Lettre ouverte au Président du Parlement Européen (PE) et aux Président-e-s des Groupes Parlementaires du PE

Objet : L’Union européenne de la Santé. Un nouveau-né dont la viabilité nécessite la mobilisation créatrice des représentant·es élu·es et des citoyen·nes.

Monsieur le Président du Parlement européen,

Mesdames et Messieurs les Président·es des Groupes parlementaires

Le Parlement européen a approuvé la création d’une Union européenne de la Santé (UES) (EU4Health) proposée par la Commission européenne dans le cadre du programme septennal 2021-2027.

Une idée majeure, qu’il faut transformer en réalité.

L’UES vient d’entrer en vigueur le 26 mars. Elle remplace le très modeste « Programme Santé » des années 2014-2020 doté de 450 millions d’euros. L’UES se veut beaucoup plus ambitieuse aussi bien sur le plan des mesures institutionnelles que du financement jouissant d’une enveloppe de 9.4 milliards d’euros.

Ce n’est pas beaucoup en pourcentage du budget de l’Union (1.100 milliards pour les sept années) mais les chiffres témoignent d’un engagement politique significatif de l’UE pour les années à venir. Il faut maintenant transformer cette vision en réalité, en soutien du droit à la santé et à la vie de tous les Européens aussi dans la perspective d’une solidarité mondiale effective (et pas seulement rhétorique) avec tous les habitants de la Terre, dans la justice et la fraternité.

Monsieur le Président,

Travailler à la promotion et la concrétisation de cette perspective nous paraît le rôle décisif, le plus important et méritoire, revenant au Parlement européen. Car le nouveau-né est handicapé par certains défauts « génétiques » sur lesquels nous souhaitons attirer votre attention et celle de vos collègues.

Primo. Une inversion profonde de valeurs

Le texte fondateur de l’Union européenne de la santé part du principe que « la santé est une condition nécessaire et essentielle à la croissance économique ». Aucune mention n’est faite de l’objectif fondamental de toute politique de la santé, c’est-à-dire le droit universel à la santé. La santé a une valeur en soi. Elle n’a pas besoin, pour être légitime, d’être un instrument au service d’autres finalités données comme supérieures, car elle est vie. Au contraire, le texte est clair : la santé est fonctionnelle à la croissance économique. Ajouter un peu de vert ne suffit pas.

Il y a plus de 30 ans, on a déjà opéré cette inversion profonde des valeurs à propos du développement durable. Vous vous en souvenez sans doute. Le concept de DD avait été élaboré et proposé en opposition au développement destructeur de la nature et dévastateur des relations humaines et des droits humains à travers le monde (au-delà de quelques avancées sectorielles et territoriales locales). Or, l’opposition du monde du business et de la finance de l’époque au DD, ainsi que de certains Etats puissants, a fait en sorte que le fameux rapport Brundtland (« Notre futur commun », 1987) de la Commission internationale de l’ONU sur le « sustainable development » n’a jamais été approuvé formellement par l’ONU. En outre, l’ONU a accepté de le diffuser comme document d’analyse uniquement après un compromis imposé consistant à affirmer dans l’introduction du rapport que « le développement durable est une condition nécessaire et importante pour la croissance économique » ! On sait ce qu’est devenu, dans ce cadre, le développement durable. Les désastres environnementaux et climatiques ont continué à s’aggraver de pair avec la « croissance économique mondiale ». Si bien que le monde scientifique considère désormais que la pandémie Covid-19 est, entre autres, liée aux ruptures des « frontières » entres les espèces vivantes de la Terre provoquées par notre « développement économique mondial ». Il serait déraisonnable, Monsieur le Président, de laisser la santé devenir victime de la même inversion de valeurs.

Secundo. L’approche axée sur l’accès équitable et à prix abordable à la santé n’est pas la bonne réponse

Le droit à la santé mis en sourdine, l’Union européenne de la santé donne la priorité à « l’accès pour tous aux soins de santé sur base équitable et à prix abordable ». Ce principe s’inscrit dans la ligne de pensée affirmée dès les années ’90 et que l’on trouve à la base de l’Agenda mondial de l’ONU 2000-2015 « Les Objectifs du Développement du Millénaire » et réutilisée pour l’Agenda 2015-2030 « Les Objectifs du Développement Durable ». Quel que soit l‘objectif, les deux Agendas parlent rarement de droit universel mais insistent systématiquement sur l’accès équitable et à prix abordable. C’est encore le cas de la « Réponse mondiale au coronavirus » lancée en mars 2020 dans le cadre du G2O et soutenue par l’OMS avec le soutien ferme de l’UE et d’autres pays du monde « riche ». Les déclarations de la présidente de l’UE lors du lancement de la « Réponse » ne laissent aucune ambiguïté : « Nous devons développer un vaccin, le produire et le distribuer partout dans le monde. Et nous devons faire en sorte que son prix soit abordable ». Réponse mondiale au coronavirus : l’UE lance un appel aux dons

Un accès équitable et à prix abordable à la santé ne signifie pas garantir le droit universel à la santé. L’objectif de l’accès équitable n’implique pas le nivellement des différences de santé entre les individus, et toutes les inégalités que l’on peut trouver ne sont pas nécessairement perçues comme injustes ! Il y a une différence entre équité et justice. Les inégalités de revenus et de pouvoir d’achat ne sont pas remises en cause face au droit à la santé. La seule chose que les pouvoirs publics demandent aux entreprises, au marché, c’est que le prix ne soit pas excluant, ce qui se produit régulièrement. Comme on le sait, des millions et des millions de personnes cessent de se soigner, se soignent mal ou ne se sont jamais soignées en raison du prix des médicaments et des services médicaux.

Un accès abordable signifie que personne ne peut avoir accès aux traitements et aux vaccins contre la pandémie, à moins de payer un prix défini, après, dit-on, négociation avec les autorités publiques, par les entreprises détentrices du brevet. Que le prix soit payé par l’utilisateur/client ou, pour lui, par d’autres sujets (autorités publiques, organisations sociales et caritatives) n’a pas d’importance.

Monsieur le président, l’accès à la santé pour tous de manière équitable et à prix abordable est une mystification systémique. Depuis 30 ans, cette approche n’a jamais permis de réduire les inégalités, ni d’éliminer les injustices face aux droits humains et sociaux (santé, eau, alimentation, logement, éducation…). Le Parlement européen peut-il cautionner une telle mystification ?

Tertio. La stratégie pharmaceutique centrée sur les brevets est une défaite de la « res publica », du bien commun, de la justice. Il faut abolir les brevets. Ils sont le problème, pas la solution

Le pilier central de l’Union Européenne de la Santé repose sur la stratégie pharmaceutique, c’est-à-dire la capacité de l’UE de produire, utiliser et commercialiser l’ensemble des instruments de lutte pour la santé (tests / diagnostics, médicaments, vaccins…) dans le but de sauvegarder et promouvoir l’innovation technologique et la compétitivité de l’économie européenne sur les marchés mondiaux. Dans cette perspective, une place-clé revient aux brevets (droits privés de propriété intellectuelle) qui octroient aux entreprises le droit de propriété et d’usage exclusif pendant 17 à 20 ans des connaissances incorporées dans les produits médicaux. Ainsi grâce à plus de 60.000 brevets sur le vivant (et, dans une quantité analogue, dans le domaine de l’intelligence artificielle) toute forme de vie est tombée sous la mainmise des « seigneurs de la vie » privés.

Ce n’est pas par hasard que l’Union Européenne de la Santé est axée aussi sur la priorité donnée à la digitalisation de l’économie, en particulier des industries et de services de santé nationaux. La digitalisation amplifie les processus de marchandisation et de privatisation de la santé.

Dans ce contexte, la politique de la santé de l’UES est coincée dans un cadre contraignant donnant la priorité à la croissance et à la puissance techno-économique pour la conquête des marchés mondiaux et le rendement financier. Tel est le sens effectif des multiples formes de luttes pour les brevets et l’accès aux vaccins étiquetées comme « nationalismes vaccinaux ». La santé a été transformée en un champ de « guerres économiques » et de rivalités politiques même au sein de l’UE. Ne parlons pas de l’exacerbation des conflits entre USA et Chine, UE et Chine et, demain, vraisemblablement entre USA et UE. Pour l’instant, les Etats-Unis considèrent comme un ennemi systémique tout pays non allié/soumis. De son côté, la présidente de la Commission européenne a déclaré il y a quelques jours que la Chine est un ennemi systémique de l’Europe.

Si l’on y réfléchit, la stratégie pharmaceutique centrée sur les brevets est contradictoire et perdante pour l’Europe. Elle transfère le pouvoir réel de décision dans le domaine de la santé aux entreprises mondiales détentrices des brevets (une dizaine à l’échelle mondiale). Il suffit de voir comment, ces temps-ci, les grandes multinationales (Pfizer en tête, ou Astra-Zeneca) traitent les pouvoirs publics. Loin de sauvegarder l’autonomie / indépendance de l’UE, la « stratégie pharmaceutique » a jeté les Etats de l’UE dans les bras des multinationales de Big Pharma qui répondent en priorité aux besoins de leurs marchés et aux intérêts de leurs actionnaires. Rappelons les déclarations en ce sens du PDG de Sanofi en mai dernier par rapport auxquelles le président français Macron n’a pu manifester qu’une irritation sans effet !

Les brevets sur le vivant emprisonnent la liberté des Etats. Ils sont un obstacle à toute vision et politique publiques de la santé, à la multiplication et la diffusion de la recherche et des connaissances, ainsi qu’à l’accessibilité aux vaccins dans la justice et la solidarité. Le système Covax reste un outil financier structurellement inadéquat. Il conserve, en outre, la prétendue légitimité des rapports de domination des pays riches – qui viennent en aide et offrent leur assistance – sur les pays pauvres – qui doivent montrer leur éligibilité à l’aide !! Quelle mystification si l’on considère que les pays riches refusent, par ailleurs, avec force et obstination la demande de plus de 100 pays « pauvres » de suspendre provisoirement les règles des brevets. Et quelle hypocrisie cynique !

Il est temps, Monsieur le Président, que l’abolition des brevets soit approuvée sans tarder, au nom des valeurs fondamentales de la justice et de la fraternité. Maintenir les brevets sera jugé dans un futur proche comme un crime contre l’humanité.

Quarto. Perte de souveraineté du peuple

L’Union Européenne de la Santé ne semble pas se soucier outre mesure de la perte de souveraineté du peuple en matière de politique de la santé.

Au fait, où est la souveraineté du peuple ? Où est la souveraineté du peuple européen dans le domaine de la santé, au plan des politiques technologiques, économiques, sociales et culturelles ? Comme vous le savez, les citoyens européens sont depuis novembre dernier mobilisés en faveur de l’Initiative Citoyenne Européenne-ICE « Right2Cure » (Le droit aux soins). Les organisations signataires de cette lettre soutiennent avec conviction l’Initiative et sont engagées dans la récolte du million de signatures nécessaires pour que les propositions soient prises en compte par la Commission européenne. Or, à la lumière de ce qu’est aujourd’hui l’Union Européenne de la Santé, le risque est grand que, en cas de succès de l’ICE, la Commission réponde qu‘elle est déjà engagée dans le cadre de l’UES en faveur des mesures nécessaires et indispensables pour garantir à tous les Européens l’accès concret aux soins de santé ! C’est ce qui est arrivé à l’ICE pour le droit à l’eau et l’eau bien commun. Et le Parlement européen n‘a pas eu les moyens institutionnels ni une volonté politique majoritaire pour contrecarrer les choix de la Commission.

Nous demandons, Monsieur le Président, que le Parlement européen prenne d’ores et déjà les mesures à sa disposition pour empêcher que cette malheureuse expérience ne se répète au sujet de la santé. Il en va aussi de la crédibilité de la démocratie effective au sein de l’Union.

Quinto. Last but not least. Arrêter la dérive inter-gouvernementale et inter-nationale du processus de construction de l‘Europe

Dans le respect des traités de l’Union qui stipulent que, dans le domaine de la santé, la compétence prioritaire appartient aux États, l’UES se limite à parler de la politique de la santé de l’UE en termes de promotion et d’amélioration de la coordination des politiques nationales dans le but d’en faciliter et d’en augmenter l’efficacité et les résultats dans l’intérêt de tous les États membres. Concrètement, l’UES exclut toute tentative de progresser vers la mise en œuvre d’une politique commune européenne de la santé. Or, l’aggravation de la crise sanitaire mondiale pousse avec force vers une plus grande intégration des politiques et des moyens au plan européen et mondial pour faire face aux défis et aux problèmes qui ne connaissent pas les frontières. En restant cantonnée au cadre inter-gouvernemental et inter-national manifestement inadéquat et conflictuel, l’UES alimentera les divisions, les fragmentations et les conflits au nom de « moi d’abord ». Il lui sera difficile d’éviter une situation de turbulences permanentes dictées par l’égoïsme, l’hypocrisie et le cynisme. Par ailleurs, l’UE rencontre déjà de grosses difficultés à maintenir, au plan européen et surtout mondial, son engagement de départ « Personne ne sera laissé de côté ». La réalité est que des centaines de millions d’êtres humains sont déjà laissés de côté aussi en raison des mesures adoptées par l’UE.

Monsieur le Président, nous vous remercions de l’attention que vous voudrez accorder à notre démarche.

Confiants dans le rôle majeur du Parlement européen en faveur du droit à la santé pour tous, nous vous prions de bien vouloir agréer l’expression de nos sentiments respectueux et les meilleurs.

 

L’Agora des Habitants de la Terre

https://agora-humanite.org/