La période est propice à s’informer, s’enrichir de connaissance et réfléchir en écoutant les meilleurs spécialistes sur les virus et les pandémies. Il semblerait que nous devrions apprendre à vivre avec, dans la mesure où la déstabilisation des écosystèmes à laquelle nous nous sommes livrés, nous amènera à croiser régulièrement de nouveaux spécimens de ces chevaux de Troie de nos organismes dans les décennies à venir.

Alors, à chaque fois qu’un virologue ou un épidémiologiste vient nous expliquer ce qu’il y a à savoir sur les mécanismes de transmission et de propagation de ces agents infectieux, je tends l’oreille. Sans rentrer dans les détails de phénomènes complexes, faisant appel à des connaissances scientifiques pointues, ces experts nous expliquent dans un langage commun et en employant des formules imagées, les mécanismes de reproduction et de survie de ces agents pathogènes.

C’est ainsi que j’ai entendu plusieurs fois cette interrogation formulée à peu près en ces termes : « Quel est le projet du virus ? » Elle est souvent complétée par la précision suivante : « Le virus n’a pas une vie propre, en tant que telle. Il a besoin du support d’un organisme vivant pour prospérer et se multiplier. »

Ces micro-organismes, à la frontière du vivant, auraient un objectif, poursuivraient un but. Et cela ne s’arrête pas là, ils auraient même une stratégie pour y parvenir : ils muteraient pour, d’une génération à l’autre, s’assurer une meilleure acceptabilité par les cellules hôtes des populations qu’ils colonisent. Ils obéissent aux mêmes lois de l’évolution qui veuillent que ce ne sont pas les plus forts ou les plus intelligents qui gagnent, mais ceux qui savent le mieux s’adapter à leur environnement.

La leçon est merveilleuse et toujours la même. Mais avec, cette fois-ci, une résonance particulière, comme si elle sonnait le glas ou le tocsin d’un mode de fonctionnement que nous avons épuisé à l’excès. L’humanité est acculée, elle est au bord du gouffre. Il lui faut évoluer ou disparaitre. C’est à peu près ça l’enjeu aujourd’hui. Il semblerait qu’il y ait quelque chose dans notre évolution que nous avons loupé ou que nous n’arrivons pas encore à comprendre.

Pourtant, comprendre, analyser, décortiquer, déduire, extrapoler, expliquer, démontrer, c’est notre spécialité, c’est l’aptitude à laquelle nous sommes parvenus au terme de millions d’années d’évolution et dont nous sommes si fiers. Peut-être nous sommes-nous laissés grisés par cette faculté qui nous donne l’illusion d’avoir un pouvoir sur notre environnement ? Peut-être avons-nous, ce faisant, négligé un autre aspect de notre humanité, celui que nous pourrions appeler notre pouvoir d’appréciation ? Peut-être un jour inventerons-nous, avec notre esprit, un nom spécifique pour désigner cette part de nous-même qui peut s’émouvoir devant la beauté des phénomènes naturels les plus simples, ou perdre tout sens de la mesure et du rationnel lorsqu’il est transporté d’amour.

J’ai encore clairement en mémoire une scène que j’ai vécue il y a plus d’une quinzaine d’années, lorsque je traversais une période d’hyperactivité professionnelle, qui devait me conduire quelques mois plus tard à la dépression. J’étais coincé un matin dans les embouteillages, pestant et désespérant de devoir perdre un quart d’heure précieux que j’aurai préféré mettre au service de mon esclavage volontaire, lorsque mon regard scrutant l’horizon au-dessus de la file de véhicules à l’arrêt qui me précédait, fut soudain happé par la vision glorieuse d’un lever du soleil filtrant à travers des nuages irisés qui, sous l’action d’un vent violent qui devait souffler là-haut, se dispersaient à grande vitesse comme pour aller répandre la bonne nouvelle qu’un nouveau jour venait de naître.

Je fus alors saisi d’un vertige, lorsque je réalisais que cela faisait des mois que je n’avais pas contemplé le ciel. « Tu vas décidément bien mal, mon vieux ! » ai-je songé alors.

Ce pouvoir de l’appréciation, cette forme de sensibilité qui nous caractérise, ne se cantonne pas à s’émouvoir devant la beauté des paysages ou la force des sentiments. Il peut être un formidable instrument d’introspection, de pénétration de l’âme, de mise en perspective de la dimension profonde de l’existence, du troublant phénomène de la conscience de soi en tant qu’entité distincte et pourtant incroyablement reliée, par toutes sortes de fils invisibles, à l’univers qui l’entoure. Si je vous dis, « On ne voit bien qu’avec le cœur », n’êtes-vous pas en mesure de compléter immédiatement la devise, en sachant parfaitement de quel livre mondialement connu elle est tirée ?

Ce qui est paradoxal, dans notre position, c’est que cette capacité à nous émouvoir, à ressentir les choses avec acuité et profondeur, a son corollaire : notre extrême vulnérabilité face à la douleur, à la souffrance. N’avez-vous jamais été frappé et impressionné par la résistance à la douleur de votre animal favori, une forme de résilience extraordinaire qui veuille que, dès la blessure guérie, l’épreuve passée, il reparte joyeux et confiant vers sa vie d’apparente insouciance ?

Menacé dans notre survie en tant qu’espèce sur cette planète que nous avons mis sens dessus dessous, il serait peut-être temps que nous nous posions individuellement la question : « Quel est notre projet ? » Mettant de côté un instant les enjeux sociétaux, culturels, politiques, idéologiques, voire même moraux, posons-nous vraiment cette question intime : « Quel est notre projet ? A quoi aspirons-nous ardemment, viscéralement ? » A quel idéal, à quelle promesse, à quel rêve enfouis au fond de nos âmes inquiètes, ce questionnement nous renvoie-t-il ?

Est-il besoin d’y répondre pour que nous tombions d’accord sur ce que nous avons oublié, délaissé, négligé, au profit de mirages de puissance et de gloire, qui nous paraissent aujourd’hui bien dérisoires face à un embryon d’existence microscopique, qui lui sait parfaitement ce qu’il a à faire pour prospérer et réussir son apparence de vie à nos dépends.

Les scientifiques débattent encore à savoir si un virus peut prétendre au statut à part entière d’organisme vivant, selon les critères connus qui les identifient. Nous serions en droit de nous poser la même question en ce qui nous concerne, non pas en raison de notre composition biologique bien établie, mais sur notre capacité à exercer à bon escient une faculté qui nous a été attribuée, semble-t-il et jusqu’à preuve du contraire, à titre tout à fait exceptionnel, remarquable au regard de toutes les espèces connues à ce jour : notre libre-arbitre.