C’est en écoutant une interview d’Édith Butler[1] que j’ai réalisé que l’éternel débat gauche-droite est un faux débat, ou plus exactement qu’il faut le pousser aux confins de ce que chacune de ces visions respectives du monde représente, pour comprendre que ces deux sensibilités politiques sont les deux faces de la même médaille.

On dit communément que la gauche (dont je suis résolument), représente les valeurs de la solidarité et la droite, celles des libertés individuelles. Mais en quoi ces valeurs seraient-elles antinomiques ? Nous sommes bien des individus qui ne pouvons vivre et prospérer qu’au sein de communautés. S’il existe un vrai clivage, c’est plutôt entre ce que Butler désigne comme « Le vivable et l’invivable »[2]. C’est lorsque ces valeurs de gauche et de droite transgressent les lois fondamentales de la vie qu’apparaissent soit la menace collectiviste, soit la tentation suprématiste.

Je comprends l’angoisse qui peut saisir celui qui craint d’être enrégimenté dans un système qui broie les individus. Néanmoins, ayant grandi dans une société capitaliste, j’ai très vite ressenti combien la réussite basée sur la compétition conduit immanquablement à l’injustice sociale. Que l’on regarde d’un côté ou de l’autre du « rideau de fer » (symbolique aujourd’hui mais encore présent dans les esprits), on remarque bien qu’aucun système ne réussit vraiment. S’écharper ensuite sur le nombre de victimes ou de laissés-pour-compte – pour justifier un prétendu moindre mal – ne fait qu’ajouter la mesquinerie à un déni de réalité plutôt embarrassant. Pourquoi nos systèmes si beaux sur le papier – au sens propre, chaque semaine apportant une nouvelle livraison d’ouvrages nous expliquant comment nous en sortir – échouent-ils toujours à plus ou moins brève échéance ?

Parce que nous n’allons pas au cœur des choses, de la chose… enfin plus précisément – et je suis toujours un peu gêné de le dire : au cœur de nous-même. Nous-même au singulier. Chacun, individuellement. Nous ne sommes pas à l’écoute de là où se trouvent les réponses que nous cherchons.

J’écoutais la philosophe nous rappeler son combat d’il y a plus de 30 ans pour la reconnaissance de la dignité des personnes LGBT, quand m’est revenue en mémoire une prise de conscience que j’avais eue au travers d’un documentaire très émouvant concernant un enfant transgenre[3]. J’avais soudain réalisé que notre identité profonde enjambe allégrement toutes les différences, y compris sexuelles (y en a-t-il de plus fondamentales sur un plan biologique au sein d’une même espèce ?) pour rejoindre un « je », un « nous » indifférencié qui nous émeut aux larmes lorsque nous nous trouvons en sa présence. Ce qui nous relie est bien plus fort et fondamental que ce qui nous divise (lapsus)… que ce qui nous différencie.

A ce stade, l’individuel rejoint le collectif. Le débat de savoir si l’on doit privilégier la liberté individuelle ou l’intérêt collectif n’a plus grand sens. Nier l’un, c’est compromettre l’autre et vice et versa.

Nous réalisons aujourd’hui, avec le réchauffement climatique, que notre destin commun englobe toutes les formes de vie, animales ou végétales. Ce sont les conditions mêmes de la vie sur terre[4] qui sont menacées par nos échecs répétés, qui confinent à l’entêtement.

Nous avons beau savoir, à travers l’évolution des espèces, que nous descendons tous d’organismes unicellulaires apparus dans les océans il y a quelques milliards d’années et maintenant que la vie s’est diversifiée dans d’infinies directions, nous en sommes encore à nous déchirer à propos de nos identités respectives et, plus pathétique encore, nos appartenances à telle ou telle communauté, classe sociale, religion, etc.

Et pourtant, nous sommes bien, d’une certaine manière, enfermés chacun dans une bulle étanche : celle de notre expérience personnelle intime, non partageable.

Si nous pouvions comprendre qu’il existe une fenêtre d’accès sur un universel commun : notre identité profonde, ultime, immuable et éternelle. Notre créateur, le divin, la force vitale, donnez-lui le nom que vous voulez. Ce processus d’éveil, voici comment l’exprimait déjà il y a cinq siècles, le poète mystique et philosophe, Kabîr :

Qu’une goutte tombe dans la mer,
Tout le monde peut le comprendre.
Mais que dans une goutte la mer soit contenue,
Qui peut saisir cela ?

Alors, individuel ou collectif ?

 

[1] Combats en tous genres. Judith Butler est l’invitée des matins. France Culture, 14 mai 2021.

[2] Titre de son dernier livre.

[3] Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, décembre 2020.

[4] De la nôtre, tiendrait à préciser Baptiste Morizot : Boomerang, France Inter, le 8 octobre 2020.