste, coûteuse et dangereuse et contribue à la prolifération nucléaire qu’elle prétend combattre.

Les Nations Unies ont reconnu que « tout emploi ou toute menace d’emploi des armes nucléaires constituerait une violation de la Charte des Nations Unies ». Aujourd’hui, certains responsables politiques français envisagent clairement le recours à l’emploi des armes nucléaires par des « frappes d’avertissement », sans imaginer une seconde les conséquences désastreuses d’un tel recours, même « limité » comme ils l’affirment. L’emploi de l’arme nucléaire ne peut être raisonnable, car sa finalité n’est jamais raisonnable. La finalité de l’arme nucléaire est la destruction. Tout emploi de l’arme nucléaire serait bien sûr un crime contre l’humanité et la civilisation.

Les armes nucléaires de l’Occident, de l’Otan, de la Grande-Bretagne, de la France n’ont pas dissuadé Poutine d’envahir l’Ukraine. Demain, elles ne le dissuaderont pas d’aller plus loin, si tel était son projet. Nous aurions beau rappeler, comme l’a fait l’irresponsable Jean-Yves Le Drian, le 25 février dernier, que « nous aussi sommes une puissance nucléaire », cela n’a strictement aucun effet sur un autocrate qui fait peu de cas de la vie humaine. Contrairement aux « stratèges » et aux commentateurs du café de commerce sur les chaînes d’information continue, la dissuasion nucléaire ne constitue pas une « assurance-vie », mais une « assurance-mort ». Il est assez déplorable, dans notre débat public, qu’aucun candidat à l’élection présidentielle n’ait le courage de le dire.

Alain Refalo, membre du Mouvement pour une Alternative Non-violente, auteur de Démilitariser la France, plaidoyer pour un pays acteur de paix, Chronique sociale, 2022.

1Valéry Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, tome 2 : L’affrontement, Compagnie 12, 1991, p 210.

2Source : Observatoire des armements, www.obsarm.org .