« On a tous quelque chose en nous de complotiste. »

Parmi les quelques messages que j’ai reçu pour m’inciter à regarder le film Hold-up, il y en avait un qui commençait par ceci : « La liberté d’expression s’arrête là où commence la vérité qui dérange. »

J’ai tout de suite vu ce qui clochait dans cette formule à l’emporte-pièce et qui fait mouche au premier abord. J’ai ensuite réfléchi comment je pourrais la réfuter de manière claire et définitive en réponse à son auteur. C’est là que je me suis rendu compte que ce n’était pas si évident. Car même en pointant l’inanité d’une telle affirmation – la liberté d’expression peut aussi s’arrêter à la divulgation du mensonge qui calomnie, qui attise la haine, sème la confusion, etc. –, je ne suis pas du tout sûr que j’aurai épuisé le sujet.

Autant le dire de suite, Hold-up ne m’a absolument pas convaincu. Il m’a souvent agacé, parfois amusé, il m’a même fait transpirer à quelques reprises, je l’avoue, car il manie bien l’art de la peur. Mais surtout, au bout des 2 h 51 de ce brulot antisystème, je suis resté songeur un moment : « nous en sommes donc là… »

Le vrai sujet du film n’est pas ce qu’il tente de démontrer à coup de grands effets tapageurs et qui ne trompe que ceux qui sont déjà acquis à sa cause. Non, le vrai sujet c’est le spectacle qu’il nous donne à voir du gouffre d’angoisse qui sépare aujourd’hui ceux qui se noient et ceux qui surnagent dans un océan d’incertitudes, en proie à des tempêtes de plus en plus fortes et de plus en plus fréquentes.

A ce titre, un témoignage – sans doute le plus long du film – nous en donne une illustration parfaite. Il faut attendre un peu plus de 2 h 18 de visionnage pour arriver à cette séquence « émotion » de plus de 6 minutes. Elle met en scène d’abord brièvement un chef d’entreprise qui donne une leçon managériale d’une inanité confondante, opposant les sachants et les ignorants – « les Dieux et les inutiles », reprenant une formule de Yuval Noah Harari dans son livre Homo Deus. Les propos sont tronqués, donc il est difficile de se faire une opinion arrêtée, mais le ton est donné : un discours conquérant, annonçant un avenir radieux pour certains et cauchemardesque pour d’autres. Le monde sera gouverné dorénavant par les intellectuels : comprenez ceux qui pilotent les nouvelles technologies. Mais si, vous avez bien lu…

La femme qui témoigne ensuite sur ce qu’elle vient d’entendre – et peut-être de découvrir – est visiblement sous le choc. Suit un long monologue, face caméra, décrivant une lente descente aux enfers qu’elle imagine pour elle, ses enfants, l’humanité tout entière. Ses propos oscillent entre indignation et résignation. Sa gorge se noue, elle est au bord des larmes : « Si nous sommes les inutiles, si nous disparaissons, ce n’est pas grave. […] C’est épouvantable ! […] Quand est-ce que les gens vont ouvrir les yeux et réagir ? »

Alors bien sûr les thèses défendues dans ce film sont, pour la plupart, délirantes parce qu’elles ne reposent que sur une juxtaposition de faits disparates et souvent contestables, soutenu par un récit qui tente de les assembler en un tout cohérent. Cependant, on peut le voir comme le reflet déformé du monde de plus en plus délirant dans lequel nous vivons et qui lui est bien réel, et dont les liens de causes à effets ne sont pas imputables au hasard. Qu’est-ce qui est le plus dangereux, finalement ? Les divagations de quelques personnes angoissées par un monde qui court à sa perte ou le fait que nous ayons été jusqu’ici incapables collectivement d’enclencher les processus qui pourrait nous faire dévier de la trajectoire mortifère dans laquelle nous sommes engagés ?

On pourrait objecter que cette question concerne avant tout ceux qui sont aux commandes des États, des institutions et des entreprises. C’est une manière de voir les choses. Une manière systémique. Et rapidement, on en arrive à la conclusion que c’est « eux contre nous ». Comme dans le film Hold-up.

Une autre manière d’envisager la réalité, est de le faire à partir de l’œil du spectateur de notre propre vie que nous sommes tous. Indépendamment des circonstances, des rapports de force, des époques et des cultures, la vie se présentera toujours à nous, personnellement, comme « moi et les autres ». C’est la réalité intrinsèque de l’existence d’un individu au milieu d’une foultitude de semblables, avant qu’il ne songe à rejoindre un groupe pour se rassurer, se sentir plus fort, moins seul, mais aussi coopérer à une œuvre commune.

Nous mettons souvent de côté ce facteur individuel de l’équation car nous le considérons comme insignifiant en termes d’impact. Dans un monde globalisé de près de huit milliards d’individus, je comprends que cette femme qui témoigne dans le film se sente pour le moins quantité négligeable dans la marche du monde, surtout si elle a intégré l’idée qu’elle fait partie désormais des « inutiles ».

Mais dans son monde à elle, comment se sent elle, qui se sent elle ? C’est la vraie question. C’est à partir de là, qu’elle peut commencer à changer les choses et surtout à les vivre, en dehors de toute contrainte extérieure. N’est-ce pas ce message fort que nous ont transmis ceux qui ont résisté à la tyrannie ou la barbarie et à son emprise sur les esprits ?

« Même si on ne nous laisse qu’une ruelle exiguë à arpenter, au-dessus d’elle il y aura toujours le ciel tout entier », écrivait Etty Hillesum, avant de rejoindre les camps de la mort.

Si je sais qui je suis, si je suis suffisamment ancré en moi-même, l’autre ne me fera pas douter en agitant simplement un chiffon rouge, aussi menaçant soit-il.

« Liberté », disait dans un dernier souffle, Noor Inayat Kha, au soldat nazi qui allait l’abattre d’une balle.

Cependant…

Une société dans laquelle, pendant qu’aucune règle n’interdit à un individu d’accumuler une fortune qui croit à l’infini, il n’y en a aucune pour empêcher que des millions de personnes plongent dans la pauvreté, s’étonne-t-on que pareil déséquilibre ne finisse par susciter la colère et alimenter toutes les théories complotistes possibles pour expliquer un état de fait qui perdure ? Car, si on en décortique les mécanismes, est-ce un problème si compliqué à résoudre au regard de tout ce dont nous nous enorgueillissons par ailleurs ?

Il est symboliquement intéressant de relever que l’homme le plus riche du monde a acquis sa fortune en faisant du commerce en ligne. Il peut prétendre qu’il n’a exercé aucune contrainte sur qui que ce soit : ce sont ses clients qui sont venus « librement » l’enrichir. Même si c’est une manière réductrice de présenter les choses (et pourtant c’est la doxa libérale, non complotiste je vous assure), il est vrai aussi que le consommateur dispose alors d’un pouvoir dont il ne soupçonne pas le potentiel.

J’entendais le patron français d’Amazon détailler sur France Inter un plan de soutien aux petits commerçants, comme le ferait n’importe quel Chef de gouvernement. Et pourtant qui l’a élu à cette fonction régalienne ?

J’ai regardé l’interview que Barak Obama a donné à François Busnel le 17 novembre sur France 2, à l’occasion de la sortie du premier tome de ses mémoires. Extraits :

« Une des façons de sortir de l’impasse et des conflits que nous voyons partout dans le monde, c’est de pouvoir regarder l’autre d’une manière qui reconnaisse son humanité, ses intérêts. Et ça nous ne le faisons pas assez. »

« Quoi que tu fasses, ce ne sera pas assez, mais essaye quand même. […] Tu seras déçu, tu endureras des critiques, certaines justes, d’autres non, mais quelle aventure d’essayer de rendre le monde meilleur ! »

C’est quand même un cran largement au-dessus du discours de l’homme qui lui a succédé… élu par ses concitoyens !

Dans toutes ces problématiques que j’énumère au fil de l’eau un peu comme au jeu du «marabout, bout de ficelle» – et je pourrai continuer ainsi – l’individu est toujours questionné, tout autant que le système. Alors, l’individu ou le système ? Qui, de la poule ou de l’œuf ? En l’occurrence, la réponse est évidente : l’individu agissant au sein d’une communauté d’individus. Si l’un est utile, tous sont utiles.

Vous remarquerez qu’à aucun moment je n’ai mentionné la crise de Covid-19, qui est pourtant au cœur de ce « docu-menteur » comme je l’ai entendu malicieusement nommer. Cette crise est venue s’additionner à toutes les autres. Perdurera-t-elle, disparaitra-t-elle comme elle est venue ? Sera-t-elle suivie d’une autre, puis d’une autre ? Qu’est-ce que cela change, au fond, si nous réagissons toujours par l’évitement des questions fondamentales qui nous taraudent individuellement et qui sont à la base de nos dysfonctionnements collectifs ?

Tout cela peut semblez long et hasardeux comme processus. Ça l’est et je sais pertinemment que ni vous, ni moi n’en verrons le dénouement. Mais la bonne nouvelle c’est que le chemin à parcourir pour aller à la rencontre de soi-même est à notre portée, durant notre courte vie. Et c’est ce qui peut lui donner toute sa valeur finalement.

Le célèbre psychiatre Scott Peck disait : « Le libre-arbitre est la réalité ultime de l’homme. » Je le dirai autrement : le libre-arbitre est l’outil le plus avancé de la création, celui qui nous caractérise en propre, en tant qu’espèce humaine. Avec une telle arme en poche, comment pouvons-nous nous sentir prisonnier ?

« Notre raison semble déconnectée de notre cœur, plein d’amour et de compassion. Je crois sincèrement que la raison et le cœur doivent être en communion, si nous voulons atteindre notre véritable potentiel humain. » Jane Goodall