À l’occasion du 72e anniversaire de son adoption, j’ai lu pour la première fois dans son intégralité, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). C’est un texte puissant et très complet, par les valeurs qu’il met en avant comme garantes d’une vie humaine vécue dans la dignité, la paix et la prospérité, tant sur un plan individuel que collectif. Quasiment tous les aspects de nos fondamentaux sont énumérés avec soin, définissant clairement les conditions de leur plein épanouissement ainsi que les dangers qui les menacent et devant être résolument combattus.

Si ce texte devait être réécrit aujourd’hui, certainement y ajouterions-nous quelques articles supplémentaires pour parfaire ce chef-d’œuvre de la pensée humaniste (défense des minorités sexuelles, limitation du pouvoir de la finance, par exemple). Néanmoins, si cet « idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations » l’avait été au cours des 72 années qui nous séparent de la rédaction du document, il est fort à parier que nous aurions surmonté en même temps tous les écueils que nous avons ajouté depuis à la longue liste de nos errements. Car il faut bien nommer les choses par leur nom.

C’est sans doute ce à quoi nous exhortait la linguiste Julie Neveux lorsqu’elle déclarait : « Si je ne nomme pas ce que je ressens, je ne le ressens pas. »[1] J’avoue avoir été surpris par la formule. Nous serions à ce point devenus des êtres mentaux pour que nos ressentis soient conditionnés à notre capacité de les exprimer ? Ne serait-ce pas inverser l’ordre des choses ?

C’était assez paradoxal de l’entendre énoncer ce principe, après nous avoir expliqué pendant vingt minutes que nous ne cessons de créer de nouveaux mots pour désigner de nouveaux comportements, de nouvelles tendances, de nouveaux types de relations entre les individus.

Alors oui, de temps en temps nous nous asseyons autour d’une table et nous tentons d’écrire et de décrire le monde idéal dont nous rêvons tous. Et lorsque nous nous relisons, nous sommes émus de ce qui a émané du fond de nos cœurs lorsque nous l’avons scruté. Mais nous mesurons aussi combien il nous est difficile d’envisager sa concrétisation. Les obstacles à surmonter semblent titanesques, innombrables. Un peu comme l’Hydre de Lerne : pour une « tête » abattue, deux surgissent aussitôt. Ces valeurs sont au plus près de nous tout en semblant inaccessibles.

Alors nous nous consolons en chansons. Des hymnes comme Imagine de John Lennon ont peut-être plus d’impact sur les consciences qu’un texte un peu poussiéreux que peu de gens ont lu. On célébrait justement, deux jours auparavant, le 40e anniversaire de sa disparition et, à titre personnel, c’est son Give peace a chance – enregistré live au milieu d’une assemblée impromptue de choristes amateurs – qui me donne toujours le frisson.

Poursuivant ma réflexion, je me suis demandé si le fait de coucher consciencieusement sur le papier tout ce à quoi nous aspirons, d’être capable de l’énoncer clairement dans les moindres détails n’avait pour effet de nous donner l’illusion que le plus dur est fait, quand c’est là que les choses sérieuses commencent. Qui pour incarner ces valeurs ? Les lions, les abeilles, les cachalots ? Car en ce qui les concerne, pour ce qui est de leur « contrat » sur Terre… ils ont l’air de s’en sortir plutôt bien, si nous n’étions pas là pour les contrarier.

Lorsque Julie Neveux a cité un peu plus tard le philosophe Merleau-Ponty, « La science manipule les choses et renonce à les habiter », j’ai pensé, « là, on est d’accord ». C’est bien d’incarnation qu’il s’agit. De trouver les ressources nécessaires, en nous-mêmes, pour s’approprier ces valeurs et en être porteurs dans tous les compartiments et les moments de nos vies. C’est la condition indispensable pour que ces puissantes aspirations, qui nous interpellent et nous bousculent en permanence, ne restent pas de simples rêves de papier.

J’en étais là de mes réflexions, lors qu’est arrivée l’affaire de l’amendement de l’article 1er de la Constitution française. Les membres de la Convention citoyenne pour le climat avaient proposé, parmi leurs 149 propositions, d’ajouter un paragraphe à notre constitution : « La République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et lutte contre le dérèglement climatique. » Ils avaient, en outre, souhaité que cette réforme se fasse par voie référendaire auprès de l’ensemble des français.

Le 14 décembre, le Président de la République est venu faire le point avec les membres de la Convention sur l’état d’avancement du projet de loi climat, sensé reprendre sans filtre comme il s’y était engagé personnellement, 146 propositions. C’est sur cette notion du « sans filtre » qu’une grogne s’était installée depuis quelques temps. Cyril Dion, l’un des garants de la convention, avait alerté en lançant une pétition (que j’avais signée et relayée) sur une possible manipulation de l’exécutif aboutissant à réduire l’impact des mesures proposées par les 150 citoyens.

La tension avait monté d’un cran, lorsque le Président s’était quelque peu emporté contre Cyril Dion dans une interview au média en ligne Brut. J’avoue avoir été choqué par cette sortie musclée à l’encontre de quelqu’un dont les propos sont toujours mesurés et qui semblait parfaitement dans son rôle de garant, en veillant au bon déroulement jusqu’à son terme du processus en cours.

J’ai donc suivi avec intérêt les quatre heures de rencontre entre les citoyens de la convention et le chef de l’État. Les attentes étaient grandes, une clarification sur la méthode employée par l’exécutif nécessaire. Le « sans filtre » semblait avoir du plomb dans l’aile.

Les échanges furent riches et passionnants. J’ai senti de part et d’autre une réelle volonté d’aller au fond des choses. Il m’a semblé que le Président a réussi à lever en partie le doute sur sa volonté de porter un projet ambition à la hauteur des attentes des citoyens. Il s’est justifié à chaque fois par des arguments qui ont semblé globalement convaincre ses interlocuteurs.

Puis est arrivé cette question sur la modification de l’article 1er de la Constitution française. Et là, j’ai été scotché. La réponse a été claire et nette, sans ambiguïté. La proposition était retenue dans son intégralité, sans aucune modification du texte proposé qui serait soumis à référendum, après approbation à la majorité qualifiée par le parlement réunis en congrès. C’est le seul moment où le Président de la République a été applaudi par les conventionnels.

Je suis très bon public dans ces moments-là. Ils sont si rares dans la vie politique, que ne pas se prêter au jeu, peut-être enfantin, d’y croire pendant quelques instants, c’est se priver d’un bonheur simple.

Il est difficile de mesurer l’incidence réelle d’une telle mesure. Peut-elle avoir un impact significatif ou seulement de portée symbolique dans la lutte contre le réchauffement climatique ? Est-ce cette seconde éventualité qui explique qu’elle ait été validée sans négociation ? Nous ne sommes plus dans les comptes d’apothicaire ou les tractations de marchands de tapis qui caractérisent toute décision ayant un impact économique ou social direct. Il s’agit seulement d’énoncer de grands principes qui éclairent la route clairement tracée qui mène notre glorieuse Nation vers le monde radieux de la liberté, de l’égalité et de la fraternité…

Mais l’affaire ne devait pas en rester là. Dès le lendemain, elle devait prendre une tournure franchement ridicule. La quasi-totalité des opposants politiques que compte notre Président marcheur sont venus sur les antennes crier à la manipulation, au coup de com’, voire à la prise en otage de la parole des citoyens. Questionnés par les journalistes, des écologistes étaient bien obligés de reconnaitre que la mesure était bonne… mais « pas prise comme ça ! ». C’était pourtant une des seules mesures reprises sans filtre aucun. Vous les entendiez presque grommeler : « …parce que ce n’est pas moi qui l’ai proposé ! »

Le seul dont j’ai pu lire qu’il s’en était réjoui c’est Cyril Dion, celui-là même que le Président avait rudoyé quelques temps auparavant… Il est vrai que ce n’est pas un professionnel de la politique, mais un simple « activiste ».

Notre plus gros souci n’est pas tant notre capacité à organiser la société mais plutôt nos disputes incessantes à en revendiquer le leadership qu’il soit physique ou moral. En l’espèce le contraste est saisissant. En l’espace d’environ deux ans, traversé par une pire crise sanitaire sans précédent, une assemblée de 150 citoyens tirés au sort aura été capable de produire le premier plan véritablement ambitieux pour lutter contre le réchauffement, relayé ensuite par le gouvernement et le parlement pour en finaliser les modalités. Quelque chose de jamais vu et qui peut représenter une inflexion majeure dans nos usages de gaspilleurs et de pollueurs impénitents.

Et cette belle initiative risque peut-être de se terminer en une gigantesque foire d’empoigne, qui n’est pas sans rappeler une certaine tribu de gaulois réfractaires, sur « à qui la faute » – alors que nous sommes collectivement responsables – et « à qui les honneurs » – alors que la plus large coalition d’acteurs jamais réunie y aura participé.

Un excellent article paru dans le MIT Technology Review[2] explique combien nos savoirs sont devenus tellement étendus et complexes que nous sommes obligés, pour les comprendre dans leurs grandes lignes, de nous en remettre aux immenses communautés pluridisciplinaires qui les ont amassés. Pour avancer dans le monde d’aujourd’hui, nous voici condamnés à devoir nous faire confiance. J’y vois plutôt une bonne nouvelle. N’est-ce par-là que nous devons absolument passer pour atteindre un jour « l’idéal commun », qu’au sortir de la seconde guerre mondiale, des Nations traumatisées se sont fixé ? Le mot clé ici ce n’est pas « idéal » – ça va on a compris – mais « commun ».

La plupart des guerres et des crimes contre l’humanité ont pour origine la désinformation, la provocation, la désignation de boucs émissaires. Mais ces causes ridicules sont vite masquées par les crimes horribles que nous perpétrons pour les combattre et qui nous conduisent à nous haïr alors pour de bonnes raisons. Il faudrait créer un nouveau délit pour « incitation à la guerre stupide ».

L’acte constitutif de l’UNESCO énonce en introduction : « Que, les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. »

Je propose de remplacer le mot « esprit » par « cœur ». Ce n’est pas d’un déficit d’esprit dont nous souffrons, mais de cœur et c’est en lui que les défenses de la paix doivent être élevées. Cette erreur de diagnostic résume bien le tragique de la situation.

Et puisque les mots ont leur importance, je proposerai à notre Président, après le succès de la première Convention citoyenne – n’en déplaisent aux grincheux – d’en organiser une deuxième. Elle aurait pour tâche d’écrire et de composer un nouvel hymne national, aux accents pacifistes et inclusifs. Les citoyens tirés au sort s’adjoindraient cette fois-ci le concours des meilleurs mélodistes et auteurs de notre temps.

Une réforme symbolique qui rencontrerait sans doute de nombreuses oppositions, mais qui serait aussi l’occasion d’un grand débat sur les valeurs du vivre ensemble à l’ère de la mondialisation. Imagine…

Pensez à nos chères têtes blondes et brunes, bouclées ou frisées auxquelles on inflige, dès l’école primaire, d’entonner un hymne d’un autre temps aux accents barbares. Au pays des Lumières, quand même ! Mais ça c’était dans le monde d’avant. D’avant avant. Enfin bref, il y a très longtemps. The Times They Are a-Changin’…

 

« La prospérité sans la paix conduit au chaos. Si nous voulons éviter le chaos, nous devons nous atteler à ce qu’est réellement la paix. La paix ne se décrète pas. La paix est un besoin fondamental de l’être humain et elle doit être ressentie à l’intérieur de soi. »
Prem Rawat au Parlement européen en juin 2010

 

[1] Covid, manspreading, selfie, émojis… les mots de l’époque, La grande table des idées, France Culture, le 2 décembre 2020.

[2] Le savoir, cette intelligence collective, Matthew Hutson, Courrier International n° 1569.